Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 26 novembre 2018

Rendu à son rien

Savoir le père rendu à son rien, qu'en aurais-tu ressenti? Véronique me dit qu'à la mort du sien, elle avait éprouvé comme un poids en moins, faute d'avoir obtenu une parole de vérité, mais non pas un mot, pas un regret, pas un pardon murmuré, ils sont morts les deux frères à un mois d'intervalle dans le même silence, le même déni, ils sont donc morts impardonnés et c'est tant pis. De quoi est-il mort? quand précisément? je ne sais, on ne me l'a pas dit et ce n'est pas grave, je veux l'annoncer à ma vieille tante nonagénaire, c'est mon oncle qui me répond et m'annonce la mort de son propre frère, les morts se croisent. Nous avons une drôle de conversation me dit-il avant de m'assurer qu'il a toujours beaucoup de plaisir à m'entendre, et Maryelle d'ajouter tranquille il était mort pour toi depuis si longtemps, ton deuil est fait, elle a raison, je ne ressens ni joie ni peine. Je ne sais ce que tu aurais ressenti, toi dont il avait abusé: allègement, soulagement, délivrance ou rien, ou le regret de son pardon jamais dit, ou la divine indifférence? Ton rien n'est pas celui du père, ton rien pèse en moi plus que mille pierres, ton rien c'est mon manque de toi, son rien je le voue à l'oubli, une poignée de poussière, le vent, le vent léger disperse avec ses cendres jusqu'à ma colère, dernier refuge de son être: je suis en paix de lui.

lundi 19 novembre 2018

L'abcisse et l'ordonnée

J'ai reconnu sa voix, tu l'aurais reconnue, Catherine quand ça va ou pas, on le reconnaît à sa voix. Des années qu'elle n'avait pas appelé, elle appelait maman, je ne la remplace pas, elle ne m'appelait pas jusque-là, quelque chose s'est cassé sans doute, je retrouve sa voix sur mon répondeur, au milieu d'une phrase qui me parle d'espérance, je ne comprends qu'après que c'est le nom de la clinique où elle est internée. Je la rappelle elle ne reconnaît pas ma voix, mais il suffit de mon prénom et la voilà rassurée qui me parle d'un dessin, un christ boursouflé qu'on a cloué sur l'axe de l'abscisse et de l'ordonnée, son dessin la hantait, si ton dessin te hante tu n'as qu'à le couper lui aurait dit son frère elle avait refusé, le dessin la hantait mais elle l'aimait quand même, puis elle a dérivé m'a parlé de vieilles culottes, de culottes neuves achetées car les vieilles lui faisaient honte, de la nécessité de laver les neuves avant de les porter, un autre de ses frères avait refusé de le faire tu n'as qu'à te démerder ce qu'elle a fait dans le lavabo de la chambre de la clinique de l'Espérance. Je ne lui avais rien demandé tient-elle à préciser, puis elle dérive encore, me parle de son désir des hommes, elle ne m'en avait jamais parlé, des propos déplacés d'un prêtre qu'elle aimait bien malgré tout, car il lui avait dit que faire l'amour la première fois, ce n'était pas pécher, elle avait bien aimé aller à confesse s'entendre dire qu'il n'y avait pas faute. Elle dérive encore, me parle du slip sale de D. le vieux salaud que j'avais oublié, mais elle dit son nom et je me le rappelle, et je lui réponds qu'il n'y avait pas que le slip de sale chez D., ça la fait rire. Elle dérive encore je ne sais plus quoi dire et lasse d'un coup au milieu d'une phrase bonsoir et elle raccroche.

dimanche 11 novembre 2018

Ton goût du Fondor

J'avais oublié, comment ai-je pu? ton goût pour le Fondor, qu'est-ce que le Fondor? il faut expliquer ce goût disparu. Je ne savais même pas si cela existait encore, mais si, je le retrouve sur le site Germandelistore, le Fondor de Maggi. Les esprits forts disaient: c'est du sel de céleri teint en jaune, rien de plus. Chimiquement c'est faux, il y a bien d'autres choses Sel, exhausteur de goût: glutamate de sodium; huile de palme, sucre, sirop de glucose, oignon, céleri rave, ail, curcuma, curry, poivre, muscade, arômes (blé) et un raton-laveur et qu'importe, tu l'aimais à la folie, petite, le Fondor de Maggi. Je ne partageais pas ta faiblesse qui jaunissait les coquillettes, les salades et les escalopes de dinde, mais c'était établi. Il te fallait ta dose, ça n'existait pas par ici le Fondor de Maggi, parfois on trouvait l'Aromat de Knorr, sinistre ersatz à ton avis, il te fallait du vrai, la véritable poudre d'or, on la faisait venir de Suisse, ils s'y connaissent en or les suisses, la tante envoyait des colis pour que tu soupoudres tes repas d'or, de sel de céleri, que tous les repas aient la même saveur et que tu retrouves l'appétit.