Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 30 octobre 2019

Le mot qui manque

Je devrais ce jour gris corriger des copies, tant pis, je procrastine, ma vie passée à procrastiner, ça me connaît, tu t'en souviendrais, mais il fait si gris que je farfouille, et qu'au hasard du net, j'entends ce mot nouveau dans une chronique écolo, solastalgie. C'est australien ce mot, cette forgerie, ce qu'elle signifie, la nostalgie du solace, de la part heureuse du monde, du refuge, du gîte où demeurer pour reprendre souffle, du souffle-même, qui sait ? Un mot d'aujourd'hui qui pleure hier, un tout petit sanglot contrit d'enfant gâté devant le jouet cassé, la fête gâchée, quelque chose meurt dans ce mot, quelque chose ment aussi, dans l'anthropocène nous ne savons plus nommer, j'ai pas les mots, ce qui se dit, dans ce monde épuisé le premier manque est langagier.

mardi 29 octobre 2019

Remède à la mélancolie

Plus que moi pour me souvenir, ça qui m'attriste, ça qui me pèse, de notre enfance seul dépositaire, le dépôt j'en croulerais parfois, parfois je me fais l'effet d'un centenaire, Tanguy lève les yeux au ciel, dans ses yeux clairs je n'ai pas cent ans. Au moins m'est-il donné de vieillir, ça que tu m'aurais répondu, incontestable ça, la chance de tous les matins, même les plus maussades, même quand on a mal aux dents, mal au dos, qu'on est plus perclus que la vierge aux sept douleurs, que nos rêves ont des allures d'ossuaires, la chance que tu n'as pas eue: tous les matins me tombe dessus la surprise du survivant. Et si mélancolique je trouve cette chance amère, ou plus précisément, je la juge injuste comme une fée avare qui ne t'accorda aucun vœu mais m'exauça sans que pour ma part j'aie rien demandé, le rire de Tanguy me rappelle qu'il n'y a rien à justifier, qu'il s'agit maintenant de se saisir des joies qui restent, la surprise d'une lumière d'automne, le bonheur de ses bras au réveil, cette chance insensée, ce souffle sans rose des vents.

mercredi 23 octobre 2019

Aucun sens

Ils sont curieux les rêves, j'en fais peu, m'en souviens encore moins, pas ce matin où rendormi dans les bras tendres de Tanguy, j'ai rêvé, pas de toi mais d'Arnaud, du père, de maman dont je découvrais qu'elle s'était remariée, de fruits de mer, de côte rocheuse, de paysages inchangés, d'enfants non identifiés mais familiers, d'un océan méconnaissable. Le poissonnier ne vendait que des produits transformés, je voulais des étrilles et des bouquets, tant pis si c'était cher, je les voulais vivants, cela l'étonnait le poissonnier, je tenais bon, Arnaud était déjà malade, avec un cancer les envies se font rares, alors l’envie de fruits de mer il fallait bien la satisfaire, souscrire au rituel de notre amitié, acheter les crustacés, tout cuire moi-même, il a cédé le poissonnier. Mais la mer a monté dans le sac de crabes et les étrilles s'en sont allées avec la marée et je suis revenu bredouille à l'hôtel inconnu où une chambre m'était allouée, j'y ai croisé le père, lui ai dit que ça avait bien changé, la côte rocheuse, le poissonnier qui ne vendait plus que des filets et des plateaux tout préparés, vingt-cinq ans que je n'y étais pas retourné, le père m'a dit qu'il regrettait, ce n'était plus le moment des regrets, aussi l'ai-je planté là pour retrouver maman dans une autre chambre, qui m'a présenté son nouveau mari -en fait, je le connaissais déjà- puis au détour d'un couloir, un magasin de disques, récemment fermé, et le regret de ne rien y pouvoir acheter. Au moins n'est-ce pas un cauchemar ai-je pensé juste avant de me réveiller et de tout raconter à Tanguy qui m'a gentiment écouté pendant que, racontant, je mesurais combien tout cela n'avait aucun sens.

lundi 21 octobre 2019

Linoléum

C'est très propre ici, le meublé de Tanguy, de l'autre côté on aurait pu voir la chaîne des Puys, mais il donne sur la voie ferrée, quelques trains pas pressés, quelques immeubles un ciel changeant, souvent chargé, c'est bien chauffé ici. Tout fonctionnel un peu vieillot, confort sommaire, ici on vient pour travailler, chaises, lino, tables, tout vert d'eau, tout ici bien entretenu, je suis content d'être venu, heureux d'être avec lui. Au sous-sol une laverie, c'est bien organisé ici, un grand couloir orange une tuyauterie démesurée qui mène aussi à la chaufferie, ça vous a des airs de film, Wes Anderson, avec odeurs de détergent, c'est très propre ici, je l'ai déjà dit ? Plus troublant, le bruit des pas sur le linoléum gris du couloir interminable qui mène à l'appartement, après l'escalier gris à la rampe rouge, ce bruit, le sentiment d'un sol un peu collant, si bien lavé, presque ciré, le souvenir passe par mes semelles, ces pas-là je les fis souvent, tu étais déjà très malade quand il fut question de l'EPHAD, tu avais préparé le dossier, j'étais allé visiter le lieu de vie et de fin de vie, ainsi l'avait nommé l'infirmier, tu m'as demandé comment c'était, c'était propre et maman s'y résigna, un mois avant ta mort. Pour la voir, il fallait aller au bout du couloir très propre malgré les charriots de couches souillées -parfois c'était en apnée- et détacher les pas du sol collant lino bleu ciré, avec ce bruit que je retrouve ici, ce bruit de propreté, avant qu'ouvrant la porte de sa chambre je ne sois saisi d'effluves de "Shalimar" dont elle fit, sa dernière année, un usage immodéré.

jeudi 3 octobre 2019

Lubrizol

Se taire ça vaudrait mieux danser sous la pluie noire désormais sans mystère aimer qui je peux tant qu'il est encore temps -ce que je fais je crois et du mieux que je peux mais le livre ah ça non pas la peine, ma peine tu sais j'en suis le portefaix ma peine porte ton nom mais le livre à quoi bon qui lirait quand finie la fête foraine nous serons tous rendus à nos visages de carême, nos faces blêmes de veille de fin du monde? A quoi bon dire la prophétie si chacun déjà la connaît, tu la connaissais toi aussi, le monde il nous prend de vitesse, et l'on s'acharne à l'achever tout en priant en douce que les catastrophes aient la politesse d'attendre notre Alzheimer pour se déployer sur la nuit de nos neurones en cendres. Il a plu de la suie noire, de l'huile bitumeuse, de la poussière d'amiante, un peu de dioxine, il pue de l’œuf pourri comme il pleut sur la ville, quelles sont ces particules qui pénètrent mon cœur? Il faut bien respirer, comment s'en empêcher mais vraiment si on peut, se taire ça vaudrait mieux que ces paroles dévoyées, ces nuages toxiques rien qu'un peu.