Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 29 mai 2016

Denise aux crevettes grises

Dans la cuisine de Denise, l'ennui n’existait pas, elle faisait mille choses à la fois, préparait les repas, épluchait des tonnes de pommes -dans la cuisine de Denise, une éternelle odeur de compote- nous inventait des jeux, jurait de tous les mots interdits au salon, et de bien d'autres encore que nous ne connaissions pas, mais qui nous enchantaient, et de sa blouse rayée bleue sortaient des doigts meurtris par le travail et les engelures, des ongles fendus sur toute leur longueur. Elle avait connu la misère, disait maman, et ce mot seul nous faisait peur puisqu'il avait fendu les ongles de Denise qui n'en parlait jamais, nous plantant là quand nous voulions savoir, courant au cri de la marchande de crevettes grises -la marchande disait coeurvette c'était un temps d'accents normands- pour marchander comme si sa vie en dépendait. Ton goût pour ces crevettes ne t'a jamais quitté, il fallait les acheter vivantes et les faire cuire quelques minutes à l'eau salée, les laisser refroidir entre deux torchons bien pliés, elle y était experte, Denise, et tu observais comme moi ce rituel, et l'odeur qui couvrait pour un temps celle de la compote nous ouvrait l'appétit comme rien, depuis, n'a jamais su l'ouvrir, ni les étrilles du Croisic, ni les bouquets de Penerf. Même lorsque malade les odeurs de cuisine t’écœurèrent, même lorsque les aphtes te privèrent de fromage, jamais tu ne perdis le goût pour ces crevettes, et j'ai fait bien des kilomètres pour pouvoir t'en rapporter, tressautantes entre deux feuilles de papier noir. Tu n'as jamais aimé que je prétende changer la recette, les faire sauter avec un peu d'huile d'olive et d'ail, en cela tu restas fidèle au rituel de Denise, quelques minutes à l'eau salée, et les torchons étendus sur la table de la cuisine sur laquelle elle les étalait, rosies par le bouillon, de ses ongles fendus.

jeudi 26 mai 2016

L'aérienne

Tu reprends ta course. Tu as tout le temps de l'enfance et ce sont marelles, balle au prisonnier, tu t'élances, je te vois t’élancer de toutes tes jambes maigres de sauterelle de huit ans, dans la cour de l'école, sur la place, et je te pousse sur la balançoire jaune et verte, et nous nous penchons au passant guetter les carrioles du marché dont les chevaux rares nous émeuvent. Cours, que ton cœur batte encore dans le cœur de l'enfance, le temps ne saurait te rattraper, chante faux les chansons que nous aimions enfants, lance la balle ou le volant dans le vent du Croisic, ton souffle défie le cancer, tu cours en moi dans le pré voir Denise, elle a pour ces occasions, des bonbons collants en forme de coquelicot rouge. Prends ma main, le père s'éloigne et nous allons vers la mer bleue, grise ou verte, et grisés nous sommes du présent de nos muscles frêles, et légers nous flottons dans ces maisons bourgeoises où les secrets menacent les corps des petites filles. Tu reprends ta course, jusqu'aux haies de fusains, de troènes tu t'y caches et nul ne te trouvera blottie, et jamais je ne trahirai ta présence. Cours contre le vent, contre la pente et la marée, rien ne te retient plus, tu lances le frisbee qui te revient biaisé par la rafale, tu te balances sur le trapèze du Club Mickey la tête en bas, tu t'envoles sur le trampoline, tu rebondis sur le gros ballon bleu où s'affiche la réclame pour Milky-Way (la barre de chocolat mousse), tu échappes à l'érection hagarde du père et tu respires, dans la poussière d'été, délivrée de la pesanteur.

mardi 17 mai 2016

Guetter les signes

Je rentrais du travail ce soir, à la radio une chronique: le festival de Cannes, Julieta d'Almodovar, puis un autre film, sur la perte dit la critique. J'en ai oublié le titre, je ne sais rien du cinéaste. L'argument simple dit ceci: un frère, une sœur, un serment: le premier mort fait signe à l'autre. Le frère meurt, sa sœur guette les signes.
Ce serment que nous n'avons pas prononcé me bouleverse au volant au point que je m'arrête. Quels signes, d'où viendraient-ils, quel tremblement dans l'air, quelle couleur pour les feuilles tendres du printemps trop vert? Dieu m'est plus mort que toi que je sais morte, dont je n'attends pas le retour, le printemps revient mais pas toi. Quels signes, quel frisson sur les bords de Seine, quelle palpitation d'oiseau? Ta mort certes, mais tu m'habites, tu me hantes, et je revois ton cou frêle dans la chemise de nuit bleue. Dieu non, foutaise de résurrection, mais ta présence certes, et désormais je crois aux fantômes, je les accueille, ils le savent qui viennent sans que je les guette.

lundi 16 mai 2016

La barre au front

La mémoire est trouée tu sais, j'ai la pente à l'oubli, mais je persiste et dans la nuit reviennent des images. On m'y aide on m'écrit, telle cousine se signale et m'encourage loin des chuchotis pitoyables de ceux que la lâcheté disqualifia. Maman se souvient, elle aussi, et me rappelle, incidemment, comment le père se trahissait quand il avait la barre au front. J'avais oublié cette barre, qui lui venait sur le visage, entre les deux sourcils, le souci disait-on, la honte à fleur de peau, c'est ce que j'aimerais croire, mais pas de honte pour le père obscène qui fit valoir ta lettre pour s'ériger en victime dans le marécage des complaisances écœurantes où tant se sont vautrés. Tu n'imaginais pas le destin de ta lettre, tu es morte persuadée qu'elle resta lettre morte, qu'il l'avait déchirée, mais c'était encore optimiste et faire peu de cas de son malin génie. Ce père, c'est toujours pire. L'imaginer drapé dans son mensonge, se targuer de ta lettre comme d'une infâmie, nier ce qui fut avec la dernière énergie, comme à ce qu'il paraît il nia pour Lili, jouir de piétiner l'innocence et cacher dans ses rides la barre rouge de son front plissé par l'effort, lutter contre le stigmate et se rêver en saint, cela me donne la nausée, cela réveille mes souvenirs et la colère j'en ai pour deux.

samedi 7 mai 2016

Ce qui fait retour

Je reviens à ces jours, au coup de téléphone, ton dernier, où tu m'as demandé d'écrire ce qui avait fait notre enfance, l'ombre et la lumière as-tu dit. J'ai répondu que j'avais déjà quelques textes, je te les ai apportés le surlendemain au CHU, ils t'ont plu mais tu ne t'y es pas retrouvée, tu ne me l'as pas dit ainsi, tu as parlé de Honfleur et du Croisic, pour toi l'enfance était bien davantage du côté du soleil et des murs blancs de la presqu'île, et pour moi ce n'était pas si net, aujourd'hui encore je nous revois sur la luge à Mulhouse, dans les greniers de Honfleur -il y avait au plancher un trou d'où l'on voyait la Simca de grand-père- à Provins sur la pelouse où nous dressions des tentes faites de tabourets, de manches à balais et de couvertures militaires, à Villepreux dont tu parlais peu, mais où nous étions repassés un jour où nous allions acheter des étagères Ikea, et rien n'avait changé mais le monde s'était rétréci à voir la place minuscule et ses acacias rue du ruisseau Saint-Prix. Mais pour toi le Croisic l'emportait, terre d'enfance, et les dernières semaines Laurent notre frère de vacances était venu souvent te voir, et il avait su faire renaître ce monde qui m'évoque aujourd'hui les sandales en plastique obligatoires sur les rochers, ses allergies au soleil qui le tachetaient d'orange, les pêches au haveneau, les courses à vélo, les tables à rallonges où venaient s'asseoir une myriade de cousins, d'amis et d'oncles -mère et tantes cuisinaient, ce n'était pas vacances pour tout le monde, et nos appétits d'enfants étaient infinis, et nous avions pour nous le temps éternel des semaines d'été. 
Je n'ai plus le temps mais je le prends pour toi, je lance mes filets dans ce passé où je peine à me pencher, ce que j'en ramène c'est peu, j'en fais ce que j'en peux, et je pense aux tableaux de feutrine où le père du père collait à la Sécotine des coquillages avec rigueur, à la façon des vitrines des vieux musées d'histoire naturelle.

jeudi 5 mai 2016

Fenêtre ouverte avec chants d'oiseaux

Le tueur de tourterelles se levait tôt, buvait son café au lait, y trempait ses tartines dans la fraîcheur des murs blancs de l'été. En juillet il chassait les canards à Saint Philbert, et revenait déposer les proies sur la table de la cuisine et bientôt dans la maison blanche, une odeur de plumes brûlées. Nous nous levions tard dans ces lumières abruptes où dansaient les poussières, faisant scintiller les triangles des outeaux de nos deux chambres sous les toits. C'était avant qu'on leur bricole des volets de contreplaqué marine, qui prolongèrent nos nuits et firent cesser la danse. Si j'y pense ce matin, dans le bureau sous le toit de ma vieille maison, c'est qu'au loin j'entends les roucoulements d'une tourterelle, qui couvre par instants les merles et les pleurs de bébés des chats ensauvagés. Tu n'es pas dans la chambre à côté, tu n'es plus nulle part, nulle part pour te lever et brosser tes cheveux blonds. La tourterelle s'est tue, mais pépient des oiseaux indistincts et la poussière danse par la fenêtre ouverte. C'est le premier jour où il ne fait pas froid le matin. A mon tour j'ai l'âge de me lever tôt, tous les jours je déjeune seul et je me souviens des heures de l'enfance avec toi, de ce qui s'est refermé, de ce qui parfois s'entrouvre, dans un chant de tourterelle.

dimanche 1 mai 2016

Mieux que muguet

Fleurs de poiriers nacrées -les vieux poiriers sont taillés en hauteur, en poire disent les jardiniers d'ici- fleurs de pommiers qui neigent sur les prés après la pluie rose des cerisiers, c'est le temps lumineux des arbres en fleurs et sous le soleil encore froid du dimanche, l'illusion du cycle, du recommencement. Reviendrait le temps du bon vivre, reprendre le chemin du marché, acheter des fleurs de saison, on aurait nettoyé les vases. On se verrait bien refleurir, aller au marché avec toi choisir les renoncules, les ancolies, et des pivoines rouges et blanches qui ne tiennent jamais, quitte à les voir neiger penchées sur la console.