La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

jeudi 25 juillet 2024

La joie des flaques

Sous la pluie revenue,  reprendre au ciel gris de l'enfance, la teinte des étés perdus. Que faire des enfants qui s'ennuient les jours d'été pluvieux, les femmes avaient des stratégies, tissaient leurs ruses douces entre parties de Monopoly, préparation de pâte à crêpes, promenades en Kway sous l'averse -ça se lève, disait immanquablement la mère, ça se lève- et nous macérions sous la toile enduite, la sueur nous trempait, pas la pluie, c'était là l'essentiel, il fallait être hermétique. Les flaques, c'était la revanche des enfants sur le sort, on y sautait à pieds joints, on y brouillait le reflet du ciel maussade, on s'éclaboussait, exaspérant celles qui avaient décidé de la promenade par devoir, par hygiène, on ne sait pas trop bien: c'était le culte du bon air en ce temps là, les enfants c'était comme les bêtes, il fallait les sortir, les fatiguer, ainsi on les coucherait tôt, on aurait la paix, mas non, les enfants sautaient dans les flaques, les enfants s'énervaient qui seraient privés de crêpes, c'était la menace, personne n'y croyait.

lundi 8 juillet 2024

Le bel été

 Il pleut ici comme un été de ma jeunesse. Les hortensias n'ont pas grillé, nous dormons fenêtres fermées les nuits sont fraîches. Les grives s'enivrent de cerises, les chats guettent l'aubaine, il pleut sur le lapin qui mange les fleurs de trèfle. La catastrophe est remise à plus tard, ailleurs, aux feux de Californie, à la montée des eaux -une carte dessine les nouvelles îles les possibles atlantides, les futurs fjords et jeunes abers. Mais pour l'heure il est permis de vivre et nous respirons ici mieux qu'hier même si chacun sait  le moment fragile et l'accalmie trompeuse, n'importe, on a cueilli deux kilos de groseilles, un de cassis, et ce soir c'est confiture (les gelées nous ennuient).

lundi 24 juin 2024

Aux absents

 Parfois, sans crier gare, quelque chose nous prend comme nous saisit le vent qui fait pleurer -Etretat, en janvier, on pleure on est cinglé, où êtes vous passés? Le temps de se retourner, le trou dans l'eau s'est refermé sur vous, il a fallu continuer sans. Les absents manquent et si le trou se referme, l'absence n'est jamais comblée, elle creuse en nous des courants d'air glacés mais ce qui nous transit, c'est de comprendre qu'on ne cesse de vous perdre, qu'on vous oublie pied à pied, ce combat perdu qu'on mène, qu'on ne cesse de perdre, vos mains, vos voix, vos yeux qu'on ne sait plus susciter, qui pourtant nous appellent dans un monde indifférent.

vendredi 21 juin 2024

Ich habe genug

 Peut-être rien ce jour, un rayon de soleil qui passe ou qui perce, le buffet qu'on a fermé, on lui préfère la fenêtre ouverte où les chats s'attardent, les fleurs des capucines cramoisies, il est des jours où une fleur suffit. Ce qui chante, oiseaux plus ou moins communs du jardin, bouleversants barytons allemands, Schubert, Messiaen, peu importe finalement qui chante, ce qu'ils chantent, il faut être reconnaissant, ceux qui chantent repoussent la fin même, inventent mon présent. Que le vieux temps reste au buffet, quant au bel avenir, c'est du boniment, du vent: à qui nous ment répondre par le chant, cueillir la capucine, l'éclaircie de maintenant je l'ai vue.  Que le chanteur épouse le hautbois, sa voix la joie, avant que tout ait disparu.

jeudi 13 juin 2024

Monter à Grâce

 Je n'aime pas me souvenir, je préfère que ça me revienne, un baiser d'aube, une boule de neige, le jasmin la nuit, ma sœur qui courait de curieuse manière, ce qui fait retour et suspend le temps, il faut le laisser ressurgir ne rien forcer, être patient, peut-être rien ce jour, peut-être l'essoufflement, le point de côté quand on avait pris le chemin de la côte de Grâce -pour mieux voir le Havre en face, il fallait un franc et la lunette nous projetait vers le port, la cheminée de la centrale et les réservoirs de carburant, qui aurait voulu mettre un franc pour voir des fumées et des pétroliers? On nous refusait le franc, on rentrait dans la chapelle, puisqu'on aimait les bateaux, on admirait les ex-voto,  cela faisait rêver les voiliers suspendus et les marins sauvés, des plaques de marbre remerciaient la vierge. Rentrer ce n'était rien, on dévalait le chemin, indifférents aux toits de la ville, joie de la pente, perspective du goûter.

lundi 10 juin 2024

Bruits

 Voilà trois ans que je vis au jardin, j'ai appris les chants et les cris, les bruits et les couinements de la souris dans la gueule du chat. Toutes les grives ne sont pas musiciennes, un âne nain qui brait en vaut un ordinaire, et les paons qui s'aiment le font savoir. Les canards préfèrent la grand mare à la nôtre, j'aimerais qu'elle convienne à quelque reinette verte ou grise, je ne crains pas les coassements,  mais déjà qu'y vrombisse la libellule (la grande bleue, la petite noire) me contente. J'aime les renardeaux gris qui courent au pli du chemin, le vent dans les  cerisiers la grande fleur mauve de la clématite, jusqu'au bruit de la gamelle de fer blanc que renverse le hérisson qui mange des croquettes pour chat, c'est ici, c'est ainsi, je m'y tiens loin des autres bruits.

lundi 20 mai 2024

Potager

 Il n'y avait pas de potagers dans les jardins bourgeois de mon enfance, fruitiers, verger passe, mais les rangs de poireaux , les semis de radis, les histoires de lune montante, ce savoir d'almanach et les dos cassés des vieux qui binaient leurs carrés pas question, cela sentait le pauvre et l'effort, seule exception les rames de haricots entortillées de lianes, enfants nous n'aimions pas  trop ça les haricots verts, les enfants sont difficiles soupiraient mère, tantes ou grand-mère, et d'évoquer la guerre, les topinambours et les rutabagas, fallait pas faire les délicats en ce temps là. Mais  voilà qu'on y a goûté, qu'on a aimé -pas les rutabagas, il faut rester honnête- et quoi de plus fin, quoi de plus délicat que le topinambour? - elles avaient tort les vieilles chipoteuses.

Tanguy a placé des piquets, retourne le carré, donne forme au potager où sont déjà plantés deux pieds d'artichauts beaux comme des chardons gris. Dans des petits godets patientent des promesses de courgettes, de poivrons, d'aubergines, de courges et de potimarrons. Les haricots attendent un treillage où ils se mêleront aux concombres du Mexique. Un potager sans semis de radis, sans porette repiquée, ans carottes, sans patates, et sans topinambours: on ne déterrera pas, c'est ainsi décidé, un potager un peu bourgeois, somme toute.

dimanche 5 mai 2024

Anarchie du jardin

 Il pleut encore ici comme depuis des mois, mai n'y fait rien tant pis, j'écris sous deux lampes, le poêle rougeoie, dehors l'herbe a tout envahi, c'est très vert ici, vert et gris, les chats dégoûtés dorment sur les fauteuils, il ne fait ni chaud ni froid, il pleut, c'est comme ça. Le jardin s'est ensauvagé, moins que le monde cependant, sont stupéfiants les enragés, s'en tenir loin si possible, et tolérer les herbes folles et les orties, cette sauvagerie-là, ronciers conquérants, bambous hors de contrôle, lierre proliférant, on s'en accommodera et l'on accueillera avec reconnaissance les abeilles, les papillons, les libellules bleues vrombissant au dessus de la mare, il est aimable le désordre, chaleureux le foisonnement qui fleurit, insensé, cette anarchie-là, oui, décidément.

mardi 30 avril 2024

Dove sei?

Dans l'autre Italie qu'irrigue l'autoroute et les voies à grande vitesse, celle que traversent les Audi suisses qui foncent vers la Toscane, l'arrogance de Ferrero, de Barilla, les musées à la gloire des voitures et de Pavarotti, un monde de bruit. On comprend mieux qu'il faille couper la plaine, on se prend de sympathie pour les rangées de peupliers qui ploient sous le vent et lâchent dans l'air comme des fleurs de coton, il neige des chatons, c'est la Romagne, un pays de cinéma, on se rappelle un vers de Pasolini, on se souvient de Silvana Mangano, de son visage de cire, c'est la campagne près de Rimini où il neigeait des chatons lors du mariage de la Gradisca, je me souviens comme il neigeait chez Fellini. On se blottit sur des placettes à l'abri du vent, des enfants chevauchent des lions de marbre -c'était jour férié à Modène une fanfare a joué des airs militaires puis Bella ciao devant la cathédrale puis, deux rues plus loin, une manifestation de soutien à la Palestine (déjà la veille à Bologne, la voix d'une étudiante se brisant net au mégaphone au milieu des drapeaux au triangle rouge). 

Enfin la géométrie des hauts murs de Ferrare, ces ombres savantes, le retable de Garofalo, le souvenir de Dominique Sanda, des bicyclettes impérieuses, les fresques scotchées du château d'Este, la vérité tremblante des rimes de Bassani.

vendredi 5 avril 2024

Floréal

 Nous aurons connu des plages heureuses, l'Italie d'avril, ses arbres de Judée étranglés de glycines, la neige sur le camélia, des concerts dans la blancheur calcaire d'églises toujours fraîches, les falaises de craie d'où pleurent des champs de lin. La chaleur montait sans qu'on s'en inquiète, le malheur on le repoussait à demain. Pâques nous était piqueté de jonquilles, de primevères, de coucous, d'anémones des bois, mais aujourd'hui voilà les cerisiers en fleurs et le petit poirier louise-bonne, et les derniers pétales roses du pêcher. Ce qui se passe, chacun le sait, ils se ruent au printemps les arbres, ils sont comme nous déboussolés. Quant aux jacinthes, elles tapissent déjà les clairières, seront fanées en mai, et le muguet qu'en sera-t-il?

L'irréparable nous le voyons navrés encrer nos paysages: mars aux champs orangés gorgés de glyphosate, avril jauni de l'inepte colza, on ne compte plus les haies arrachées, l'eau souillée jusqu'aux secret des nappes, on connaît les poisons instillés rémanents, permanents, les polluants éternels, cap au pire, haro sur le vivant.

Nous aurons connu les amandiers en fleurs en février, les cèpes en été sous les chênes du temps où il pleuvait l'été, les premiers crocus sur les alpages suisses, les rhododendrons  arborescents de Varengeville, les grelots mauves de juin sur la hampe des digitales, puis les groseilles et les framboises, les cerises blanches, les cerises noires, ce monde affolant de couleurs, de jus, de sucre, ces parfums, tout un calendrier bousculé, le temps qui s'emballe et nous échappe.