Voici le temps des digitales aux tiges carillonnantes dont les sucs portent au cœur -qui les croirait si puissantes, ces clochettes mauves qu'agite le vent sur les lisières des bois, les fossés du bocage? Il faudrait savoir nommer toutes les plantes, que notre langue soit un herbier, et que les nommant, nous les sauvions de l'extinction qui nous pend au nez, nommer les simples et les poisons, les roses capiteuses, les pavots chiffonnés, nommer les sortes de cerisiers, les distinguer des merisiers, dire la joie de l'estragon, du thym citronné. C'est là que démunis nous comprenons qu'à vivre loin des jardins, nous avons oublié les noms, trop de noms qu'on cherche en vain, on rêvait d'un herbier mais l'on reprend le dictionnaire, dans l'ombre fraîche de la maison, et l'on cherche les noms qui ne reviennent pas.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
dimanche 13 juin 2021
dimanche 23 mai 2021
Trompe l'œil
C'est un printemps vert et pluvieux, temps de normand, bien normal en un temps où plus rien n'est normal, c'en est déconcertant ce printemps banal, ces prés à l'herbe grasse, ces champs où mousse le lin naissant. Il faut bien du courage ou de la frustration pour s'assoir en terrasse, il en est qui le font avec rage mais bon pour cela j'attendrai qu'il fasse bon, je fais comme si j'avais le temps, c'est de moins en moins vrai , il fait trop frais, cru dit-on, c'est ainsi qu'on parle ici, des mots pour les nuances de froid humide, de courants d'air et de frissons. Le soleil entre deux averses déchire des nuages violacés qui s'en vont crever plus loin, sur les champs de colza dont le jaune se déguenille, sur les chenilles des piérides du chou qui se raréfient, les nuages qui diluent dans la terre des restes de pesticides, et des coquilles d'œufs d'oiseaux qui iront manger les piérides quand seront devenus plus gros. On ne croirait pas, à voir si verts les arbres les haies et les pâtures que couve une fièvre rare, un incendie dont nous ne pouvons prendre la mesure mais dont nous mesurons qu'il nous dévorera, à défaut de le pressentir.
mercredi 28 avril 2021
Hors l'église
Rester hors de l'église -elles sont fermées, ne se visitent pas, épidémie oblige, le gisant attendra- alors admirer les poutres du caquetoire, les colombages, ses motifs, les brins de paille perçant dans le torchis, tout cela bien restauré à Saint-Etienne l'Allier. S'émouvoir d'une survivance: une Normandie de naguère, humide, où grenouilles et bénitiers abondaient par le bocage, où l'on disait d'une éclaircie qu'elle chauffait une averse, d'où les caquetoires grands comme des abribus au porche des églises afin qu'on puisse dégoiser avant, après l'office pendant l'averse qui verse à seaux, s'écocailler en attendant l'éclaircie brusque comme un lever de rideau. La terre est sèche et le ciel bleu, on sort sans parapluie et les messes sont encore plus rares que les averses, le temps passe, les nuages aussi, les nuages ils disparaissent comme les mares du pays leurs miroirs, comme les potins des caquetoires qui n'abritent plus que des avis jaunis.
dimanche 25 avril 2021
Vivre sans
Ma très vieille tante classe des photos, ça la fait pleurer, le vieil oncle est mort qui les avait prises, il en prenait tout le temps, pas toutes rangées loin s'en faut, qu'il était beau me dit-elle, bon il est peu sur les photos puisqu'il les prenait mais j'en ai quand même, même sur son lit de mort il est resté très beau, Claire a pris une photo, tu verrais, c'est vrai, quand tu viendras je te montrerai je sais bien que tu ne peux pas, tu viendras quand ce sera fini tout ça, tu t'es fait vacciner au moins? La première injection, c'est déjà ça, moi je n'ai rien senti, rien, il faut rester très prudent, en plus maintenant ces variants, le Brésil ces pauvres gens, Bolsonaro c'est une arsouille, comme ça qu'on disait à Honfleur, est-ce qu'on le dit encore? Les pommiers sont en fleurs, il a gelé, elles seront rares les pommes cette année, sur les photos de Jean des violons de son atelier les enfants, moi bien-sûr, moi j'étais sa moitié, la moitié de sa vie c'est pour ça que c'est dur, les photos elles me font pleurer, je pleure j'ai été si heureuse.
mardi 13 avril 2021
33 tours et puis s'en vont.
À Philippe De Jonckheere
C'était le temps des images rares, et rare aussi la musique, du moins celle qu'on voulait entendre, électrique, celles que les ondes ne portaient qu'avec réticence, celle qui hérissait les grands parents -les parents affectaient d'aimer les Beatles et dansaient sur Sydney Bechet, Petite fleur, Les oignons, or il n'était plus temps et nous n'aimions pas la danse, ou nous la dansions raides comme les cheveux que nous laissions pousser, qui hérissaient les grands parents tout autant que la musique électrique, celle qu'on finissait par entendre, après avoir longuement contemplé les pochettes des albums chez le disquaire -c'était le temps des images rares des grandes pochettes de 33 tours, 30 centimètres, des LPs on disait quand on voulait faire anglais, dieu qu'elle était anglaise la musique qu'on aimait, c'était le temps des disquaires et des libraires, on y léchait les vitrines en attendant d'avoir l'argent, on s'usait les yeux sur les pochettes d'Hipnogis en vignette dans Rock&Folk, avant de pouvoir enfin assourdir les parents, et c'était Ummagumma, The Lamb, ou 2870, les portraits par Mapplethorpe de Patti Smith, Horses, Easter, des images rares, de la musique électrique, c'était le temps des choses qui se laissaient désirer.
lundi 29 mars 2021
Flux
Il faut passer par le fleuve, nous y passons, tout passe, vaches sacrées le ventre en l'air, princes énervés, pousseurs aux barges chargées de gravier, de voitures neuves, le temps qui descend croise des vikings attardés, des saumons sans gravière pour frayer, des veuves de nautoniers, le bateau blanc du Horla. On s'installe sur la berge entre des bidons éventrés et des saules vêtus de haillons de plastique, ici ne pas chercher l'eau pure, c'est un fantasme frelaté, ici on est parisien par l'urine qui a serpenté depuis la capitale, le fleuve est chargé d'œstrogènes et l'estuaire peuplé de turbots transgenres et de barbues hermaphrodites. On ne vient pas là pour nager et rares sont ceux qui pêchent encore, on passe par le fleuve pour voir l'eau qui passe, dans le sens où elle doit passer, dans l'eau qui passe se voir passer, se demander ce qu'il s'est passé pour en être arrivé là.
jeudi 4 mars 2021
Méandre
Se lever un jour, il a gelé mais le soleil chante cet air cru dans la lumière franche de mars, nous sortons avec les fleurs de prunier, les jonquilles dans le fossé, les premiers fredonnant bourdons autour des premiers coucous, ce que cela promet de joies et de brûlures, nous sortons marcher, vieux ours ankylosés, nous avons faim de violettes et de chants d'oiseaux. Sur les bords de la Seine, dans un méandre discret, de vieilles maisons attendent le rire des enfants de juillet, de noueux platanes se penchent sur leurs reflets d'eau, et les étourneaux s'envolent des ronciers en de grands nuages d'inquiétude, pour se poser étourdis sur un autre fourré sitôt que nous serons passés, que nous aurons longé les ifs taillés du château et cherché en vain les cheminées tournantes. C'est une promenade à rebrousse-chemin, et dans le demi-tour seule fêlure au dimanche le bruit des motos en cortège qui pétaradent outre bord et promettent un accroc dans la paix de Jumièges.
jeudi 11 février 2021
Un nid, c'est bizarre
Ça nous serait tombé dessus, le goût du mal foutu, du rajout du recoin, petites pièces plafond bas, volets de plastique, combles aux plâtres disjoints rien qui fasse rêver au bonheur domestique, pas une chaumière pour parisien en mal de vert, pas un pavillon qui fait propre, c'est là, c'est chez nous ce que veut dire chez nous qu'importe, c'est étrange mais tout passe qui nous rebuterait ailleurs, le garage de parpaings au toit de bac acier le poster de cascade encollé au fond de la véranda, la véranda elle-même (qui aurait dit qu'un jour, nous, une véranda?) jusqu'au jardin trop grand, mais non ça ne fait rien la maison verte nous attend, nous savons qu'il y fera bon c'est une maison qui nous comprend, on ne sait pas comment mais on le sait bien.
dimanche 31 janvier 2021
Un nid, pourquoi faire?
La maison n'a l'air de rien, on sait qu'on y sera bien, pourquoi le sait-on, mystère, une mare, un lopin de terre, un saule pleureur des boules de gui, mystère on vous dit mais le vieux figuier dessine des entrelacs compliqués, au bout des branches quelques fruits verts, pourquoi pendent-ils en janvier? - mystère et boule de gui. Les perce-neige près du portail la neige qui tombe lourde de pluie, c'est l'hiver en Normandie, et pourtant on y voit clair, petites fenêtres, bardage vert, un chèvrefeuille perce les planches, on verra ce qu'on peut faire, j'aimerais bien le laisser faire et chèvrefeuille de s'immiscer, sa fleur au parfum sucré agacera les abeilles qui viendront y bombiner. On redressera les vieux rosiers, on arrachera quelques ronces et voilà tout, jardin ne vaut que négligé, pas le cœur à tailler et tondre il le faudra bien mais le moins possible. Savoir s'arrêter, regarder, se taire, au nid, le mystère, le goût du blotti.
mercredi 6 janvier 2021
Passer l'hiver
Le froid nous a saisis, il peut encore saisir, et la neige survenir, on l'espère et la craint, ce que c'est devenu, la neige, un signe rare un pardon, l'effacement des fautes, des preuves de nos crimes sans nom. L'oncle Jean est mort le dernier jour de 2020, il n'aura pas passé l'hiver, et il manque sur terre un homme de bien, et me manque celui qui discrètement, mine de rien, me fit goûter aux musiques qui apaisent et consolent, et je lui dois à l'oncle Jean qu'enfant j'appelais Johnny, d'aimer Charpentier et Campra. Il n'a pas besoin de neige, Jean, il n'y a rien à effacer de ses pas légers sur la terre, il fut cet homme calme et bon qui répara des violons, aima Proust plus que de raison, vécut une vie belle et bonne, et laisse un souvenir qui suffit à lui-même.
mardi 22 décembre 2020
Par la fenêtre
Douceur des jours au souffle court, solstice, c'est vivre sous la lampe et regarder tomber une pluie tiède sur la pelouse verte et jaune, la terre sombre, les plantes effeuillées du jardin des voisins. Le mur de briques de l'appentis semble cimenté de lichens, et penchent des jardinières suspendues des fraisiers suicidaires de rouille et jaune tendus. Le chat siamois dont Fidelio est amoureux passe, me fixe de ses yeux bleus, pas longtemps, il pleut, les merles sont frileux, les souris rares, le chat se lasse et sort du cadre. Ceci nous dit assez la paix d'ici-bas rien n'advient qui vaille le bond d'un chat siamois.
mercredi 9 décembre 2020
Point du jour.
samedi 14 novembre 2020
Comme personne
Il avait l'âge de mon oncle, le vieux Jude qui me fut collègue sous un autre nom, il meurt à quatre-vingt-dix ans, dans les jours abrégés de novembre, en EPHAD me dit-on, et je pense à ma mère qui mourut voici quatre ans, en EPHAD elle aussi, ce même pas mot, c'est l'épitaphe des vieillards d'aujourd'hui, pas de quoi être fiers si l'on considère que l'œuvre de Jude, ce fut de graver la pierre. Est-il mort de la COVID le vieux Jude, qui n'était plus depuis longtemps que l'ombre de lui-même? Je ne sais pas, c'est sans importance, c'est la mort ordinaire c'est l'ignoble aujourd'hui, la mort ordinaire d'un vieillard ordinaire qui écrivit comme personne et qui la pierre gravée, s'efface.
dimanche 1 novembre 2020
Polycarpe
Alors il faut fermer la porte, se calfeutrer, qui aurait dit qu'un jour il faudrait se cloîtrer, sortir peu et masqué, qu'il faudrait attester la raison de la sorte? Nous sommes terrés terreux dans le jour embu de novembre, par Toussaint sans cimetière, je n'irai pas fleurir ma mère mais je te reparle ma morte, le cimetière c'est en moi que je le porte, il n'est pas de journée sans que j'arpente ses allées. La Toussaint somme toute je m'en fous, le jaune rouillé des chrysanthèmes ce n'est pas du soleil en pots, tous les saints m'indiffèrent et mes morts je les serre en moi. Tous les saints non car Polycarpe avait raison -puisqu'il faut rendre raison de tout- qui disait selon la légende Seigneur, à quel temps m’avez-vous réservé afin que je souffrisse ces choses ! et j'aime cette jérémiade qui sonne comme le glas d'aujourd'hui.
mardi 27 octobre 2020
Sans remède
Nous avons tous perdu la tête et la fête est finie. Des fonds de verre et des odeurs de tabac froid, ce qu'il reste de l'orgie. Je ne fume ni ne bois plus, mais il me semble que chaque matin c'est la même gueule de bois, la même mine de papier mâché, et pourtant on veut jouir encore. Ce qu'il reste ici bas, au matin des postures et des aboyeurs de calomnies, c'est cet acharnement à creuser son trou, fouiller fouir, hure de sanglier au mépris de tout, dans la merde et dans la boue, bouffer, ravager, retourner jusqu'au bout, jusqu'au plus rien du tout, s'en fourrer plein la gueule et roter à la face de ceux que tenaille une faim de pauvres. Ceux-là n'auront rien que le mépris des repus, ceux-là peuvent crever la gueule ouverte, on leur inventera des fautes, on leur trouvera des stigmates, on les proclamera lépreux pour les chasser plus aisément de la ville, hors la vue des nantis, en espérant qu'ils emportent avec eux le poids des souillures dont on les lapide.
mercredi 19 août 2020
Insatisfaits
Le temps s'est refermé sur nous, le ciel s'est assombri c'est fou comme un ciel se couvre vite, et crève sur les chaumes brûlés et les arbres à bout de chaleur déjà roussissant dans la fin de l'été. Les hêtres en auraient pour trente ans avant de disparaître des forêts d'ici, les forêts cinquante ans pour disparaître aussi, je serai mort, n'en saurai plus nouvelle, cela pour seule consolation, c'est maigre, c'est ainsi. Nos pulsions, notre appétit, la manducation de toutes les graines, de tous les fruits, de ce qu'on cueille, ce qu'on arrache, ce qu'on coupe, ce qu'on saigne, toutes les viandes, toutes les pulpes, les amandes au cœur vert, la moelle des os brisés, la sève des tiges nouvelles, nous dévorerons tout, et les sables, les métaux, les oxydes et cristaux, et l'eau et l'air même viendront à nous manquer. Alors ne restera qu'à s’entre-dévorer.
vendredi 14 août 2020
Collapsus
Et tout a basculé d'un coup, ce n'était plus le temps du tout, un ciel bleu comme peint sur un mur, des rues vides des cafés le volet baissé, des visages fermés, rides tendues, lèvres pincées, ce fut c'est la fin le début on ne sait mais ça va durer.
Le chat noir est arrivé, s'est allongé entre nous, le printemps s'éternisait, il ne pleuvait plus du tout, s'il ne pleuvait plus jamais, si la Normandie devenait comme une Castille brûlée, jaune, sèche comme amadou, si l'on battait le briquet?
Nous nous sommes lovés sur le lit pour regarder des Fellini, nous avons marché dans les bois n'y avons pas trouvé le loup, nous n'y avons croisé personne, alors nous avons compté les fleurettes, les jacinthes et les anémones, les coucous et boutons d'or, l'ail des ours et la clématite, et jusqu'au chèvrefeuille. Nous avons vu fleurir les haies et les fruitiers, puis les pétales sont tombés, blancs et roses et l'on a su que viendraient les fruits quand-même, cette année même où tout s’interrompait, les avions dans le ciel, la communion solennelle, il y aurait des prunes après la fin du monde, des mûres plein les ronciers mais qui pour faire les confitures? La bassine en cuivre et l'apocalypse, fable d'un été, s'il restait un fabuliste.