La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

dimanche 13 juin 2021

Un herbier

 Voici le temps des digitales aux tiges carillonnantes dont les sucs portent au cœur -qui les croirait si puissantes, ces clochettes mauves qu'agite le vent sur les lisières des bois, les fossés du bocage? Il faudrait savoir nommer toutes les plantes, que notre langue soit un herbier, et que les nommant, nous les sauvions de l'extinction qui nous pend au nez, nommer les simples et les poisons, les roses capiteuses, les pavots chiffonnés, nommer les sortes de cerisiers, les distinguer des merisiers, dire la joie de l'estragon, du thym citronné. C'est là que démunis nous comprenons qu'à vivre loin des jardins, nous avons oublié les noms, trop de noms qu'on cherche en vain, on rêvait d'un herbier mais l'on reprend le dictionnaire, dans l'ombre fraîche de la maison, et l'on cherche les noms qui ne reviennent pas.

dimanche 23 mai 2021

Trompe l'œil

 C'est un printemps vert et pluvieux, temps de normand, bien normal en un temps où plus rien n'est normal, c'en est déconcertant ce printemps banal, ces prés à l'herbe grasse, ces champs où mousse le lin naissant. Il faut bien du courage ou de la frustration pour s'assoir en terrasse, il en est qui le font avec rage mais bon pour cela j'attendrai qu'il fasse bon, je fais comme si j'avais le temps, c'est de moins en moins vrai , il fait trop frais, cru dit-on, c'est ainsi qu'on parle ici, des mots pour les nuances de froid humide, de courants d'air et de frissons. Le soleil entre deux averses déchire des nuages violacés qui s'en vont crever plus loin, sur les champs de colza dont le jaune se déguenille, sur les chenilles des piérides du chou qui se raréfient, les nuages qui diluent dans la terre des restes de pesticides, et des coquilles d'œufs d'oiseaux qui iront manger les piérides quand seront devenus plus gros. On ne croirait pas, à voir si verts les arbres les haies et les pâtures que couve une fièvre rare, un incendie dont nous ne pouvons prendre la mesure mais dont  nous mesurons qu'il nous dévorera, à défaut de le pressentir.

mercredi 28 avril 2021

Hors l'église

 Rester hors de l'église -elles sont fermées, ne se visitent pas, épidémie oblige, le gisant attendra- alors admirer les poutres du caquetoire, les colombages, ses motifs, les brins de paille perçant dans le torchis, tout cela bien restauré à Saint-Etienne l'Allier. S'émouvoir d'une survivance: une Normandie de naguère, humide, où grenouilles et bénitiers abondaient par le bocage, où l'on disait d'une éclaircie qu'elle chauffait une averse, d'où les caquetoires grands comme des abribus au porche des églises afin qu'on puisse dégoiser avant, après l'office pendant l'averse qui verse à seaux, s'écocailler en attendant l'éclaircie brusque comme un lever de rideau. La terre est sèche et le ciel bleu, on sort sans parapluie et les messes sont encore plus rares que les averses, le temps passe, les nuages aussi, les nuages ils disparaissent comme les mares du pays leurs miroirs, comme les potins des caquetoires qui n'abritent plus que des avis jaunis.

dimanche 25 avril 2021

Vivre sans

 Ma très vieille tante classe des photos, ça la fait  pleurer, le vieil oncle est mort qui les avait prises, il en prenait tout le temps, pas toutes rangées loin s'en faut, qu'il était beau me dit-elle, bon il est peu sur les photos puisqu'il les prenait mais j'en ai quand même, même sur son lit de mort il est resté très beau, Claire a pris une photo, tu verrais, c'est vrai, quand tu viendras je te montrerai je sais bien que tu ne peux pas, tu viendras quand ce sera fini tout ça, tu t'es fait vacciner au moins?  La première injection, c'est déjà ça, moi je n'ai rien senti, rien, il faut rester très prudent, en plus maintenant ces variants, le Brésil ces pauvres gens, Bolsonaro c'est une arsouille, comme ça qu'on disait à Honfleur, est-ce qu'on le dit encore? Les pommiers sont en fleurs, il a gelé, elles seront rares les pommes cette année, sur les photos de Jean des violons de son atelier les enfants, moi bien-sûr, moi j'étais sa moitié, la moitié de sa vie c'est pour ça que c'est dur, les photos elles me font pleurer, je pleure j'ai été si heureuse.

mardi 13 avril 2021

33 tours et puis s'en vont.

 À Philippe De Jonckheere

C'était le temps des images rares, et rare aussi la musique, du moins celle qu'on voulait entendre, électrique, celles que les ondes ne portaient qu'avec réticence, celle qui hérissait les grands parents -les parents affectaient d'aimer les Beatles et dansaient sur Sydney Bechet, Petite fleurLes oignons, or il n'était plus temps et nous n'aimions pas la danse, ou nous la dansions raides comme les cheveux que nous laissions pousser, qui hérissaient les grands parents tout autant que la musique électrique, celle qu'on finissait par entendre, après avoir longuement contemplé les pochettes des albums chez le disquaire -c'était le temps des images rares des grandes pochettes de 33 tours, 30 centimètres, des LPs on disait quand on voulait faire anglais, dieu qu'elle était anglaise la musique qu'on aimait, c'était le temps des disquaires et des libraires, on y léchait les vitrines en attendant d'avoir l'argent, on s'usait les yeux sur les pochettes d'Hipnogis en vignette dans Rock&Folk, avant de pouvoir enfin assourdir les parents, et c'était Ummagumma, The Lamb, ou 2870, les portraits par Mapplethorpe  de Patti Smith, HorsesEaster, des images rares, de la musique électrique, c'était le temps des choses qui se laissaient désirer.


lundi 29 mars 2021

Flux

Il faut passer par le fleuve, nous y passons, tout passe, vaches sacrées le ventre en l'air, princes énervés, pousseurs aux barges chargées de gravier, de voitures neuves, le temps qui descend croise des vikings attardés, des saumons sans gravière pour frayer, des veuves de nautoniers, le bateau blanc du Horla. On s'installe sur la berge entre des bidons éventrés et des saules vêtus de haillons de plastique, ici  ne pas chercher l'eau pure, c'est un fantasme frelaté, ici on est parisien par l'urine qui a serpenté depuis la capitale, le fleuve est chargé d'œstrogènes et l'estuaire peuplé de turbots transgenres et de barbues hermaphrodites. On ne vient pas là pour nager et rares sont ceux qui pêchent encore, on passe par le fleuve pour voir l'eau qui passe, dans le sens où elle doit passer, dans l'eau qui passe se voir passer, se demander ce qu'il s'est passé pour en être arrivé là.

jeudi 4 mars 2021

Méandre

 Se lever un jour, il a gelé mais le soleil chante cet air cru dans la lumière franche de mars, nous sortons avec les fleurs de prunier, les jonquilles dans le fossé, les premiers fredonnant bourdons autour des premiers coucous, ce que cela promet de joies et de brûlures, nous sortons marcher, vieux ours ankylosés, nous avons faim de violettes et de chants d'oiseaux. Sur les bords de la Seine, dans un méandre discret, de vieilles maisons attendent le rire des enfants de juillet, de noueux platanes se penchent sur leurs reflets d'eau, et les étourneaux s'envolent des ronciers en de grands nuages d'inquiétude, pour se poser étourdis sur un autre fourré sitôt que nous serons passés, que nous aurons longé les ifs taillés du château et cherché en vain les cheminées tournantes. C'est une promenade à rebrousse-chemin, et dans le demi-tour seule fêlure au dimanche le bruit des motos en cortège qui pétaradent outre bord et promettent un accroc dans la paix de Jumièges.

jeudi 11 février 2021

Un nid, c'est bizarre

 Ça nous serait tombé dessus, le goût du mal foutu, du rajout du recoin, petites pièces plafond bas, volets de plastique, combles aux plâtres disjoints rien qui fasse rêver au bonheur domestique, pas une chaumière pour parisien en mal de vert, pas un pavillon qui fait propre, c'est là, c'est chez nous ce que veut dire chez nous qu'importe, c'est étrange mais tout passe qui nous rebuterait ailleurs, le garage de parpaings au toit de bac acier le poster de cascade encollé au fond de la véranda, la véranda elle-même (qui aurait dit qu'un jour, nous, une véranda?) jusqu'au jardin trop grand, mais non ça ne fait rien la maison verte nous attend, nous savons qu'il y fera bon c'est une maison qui nous comprend, on ne sait pas comment mais on le sait bien.

dimanche 31 janvier 2021

Un nid, pourquoi faire?

 La maison n'a l'air de rien, on sait qu'on y sera bien, pourquoi le sait-on, mystère, une mare, un lopin de terre, un saule pleureur des boules de gui, mystère on vous dit mais le vieux figuier dessine des entrelacs compliqués, au bout des branches quelques fruits verts, pourquoi pendent-ils en janvier? - mystère et boule de gui. Les perce-neige près du portail la neige qui tombe lourde de pluie, c'est l'hiver en Normandie, et pourtant on y voit clair, petites fenêtres, bardage vert, un chèvrefeuille perce les planches, on verra ce qu'on peut faire, j'aimerais bien le laisser faire et chèvrefeuille de s'immiscer, sa fleur au parfum sucré agacera les abeilles qui viendront y bombiner. On redressera les vieux rosiers, on arrachera quelques ronces et voilà tout, jardin ne vaut que négligé, pas le cœur à tailler et tondre il le faudra bien mais le moins possible. Savoir s'arrêter, regarder, se taire, au nid, le mystère, le goût du blotti.

mercredi 6 janvier 2021

Passer l'hiver

 Le froid nous a saisis, il peut encore saisir, et la neige survenir, on l'espère et la craint, ce que c'est devenu, la neige, un signe rare un pardon, l'effacement des fautes, des preuves de nos crimes sans nom. L'oncle Jean est mort le dernier jour de 2020, il n'aura pas passé l'hiver, et il manque sur terre un homme de bien, et me manque celui qui discrètement, mine de rien, me fit goûter aux musiques qui apaisent et consolent, et je lui dois à l'oncle Jean qu'enfant j'appelais Johnny, d'aimer Charpentier et Campra. Il n'a pas besoin de neige, Jean, il n'y a rien à effacer de ses pas légers sur la terre, il fut cet homme calme et bon qui répara des violons, aima Proust plus que de raison, vécut une vie belle et bonne, et laisse un souvenir qui suffit à lui-même.

mardi 22 décembre 2020

Par la fenêtre

 Douceur des jours au souffle court, solstice, c'est vivre sous la lampe et regarder tomber une pluie tiède sur la pelouse verte et jaune, la terre sombre, les plantes effeuillées du jardin des voisins. Le mur de briques de l'appentis semble cimenté de lichens, et penchent des jardinières suspendues des fraisiers suicidaires de rouille et jaune tendus. Le chat siamois dont Fidelio est amoureux passe, me fixe de ses yeux bleus, pas longtemps, il pleut, les merles sont frileux, les souris rares, le chat se lasse et sort du cadre. Ceci nous dit assez la paix d'ici-bas rien n'advient qui vaille le bond d'un chat siamois.

mercredi 9 décembre 2020

Point du jour.

Le jour point. Encore un jour, à peine un jour, on peut c'est vrai chipoter de la sorte, il est bien court, trop gris, brumeux, c'est un jour, point. Il entre le jour, par la porte vitrée, les fenêtres doubles ou pas, les carreaux fêlés, il entre mal, il entre à peine, et le froid avec lui, mais il entre le jour et je vois la silhouette des chats blottis  dessus le radiateur. Les aubes sont lentes, le jour tarde autant qu'il le peut, c'est décembre et la chappe qu'il faut déchirer pour jaillir, la lumière parfois renonce. Les chats s'en foutent qui voient clair dans la nuit noire, les chats sont mon contraire, je n'y vois goutte, même le plein jour m'éblouit, je passe outre, le jour point, je scrute en astigmate la blancheur des confins.

samedi 14 novembre 2020

Comme personne

 Il avait l'âge de mon oncle, le vieux Jude qui me fut collègue sous un autre nom, il meurt à quatre-vingt-dix ans, dans les jours abrégés de novembre, en EPHAD me dit-on, et je pense à ma mère qui mourut voici quatre ans, en EPHAD elle aussi, ce même pas mot, c'est l'épitaphe des vieillards d'aujourd'hui, pas de quoi être fiers si l'on considère que l'œuvre de Jude, ce fut de graver la pierre. Est-il mort de la COVID le vieux Jude, qui n'était plus depuis longtemps que l'ombre de lui-même? Je ne sais pas, c'est sans importance, c'est la mort ordinaire c'est l'ignoble aujourd'hui, la mort ordinaire d'un vieillard ordinaire qui écrivit comme personne et qui la pierre gravée, s'efface.

dimanche 1 novembre 2020

Polycarpe

Alors il faut fermer la porte, se calfeutrer, qui aurait dit qu'un jour il faudrait se cloîtrer, sortir peu et masqué, qu'il faudrait attester la raison de la sorte? Nous sommes terrés terreux dans le jour embu de novembre, par Toussaint sans cimetière, je n'irai pas fleurir ma mère mais je te reparle ma morte, le cimetière c'est en moi que je le porte, il n'est pas de journée sans que j'arpente ses allées. La Toussaint somme toute je m'en fous, le jaune rouillé des chrysanthèmes ce n'est pas du soleil en pots, tous les saints m'indiffèrent et mes morts je les serre en moi. Tous les saints non car Polycarpe avait raison -puisqu'il faut rendre raison de tout- qui disait selon la légende  Seigneur, à quel temps m’avez-vous réservé afin que je souffrisse ces choses ! et j'aime cette jérémiade qui sonne comme le glas d'aujourd'hui.

mardi 27 octobre 2020

Sans remède

 Nous avons tous perdu la tête et la fête est finie. Des fonds de verre et des odeurs de tabac froid, ce qu'il reste de l'orgie. Je ne fume ni ne bois plus, mais il me semble que chaque matin c'est la même gueule de bois, la même mine de papier mâché, et pourtant on veut jouir encore. Ce qu'il reste ici bas, au matin des postures et des aboyeurs de calomnies, c'est cet acharnement à creuser son trou, fouiller fouir, hure de sanglier au mépris de tout, dans la merde et dans la boue, bouffer, ravager, retourner jusqu'au bout, jusqu'au plus rien du tout, s'en fourrer plein la gueule et roter à la face de ceux que tenaille une faim de pauvres. Ceux-là n'auront rien que le mépris des repus, ceux-là peuvent crever la gueule ouverte, on leur inventera des fautes, on leur trouvera des stigmates, on les proclamera lépreux pour les chasser plus aisément de la ville, hors la vue des nantis, en espérant qu'ils emportent avec eux le poids des souillures dont on les lapide.

mercredi 19 août 2020

Insatisfaits

Le temps s'est refermé sur nous, le ciel s'est assombri c'est fou comme un ciel se couvre vite, et crève sur les chaumes brûlés et les arbres à bout de chaleur déjà roussissant dans la fin de l'été. Les hêtres en auraient pour trente ans avant de disparaître des forêts d'ici, les forêts cinquante ans pour disparaître aussi, je serai mort, n'en saurai plus nouvelle, cela pour seule consolation, c'est maigre, c'est ainsi. Nos pulsions, notre appétit, la manducation de toutes les graines, de tous les fruits, de ce qu'on cueille, ce qu'on arrache, ce qu'on coupe, ce qu'on saigne, toutes les viandes, toutes les pulpes, les amandes au cœur vert, la moelle des os brisés, la sève des tiges nouvelles, nous dévorerons tout, et les sables, les métaux, les oxydes et cristaux, et l'eau et l'air même viendront à nous manquer. Alors ne restera qu'à s’entre-dévorer.

vendredi 14 août 2020

Collapsus

 Et tout a basculé d'un coup, ce n'était plus le temps du tout, un ciel bleu comme peint sur un mur, des rues vides des cafés le volet baissé, des visages fermés, rides tendues, lèvres pincées, ce fut c'est la fin le début on ne sait mais ça va durer.

Le chat noir est arrivé, s'est allongé entre nous, le printemps s'éternisait, il ne pleuvait plus du tout, s'il ne pleuvait plus jamais, si la Normandie devenait comme une Castille brûlée, jaune, sèche comme amadou, si l'on battait le briquet? 

Nous nous sommes lovés sur le lit pour regarder des Fellini, nous avons marché dans les bois n'y avons pas trouvé le loup, nous n'y avons croisé personne, alors nous avons compté les fleurettes, les jacinthes et les anémones, les coucous et boutons d'or, l'ail des ours et la clématite, et jusqu'au chèvrefeuille. Nous avons vu fleurir les haies et les fruitiers, puis les pétales sont tombés, blancs et roses et l'on a su que viendraient les fruits quand-même, cette année même où tout s’interrompait, les avions dans le ciel, la communion solennelle, il y aurait des prunes après la fin du monde, des mûres plein les ronciers mais qui pour faire les confitures? La bassine en cuivre et l'apocalypse, fable d'un été, s'il restait un fabuliste.


dimanche 23 février 2020

Chants d'oiseaux

C'était si commun, les merles, le père en tua tant à Honfleur, en dénicha, en goba les œufs bleus sous nos yeux dégoûtés, j'en ai mangé enfant des merles, on nous les donnait à manger et nous aimions manger les merles, les grives, les étourneaux, les tourterelles et les vanneaux que le père braconnait, si navrant, et nous le regardions les achever sur une arrête de pierre; ni toi ni moi n'avons jamais chassé. Je connais les alertes des merles, leurs sifflements galants, dès avant le printemps, comme dans le poème de Gautier, je suis plus merle que cygne, aigle, albatros, ils me sont  bien plus familiers les merles, ils sifflent de plus en plus tôt, de plus en plus rarement les merles, comme moi déboussolés, comme moi amoureux cependant -mais chez moi c'est l'aimé qui siffle et qui chante- j'aurais aimé que tu l'entendes, on se serait rappelé tous les chants d'oiseaux que nous connaissions, tous ces chants raréfiés, l'alouette au dessus des champs, la grive musicienne et le merle moqueur, le merle enivré des baies de buisson ardent qui pénétrait parfois dans ma chambre en titubant, il suffit d'un merle dehors dont le chant s'épanouit, triomphant, bagarreur, pour que tout revienne un instant, toi comprise.

lundi 17 février 2020

Voyage d'hiver

Si tu voyais où nous en sommes, tant de bêtise accumulée, en cinq ans ce qu'il s'est passé, la course à l'imbécilité, ce n'est pas de ce qui console, pulsion de mort, petite mort pour les plus gâtés, mourir de jouir, s'évanouir d'inanité, ce n'est pas ce qui te consolerait. Courir vers le rien, n'y rejoindre personne, traverser son propre reflet, certains s'en sont satisfaits, chacun pour sa pomme tossée, pourrissant sur pied, si tu voyais où nous en sommes. Il faudrait éteindre la radio, écouter Le Voyage d'hiver, Dietrich Fischer-Dieskau, il faudrait s'abstraire, mais quoi, dans cet hiver sans neige, quelle trace laisse le voyageur qui s'évanouit, quel cortège, peu de corbeaux et pas de neige, un malheur tiède, des ragots de réseaux sociaux, il faudrait se taire, se fondre sous les nuages acides, s'enfoncer dans la fondrière qui cette année n'a pas gelé. Mieux vaudrait fermer ces journaux, les rouler en cornets, battre les chiens de notre rage, regarder la pluie délayer l'encre noire, désirer le soir, le retour de l'aimé, il aime Schubert, j'aimerais l'entendre chanter Le Voyage d'hiver, ça qui nous consolerait.

mardi 4 février 2020

Anticipé

Le jour ne se lève pas, il a raison le jour, si la nuit l'emporte, que faire de mieux en février que se coucher en écoutant la pluie tomber mezzo forte sur la fenêtre et sur la porte? Hier c'était printemps, prunus en fleurs à Clermont-Ferrand, printemps menteur qui souriait de ses dents en or, des premiers pompons des corêtes du Japon. Tout se hâte, course folle vers le rien de nos assouvissements, tout à la fois précoce obsolescence. Bientôt cinq ans que tu es morte, moi aussi je suis en avance, et déjà ta dernière sortie c'était pour t'enchanter de tulipes anticipées sous ciel de mai, en mars. Un chat en chaleur miaule comme un nourrisson, une petite chouette a survolé la route, fantôme minuscule dans le pinceau de mes phares blancs. J'y voudrais voir des signes mais je n'y comprends rien, me fais l'effet d'être un augure analphabète, ce que je consigne m'échappe, je le sais bien, au moins me suis-je ainsi étourdi de vie, au moins la main de Tanguy, qui dort mieux qu'il ne dit, la main dans ma main les nuits d'insomnie, au moins le rire de Tanguy qui perle et qui cascade et c'est amour en moi et cette année encore je vais passer l'hiver.

mercredi 29 janvier 2020

Ere dernière

Il reste si peu à vivre, un hiver sans neige, un été sec où les arbres seront autant de mèches d'amadou et des milliers de mains pour battre le briquet. Attendons-nous aux cris des bêtes en feu, au ventre blanc des poissons à l'envers dans les restes des rivières, à la suie sur des peaux en sueur, aux innocences répétées contre toute évidence, à l'eau souillée des puits taris. Encore une pointe à 40, et les hêtres grilleront dans les forêts domaniales. Tout est allé si vite, à peine es-tu morte qu'il n'est déjà plus temps d'avoir peur, la terre part en poudre, notre vie quenouille, et les fleurs mauves jaunissent dans des herbiers obsolètes. Qui fleurit tant qu'il pleut, qui flétrit au soleil, il reste si peu de vivants que la vie même est crémation, enterrement, il sera bref l'anthropocène, un spasme, un égarement, trois gouttes de sperme sur un fer chauffé à blanc.

mercredi 8 janvier 2020

Fondu au gris

L'air est tiède il faudrait que ça gèle mais ça fond dans la brume un gris de plomb, tu pourrais en ressurgir, tu pourrais dire me revoilà, mais bon tu ne reviens pas, je n'en reviens pas que ce soit sans retour, dans la tombe pour de bon, enfants on aurait dit c'est pour de vrai, le bon le vrai, le grain l'ivraie, elle prend tout ma phrase invertébrée, dans son chaos réverbéré elle répète ce qu'elle peut dire, ce que pleurent les malheureux dans les trous de leurs dents, l'espoir est un boniment, tu es morte évidemment, et tu es morte juste avant qu'on s'assure du pire. Tes cendres ne brûleront pas dans le grand incendie, tu ne te noieras pas dans la montée des eaux, tu ne pleureras pas le silence des oiseaux, tu ne nous entendras pas nous mentir; tu fus avant la fin du monde, il s'en est fallu de très peu, je regarde, je te dis ce que tu ne peux entendre, je n'ose plus former de vœux, j'ai fini par comprendre, mais je te parle encore un peu.

dimanche 8 décembre 2019

Hantez comme on danse

Bonsoir mes morts, revenez-vous hanter ? Je vous attends les bras ouverts, je ne veux pas vous effrayer, les ombres, je sais vous embrasser, je n'ai rien à craindre du passé, entrez. Hantez comme vous êtes, vous êtes ici chez vous, des vieux fauteuils, une armoire disjointe, du fourbis à cent sous. Ma mère au café trop fort, ma sœur au thé vert brûlant, il fera chaud, il fera doux, nous boirons en croquant des gavottes au chocolat au lait. Arnaud nous rejoindra, c'était son anniversaire, Marie le lui a souhaité, et la photo publiée montre qu'elle aussi sait se faire hanter, que c'est doux, en effet: les fantômes de l'enfance perdue valent ceux de la jeunesse enfuie. Vieux de vous, mes morts, mes souvenirs sont vos autels lorsque la nuit s'étend trop tôt .

mardi 12 novembre 2019

Le choix des plages

Les plages de la presqu'île n'exposaient pas aux mêmes vents, c'était un art de décider où l'on irait tendre serviette, un art spéculatif, augurer du vent, une discutaille scolastique: la plupart du temps, nous allions au plus près, à Port-Lin à deux pas, à Valentin, à peine plus loin, pour un sable plus fin, pour des rouleaux plus amusants. On ne pêchait pas à Valentin, pas de rocher pour se couronner les genoux, on se baignait voilà tout. Les grandes cousines (toute cousine était grande à notre aune, seule Véronique avait notre âge, mais elle était en Amérique, elle ne venait pas si souvent), elles portaient toutes des bikinis et  elles bronzaient comme si leur vie en dépendait elles bronzaient à en peler, les cousines à la peau sèche. Nous n'aimions pas trop lézarder, l'enfance n'a pas de temps à perdre, nous creusions des canaux, nous faisions des pâtés, tous les après-midi c'était barrage contre l'Atlantique, c'étaient remparts, c'étaient polders, et chaque jour la mer déjouait nos dispositifs, et si par extraordinaire, elle se retirait sans avoir abattu nos petits jérichos, nous les piétinions de nous-mêmes avant, à notre tour, de nous retirer pour le soir, les cheveux rêches et la peau salée.

mardi 5 novembre 2019

Port-Lin

C'était un drôle de chapeau rouge que tu portais, un bob on disait, un bob de coton rouge doublé d'un tissu éponge fleuri, une drôle de cloche sur ta drôle de tête de petite fille aux cheveux courts, la cloche couvrait ton épi, te gardait du soleil sur la plage. Était-ce le soleil ou le sel de la mer qui te faisait  blondir, je ne sais, sous le bob même tu blondissais, une blondeur de provision qui disparaitrait à la rentrée à peine moins vite que le bronzage -c'était un temps où il fallait  bronzer, les mélanomes on s'en fichait, on ne savait pas que ça existait. Tu étais donc blonde et bronzée sous le bob de plage, le parasol c'était pour la tante Annick, le privilège de la rousse qui ne bronzait pas mais brûlait sitôt qu'on la sortait de l'ombre. Sortir de l'ombre elle n'y songeait pas, concentrée sur les diminutions d'un tricot savant, c'était la reine des pulls à torsades, une  parque siglée phildar qui au cœur de l'été travaillait à l'hiver. Nous, nous n'étions qu'enfance, j'entends par-là présence pure à l'instant même de la joie, sous le soleil nos pas sans ombres à peine alourdis par  le sable grossier de Port-Lin, dévorant les pains de seigle au raisin, les tartines et le chocolat Poulain.

mercredi 30 octobre 2019

Le mot qui manque

Je devrais ce jour gris corriger des copies, tant pis, je procrastine, ma vie passée à procrastiner, ça me connaît, tu t'en souviendrais, mais il fait si gris que je farfouille, et qu'au hasard du net, j'entends ce mot nouveau dans une chronique écolo, solastalgie. C'est australien ce mot, cette forgerie, ce qu'elle signifie, la nostalgie du solace, de la part heureuse du monde, du refuge, du gîte où demeurer pour reprendre souffle, du souffle-même, qui sait ? Un mot d'aujourd'hui qui pleure hier, un tout petit sanglot contrit d'enfant gâté devant le jouet cassé, la fête gâchée, quelque chose meurt dans ce mot, quelque chose ment aussi, dans l'anthropocène nous ne savons plus nommer, j'ai pas les mots, ce qui se dit, dans ce monde épuisé le premier manque est langagier.

mardi 29 octobre 2019

Remède à la mélancolie

Plus que moi pour me souvenir, ça qui m'attriste, ça qui me pèse, de notre enfance seul dépositaire, le dépôt j'en croulerais parfois, parfois je me fais l'effet d'un centenaire, Tanguy lève les yeux au ciel, dans ses yeux clairs je n'ai pas cent ans. Au moins m'est-il donné de vieillir, ça que tu m'aurais répondu, incontestable ça, la chance de tous les matins, même les plus maussades, même quand on a mal aux dents, mal au dos, qu'on est plus perclus que la vierge aux sept douleurs, que nos rêves ont des allures d'ossuaires, la chance que tu n'as pas eue: tous les matins me tombe dessus la surprise du survivant. Et si mélancolique je trouve cette chance amère, ou plus précisément, je la juge injuste comme une fée avare qui ne t'accorda aucun vœu mais m'exauça sans que pour ma part j'aie rien demandé, le rire de Tanguy me rappelle qu'il n'y a rien à justifier, qu'il s'agit maintenant de se saisir des joies qui restent, la surprise d'une lumière d'automne, le bonheur de ses bras au réveil, cette chance insensée, ce souffle sans rose des vents.