Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 8 juillet 2011

Casablanquer 1

C'est ici, c'est le chaos, les tôles encastrées des bagnoles qui bombent, c'est le chaos, c'est ici que carambolent les taxis rouges qui sourient de leur plaie de rouille. Je crie ma peur sur la chaussée : il y naît un œuf d'ombre (nombre neuf) et la colombe noire troue d'un bec acéré le calcaire du capot d'où rien ne sort qu'un manque. Je casablanque, je casacrève, père, veuf et quasi orphelin, solitaire de mon enfant mort, je regarde la ville ricaner ses mendiants, couronner de princes en haillons le tas de mes ordures. Je sais que sa mère a vendu ses yeux, je sais que sa mère lui a crevé les tympans. Je casablanque, je casacours entre les lacis d'une médina qui s'effrite et l'orgueil enfumé d'immeubles dont les formes rêvent à Caracas, entre les serpentages des tuyaux bricolés et le regret quadrillé des colonies rationalistes –le nom du vieux Lyautey inscrit partout comme un tatouage– entre la cathédrale de béton blanc et la grande Mosquée dont le marbre bientôt flottera sur la mer, entre les arbres arrachés pour tracer de nouveaux encombres et les belles allées courbes qui s'ornent de villas, ma bouche cafardeuse croque l'insecte qui luit de ses élytres, humide des nuages que charrie l'Atlantique : je veux vivre la tension des choses, je veux dire la contradiction, la douceur des zelliges et des ailes de corbeaux. Mais si je souris aux gueux, ils laissent tomber leurs dents pour ne pas regretter ce qu'ils ne peuvent acheter. Entre la main de l'amputé, le sourire d'or de Fatimah, l'adolescente brune dont l'œil biche ainsi qu'une cuisse de pute enduite de blanc d'œuf et la corniche rouge qui prostitue des enfants maigres (comme mon genoux osseux dont la peau s'orne de paysages) façonnés par les coups, dont les lèvres sont cicatrices, je me couche épuisé. Je casablanque quand d'autres caracolent et je regarde ma gueule empirer chaque jour, toujours méconnaissable et blême, mauvaise glaise pétrie par les nuits casablancaises.