Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 31 octobre 2017

Monter au grenier

C'est bien tranquille ici, la lumière du matin ruisselle sur la buée des carreaux, tu l'aimais bien je crois, ma vieille maison, tu n'y venais pas souvent, trop petite au bout d'un moment pour toi, ton mari, tes enfants, bien assez grande cependant pour mes besoins même si, au bout de vingt ans, elle déborde de livres, de disques, de gravures. Il faudrait que je jette, il faudrait faire place, les vieux vêtements, les draps usés, faire des chiffons, donner au secours populaire ce qui peut encore se porter, il faudrait ranger, on croit ranger, on se perd, je n'ose monter au grenier. Les greniers, c'était avec toi, c'était à Honfleur, on pouvait s'y perdre, il y en avait plusieurs, avec les restes d'un théâtre de marionnettes, de la poussière de charbon qui nous trahissait quand nous redescendions, les claies où l'on gardait les pommes l'hiver. La cave nous était interdite, pas les greniers, mais il y en avait de cachés, maman nous l'avait dit, avait parlé d'Yvon coincé dans un vasistas lors d'une exploration, c'était tout un monde où nous n'étions qu'en vacances, et notre enfance survolait l'enfance de maman, nous n'en cherchions pas les secrets, il nous suffisait qu'ils existent, les greniers cachés, on les rêvait c'était plus sage, ne pas profaner l'espace des contes, ne pas réveiller les monstres qui dorment sous les charpentes, je m'y tiens encore aujourd'hui, même si maman n'est plus là pour nous raconter son enfance heureuse, et moi seul à me souvenir.

mardi 24 octobre 2017

Une belle journée

Il fait doux gris crachin ici ciel chagrin mon doux chagrin ma vie ma peau rapetissée, peau de lapin, gris taupe, aujourd'hui pas envie de me remettre au métier, va tisser sous la pluie le fil des gouttes sur la vitre, autant rester au lit, au chaud, au fond. Ta photo celle qu'on avait choisie, placée sur le cercueil -j'avais fait ôter la croix du modèle standard, pour maman je l'ai laissée, bientôt un an pour maman tiens je n'y avais pas pensé- ta photo tu souris de ce sourire fêlé que tu avais dès avant (la maladie, les rayons, les chimiothérapies), tu souris sur fond de ciel gris, dans tes yeux comme un défi, le mépris de la météo, quelque chose de Winnie, le génie pour fabriquer avec des riens, sous la pluie, une belle journée, en dépit de, quoi qu'on en ait.

dimanche 22 octobre 2017

Rue du ruisseau Saint Prix

Et le meilleur, et le pire, ce furent -pourquoi douter de mes souvenirs? Je n'ai pas si mauvaise mémoire, et souvent, nous nous sommes souvenus ensemble, et c'était juste conjointure- le meilleur et le pire ce furent les douze années à la Haie-Bergerie, 8 rue du ruisseau Saint Prix, notre enfance de banlieue ouest, lotissement middle class, pavillons mitoyens à l'anglaise -quand à dix ans je partis à Crawley, Sussex pour un séjour linguistique je m'y sentis comme chez moi- avec des voisins ordinaires et nous ordinaires voisins ou presque. Nous eûmes des vélos achetés à Mammouth -c'était moderne d'y aller, c'était loin, Sartrouville je crois- nous eûmes des amis dans des maisons semblables, des lotissements voisins, nous allions à vélo les voir, tu avais plus d'amies que moi je n'avais de copains, plus sociable, admirablement sage, tu étais une enfant modèle et cela n'avait aucune importance, j'étais assez sage aussi, un peu plus distrait, plus bavard, plus lecteur, des enfants différents, frère et sœur, ça c'était le meilleur, le partage, les rires, les jeux où tu gagnais toujours -tu fis de moi un bon joueur, j'ai si souvent perdu de bon cœur au Monopoly. Le pire, ce n'est pas pour aujourd'hui, il vente à ma fenêtre, le pire j'en ai déjà un peu dit, tu m'avais demandé "et l'ombre et la lumière", aujourd'hui c'est plutôt lumière, le vent d'octobre fait courir les nuages et tomber les feuilles et mon courage: le pire je reprendrai plus tard, je parlerai des diners de semaine à la cuisine étroite, sur la table de formica, de ce que le père disait, comment nous ne parlions pas, mais rien qu'à nommer le père le vent faiblit, il pleut, alors j'arrête là, le pire n'est pas pour aujourd'hui.

dimanche 15 octobre 2017

Que faire d'un été indien?

Je sais ce qu'aujourd'hui nous aurions fait si. Mais ce qui n'est plus n'est pas, le mesurer n'empêche pas qu'aujourd'hui je me complaise à la douceur de l'irréel, du passé, que je rétroprojette, que je lanterne magique. Si tu avais été de ce matin d'octobre -si tu avais été- c'est un matin enchanté que celui-ci, tu aurais pris le temps de te réveiller, tu aurais trainé au petit déjeuner, et nous serions partis prendre un café à Conleau, à l'hôtel du Roof ou sur le petit quai, selon le vent, selon l'envie. Aujourd'hui la lumière pleut sur le velux de la chambre d'amis, la radio murmure, parle d'été indien, de remontée tropicale, dit des riens de radio du dimanche, je la coupe avant le foot -tu aurais mis tes lunettes de soleil et bien sûr j'aurais oublié les miennes. Lumière ruisselante des transparences d'octobre sur les premières feuilles jaunies, chant des couleurs des bateaux au mouillage, dont le vent par risées, fait tinter les câbles, tout nous aurait ravi, nous aurions savouré la tiédeur des pierres, nous aurions oublié, pour une heure ou deux, le réchauffement climatique, ta maladie, mais aussi le déjeuner du dimanche, rien de prêt, rien de préparé, et à notre retour constater que Thibaud mangeait tranquille des céréales, tes enfants mangeaient quand il leur plaisait.

samedi 7 octobre 2017

Le secret

Il y avait, pas si bien caché que le yo-yo de Kate Bush dont la chanson te fascinait, Cloudbusting elle s'appelait la chanson du secret, il y avait ton yo-yo enfoui dans le jardin d'hiver, le jardin-de-derrière, on ne cachait rien dans le jardin-de-devant, pas fait pour ça, le jardin-de-devant, c'était pour montrer aux passants la perfection pavillonnaire, pas pour enterrer le yo-yo de l'enfant. Tu gardais un secret, le secret te tenait, c'était le secret du père étouffé dans l'oreiller du soir, le secret qui t'étouffait, ta parole qu'étouffait le père avec une douceur d'édredon, c'est notre secret disait-il, il mentait, toujours il fut un menteur, c'était son secret, son honteux secret qu'il enfouissait en toi ce fossoyeur d'enfance, frottant son sexe sur ton ventre après t'avoir bercée, toute petite fille que tu étais, t'avoir endormie, encore presque un bébé alors, mais son sperme épanché sur ta peau d'enfant sage, sa ravageuse jouissance n'avait cure de ton âge, la pulsion l'emportait sur tout, sa rage à jouir impardonnable et toi seule au secret, emmurée par ses soins. Dans la chanson de Kate Bush le yo-yo luit, qu'elle enterre dans le jardin, qu'elle oublie dit-elle, ça peut-être qui te fascinait, qu'on croie oublier le secret, qu'il revienne, ça peut-être que tu enviais, que le secret devienne matière à chanson.