Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 23 février 2016

Un autre temps

J'aurais aimé te raconter cela, ce retour d'enfance impromptu dimanche. Celui qui me parle je ne le connais pas, mais très vite il évoque les Yvelines, Villepreux, Chavenay où il habitait, comme c'est étrange ce que les lieux reviennent. Dans une haie, à Chavenay, coulait une source claire où nous rêvions de boire, mais le père nous le refusait, à raison sans doute. Il me rappelle que le collège s'appelait Léon Blum, qu'un garçon avec qui je suis allé en classe à l'école Jean Rostand habitait chemin de Rambouillet, ils étaient scouts ensemble, et le nom revient, Philippe Gautier. En vieux professeur de français, je me demande si Gautier souffrait un "h" ou non, je ne sais plus, mais je revois son visage tout en longueur, et plus tard je me demande si je n'ai pas confondu avec Frédéric Leclerc, c'est bien possible, les retours sont si incertains. Resurgissent les noms des voisins, des copains, Yann Delpech, Ronan Kérodren, et le chemin de Rambouillet pris chaque jour pour aller au collège, lentement, car Laurent interdit de vélo par sa mère déposait son cartable sur mon porte-bagage. Lui évoque d'autres lieux, la piscine où l'on m'a poussé à l'eau pour m'apprendre à nager, le lotissement du Prieuré, le théâtre du Val de Gally, et à ce nom tu m'apparais concentrée un jeudi après midi à fabriquer des émaux à l'atelier de travaux manuels qu'animaient des réfugiés chiliens -c'était un autre temps, les réfugiés on les accueillait dans les municipalités socialistes, socialistes ça voulait dire de gauche, et Villepreux était de gauche, même le curé disait la messe en pull-over rouge devant grand-père indigné. C'était un autre temps où les familles de droite comme la nôtre envoyaient sans crainte leurs petites filles fabriquer des émaux avec des réfugiés chiliens. Au théâtre du Val de Gally, j'ai vu Le malade imaginaire joué par une troupe africaine, et cela m'a beaucoup surpris, j'avais dix ans, et je n'ai pas ri. Dans la même salle plus tard, au ciné club, nous avons vu plein de films pas de notre âge -c'était un autre temps où une mère catholique qui faisait le catéchisme aux enfants ne voyait nul inconvénient à ce que les siens voient des films ardents, Bergman à quatorze ou quinze ans, Sonate d'automne et toi pleurant à mon grand étonnement.

mercredi 17 février 2016

poisson grillé 2

Il aurait fallu dire la part du père dans la pêche, sa marinière délavée, le pull dont sa mère avait honte, pull bleu raccommodé. Ce serait justice de rappeler qu'il fut source de ces joies-là, qu'il fut patient à nous apprendre les gestes qu'il faut pour ne pas affoler les bêtes, comment savoir faire silence et se mouvoir lentement, sur l'eau comme dans la forêt. Nous lui devons le nom des arbres, des oiseaux, des poissons et des crustacés, nous lui devons de ne pas écraser les champignons, de cueillir les bons. Les poissons grillés, c'était lui qui les préparait. Au père l'art du feu, le barbecue rituel. Mais voilà je suis seul à me souvenir, et injustement, parce qu'il fut injuste, je décide ici que le bonheur ce fut sans lui, malgré lui, contre lui. il disparaît du bateau qu'il pilotait, il ne plonge plus, il ne pêche plus, ses mains sont sans effet sur les braises. Les cèpes, c'est sans lui que je les trouve, les poissons je ne les grille pas. Il te survit, mais en moi pour toi toute la place toute l'enfance et pour toi toute la lumière, et limpide tu l'annihiles, et morte tu lui survis dans ce territoire dont moi seul j'ai la clé.

Poisson grillé

Il faudrait revenir aux îles, retrouver les criques où nous avons pêché, prendre le bateau pour Hoëdic, et marcher sur la lande aux odeurs d'anis et d'asperge sauvage. Les îles ne protègent de rien, mais Dumet, Houat, le plateau découvert lors des grandes marées autour du phare du Four, la joie des laminaires en dessous du bateau, tu aurais aimé j'en suis sûr les revoir un été où, moins souples sur les rochers, nous aurions cependant crocheté des dormeurs et d'une main retrouvant les gestes de l'enfance, capturé des étrilles en évitant leurs pinces. Au retour, nous aurions laissé filer les lignes, et pris quelques maquereaux goulus, une orphie à la chair verte, celle-là aurait serpenté un instant à la surface des vagues, avant de se tordre au fond du zodiac, et nous aurions été bien déçus, car c'était toujours le bar dont nous rêvions et que nous ne ferrions jamais. Tu aurais bronzé, j'aurais rougi en dépit des crèmes, et nous serions rentrés fatigués, heureux d'un bonheur dont l'été fut prodigue. Le soir, nous aurions mis sur le poisson grillé du beurre fondu, du gros sel gris et un jus de citron.

mardi 2 février 2016

Ta part du monde

Le jour rallonge un peu, c'est l'heure des lumières rases. Voilà dans la vitre de la chambre un reflet rose orange, et sous cet éclairage l'hiver semble une fiction d'où sourd l'envie de ne pas perdre l’occasion d'une joie. C'est toi qui m'a appris cela, moi je serais du genre à laisser couler l'eau. Tes dernières années t'ont changée, saisir le temps te fut un art, et la lumière sur le Golfe, certains jours décida de tout. Il n'était plus question de rater l'occasion, et de mois en mois, virtuose du kairos tu fus là si absolument, comme ce midi tardif à Conleau, où nous avons pris le soleil, de ce qui s'appelle prendre, avec Philippe, comme des petits vieux sur un banc, dans un décembre irréel de transparence, et pour la dernière fois tu sus prendre ta part du monde dans ce jeu d'îles et de reflets, et une fois encore il fit bon vivre à côté de toi.