Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 24 novembre 2015

Orange

C'étaient des années orange, de modernité synthétique. On aurait adoré des fauteuils en plastique, les gonflables de préférence, mais les parents fumaient sur des crapauds tendus de velours vieil or dont nous tressions les franges, et la belle télévision couleur Philips trônait sur le confiturier rustique. Il n'empêchait, c'étaient des années de polystyrène, par dalles, au plafond, de moquette acrylique, de sous-pulls en nylon qui grattaient, de slips orange qui filaient des boutons. De l'orange nous en buvions, des sodas orange et jaunes, arôme orange, goût citron, dans des bouteilles en verre consignées, plus que du coca, plus que de raison, des litres de Fruité, d'Orangina, de Pschitt!, de Fanta. C'est du Fanta, je crois, du Fanta orange, que je t'ai versé sur la tête, un jour où nous nous disputions -nous nous disputions peu. Je me souviens de toi cheveux collés, outrée, me fixer stupéfaite, puis attendre le retour de maman pour te plaindre et fondre en larmes.

samedi 21 novembre 2015

La fenêtre de la tour Rouxel

La veille de ta mort, j'accrochais un bibelot chez maman lorsque Philippe m'a appelé, happé, tu étais tombée à l'hôpital entre ton lit et la salle de bain, tombée le matin, tu reconnaissais mais tu ne disais presque plus rien, c'était la fin. Il fallait que Thalie te voie vivante une dernière fois, Bastien il était déjà là, Philippe l'avait emmené, Thibaud il l'avait appelé, il prendrait le premier train. J'ai conduit Thalie de Vannes à Rennes, il faisait tiède et beau, tous deux très calmes, adoucis par O tempo de Marcio Faraco, la bossa sied à mars. Le soleil se couchait sur les faubourgs de Rennes, la zone commerciale de la route de Lorient aux hideurs ordinaires. Ta fille m'a montré l'étage du magasin Rouxel, un étage sans raison apparente que tes enfants qualifient de tour, percé d'une fenêtre absurde. J'étais passé cent fois devant, je ne l'avais jamais vue. Pour tes enfants, cette fenêtre est une énigme joyeuse, un signe surréaliste, qui toujours s'ouvre sur le rêve, et qui cette fois encore a fait sourire Thalie. Dix minutes après nous étions dans ta chambre, tu as trouvé la force d'un mot pour elle, j'ai pris ta main et j'aurais tant voulu te dire qu'à mon tour j'avais vu la fenêtre de la tour Rouxel.

mardi 17 novembre 2015

Rassurer les mères

La course a repris sans toi. Je ne sais ce que tu en aurais dit, tu aurais craint pour Thibaud à Paris, mais pas longtemps bien-sûr, il est de ceux qui pensent à rassurer les mères, et même les grand-mères. C'est à maman qu'il a téléphoné, faute de toi, c'est maman qui s'est inquiétée, comme il se doit, tu vois, nous faisons sans toi et tu manques, mais sache que -si seulement tu pouvais savoir- sache que les enfants vont bien, j'entends par là qu'ils vivent et qu'ils aiment, et tu manques, même si ta peur je la prends, je la porte, je la fais mienne en ces jours de sang.

mercredi 11 novembre 2015

Patinoire

En bas de la Poivrière, passait le MOB panoramique qui descendait à Montreux depuis le pays d'Enhaut. Nous longions la voie pour aller à la patinoire, car étrangement la première année de février à Château-d’Oex, nous n'avons que peu skié. On t'avait loué des patins blancs au magasin de Freddy Bach dont le nez grêlé violacé d'alcoolique nous répugnait un peu. Sur la patinoire, Madame Marguerat, avec une jupette improbable de championne soviétique, se risquait à des entrechats qui n'étaient plus de son âge et que nous trouvions ridicules, mais, enfants polis, nous n'en laissions rien voir, tournant sur la glace un peu gauches, un peu raides, pendant que sur la piste à côté des messieurs très concentrés avec des chaussures de daim aux semelles très épaisses faisaient glisser des pierres polies et balayaient vigoureusement pour infléchir leur trajectoire. C'était le moment d'introduire une pièce dans le juke box pour faire retentir une chanson de variété idiote soigneusement choisie, Michel Delpech, Claude François, les chanteurs de ces années-là, et sur la patinoire, nous glissions comme les pierres, ravis, pas en rythme, gravant de nos lames maladroites les mouvements de nos efforts. Qu'importe, nous filions vite, il faisait beau, tout semblait provenir d'une diapositive, de l'église sur la colline au téléphérique rouge qui montait vers la Braye où nous irions un jour lorsque nous serions grands. Comme c'était haut, comme c'était loin, comme il nous tardait! En attendant nous patinions et Madame Marguerat dessinait sur la glace des cercles agaçants.

mardi 3 novembre 2015

Voir la vue

Cela faisait presque vingt ans, j'avais presque oublié la Suisse. A ta mort j'ai revu Pascale, et Maryelle m'a dit que ce serait bien que j'y revienne, c'était beau où ils habitaient, que je leur avais promis, que je n'étais pas venu, qu'il fallait que je vienne maintenant que tu n'étais plus, que je voie la vue depuis le Lavaux, la vigne dorée sur les coteaux, que je vienne tant qu'il était temps, que le temps filait. Ce sont de vieilles gens maintenant que Maryelle et Jean.
Je suis allé voir la vue le lac et la famille et nous avons parlé de toi, et parlant de toi je regardais vers les montagnes -il y avait de la brume on ne les voyait pas- je me suis souvenu des pistes de la Braye, de toi dans ta combinaison, un peu raide, un peu craintive, un peu rétive à la pente, je t'ai revue skiant vers Gérignoz pour le thé de quatre heures. C'était un autre siècle. Le temps glisse sur les vieilles gens que nous devenons tous, et tous, nous perdons la vue.