Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 23 décembre 2018

Finir avec Noël

Au plus court des jours penser à toi, ce que c'était lourd, les derniers Noëls de ta vie, on faisait comme si, les huîtres, le foie gras tout ça, tes beaux parents qui mangeaient pendant des heures, maman qui n'allait plus qui n'allait pas, est-elle jamais allée maman qu'il fallait visiter chez elle, maman mourait tous les Noëls, défaillait pendant les repas, toi tu ne te plaignais pas, et tu es morte avant elle. Qu'offrir aux enfants, que répondre à l'amie qui ne parle que d'elle, qu'offrir à maman, la joie on fait comment? Philippe achetait toujours des sapins trop grands, dans sa crèche trop de santons, pour l'enchantement des enfants qui sans doute n'en demandaient pas tant. On a fait comme ça on a fait comme si tout allait se répéter quand même, on n'y croyait pas, on s'est soumis, on a abêti la machine, des fois que, mais non pas de grâce efficace, la farce de la dinde et du divin enfant, l'escroquerie des mages et le goût de la bûche, nous avons souscrit, nous avons subi, peiné à digérer la frangipane de la galette, au nom de quoi, au nom de qui, le temps t'était compté, n'y avait-il pas mieux à faire que ripailler jusqu'à nausée, nausée qui ne te quittait guère?

vendredi 7 décembre 2018

Encore un dernier tour

Les jours les plus courts sont-ils les meilleurs? j'en doute. Les caniveaux plus clairs du jaune des feuilles mortes sont des ciels inversés sous des nuages chargés de nuit. Tu sais, le monde est cul par dessus tête. Le culbuto de notre enfance pouvait pencher, son cul plombé lui garantissait tous les rétablissements, et le grelot qui tintait en lui c'était le rire d'un clown, sa chute une plaisanterie. J'ai peur à nous voir pencher pour encore dévorer la terre, pencher sur le comptoir du dernier coup pour la route, la dernière part du balthazar, j'ai peur qu'à trop aimer la pente et l'ivresse nous consentions à l'ensevelissement. Nous sommes épuisants dans un monde épuisé, glissant comme les enfants sur des toboggans tirebouchonnés, des enfants qui voudraient que jamais ne s'arrête la glissade enivrante ni le tour de manège, mais tout s'arrête et les lumières de la ducasse dans les cinq heures de décembre, c'est mensonge hélas, et rien ne dit que le cul dans le bac à sable, l'enfant puisse se relever.

lundi 26 novembre 2018

Rendu à son rien

Savoir le père rendu à son rien, qu'en aurais-tu ressenti? Véronique me dit qu'à la mort du sien, elle avait éprouvé comme un poids en moins, faute d'avoir obtenu une parole de vérité, mais non pas un mot, pas un regret, pas un pardon murmuré, ils sont morts les deux frères à un mois d'intervalle dans le même silence, le même déni, ils sont donc morts impardonnés et c'est tant pis. De quoi est-il mort? quand précisément? je ne sais, on ne me l'a pas dit et ce n'est pas grave, je veux l'annoncer à ma vieille tante nonagénaire, c'est mon oncle qui me répond et m'annonce la mort de son propre frère, les morts se croisent. Nous avons une drôle de conversation me dit-il avant de m'assurer qu'il a toujours beaucoup de plaisir à m'entendre, et Maryelle d'ajouter tranquille il était mort pour toi depuis si longtemps, ton deuil est fait, elle a raison, je ne ressens ni joie ni peine. Je ne sais ce que tu aurais ressenti, toi dont il avait abusé: allègement, soulagement, délivrance ou rien, ou le regret de son pardon jamais dit, ou la divine indifférence? Ton rien n'est pas celui du père, ton rien pèse en moi plus que mille pierres, ton rien c'est mon manque de toi, son rien je le voue à l'oubli, une poignée de poussière, le vent, le vent léger disperse avec ses cendres jusqu'à ma colère, dernier refuge de son être: je suis en paix de lui.

lundi 19 novembre 2018

L'abcisse et l'ordonnée

J'ai reconnu sa voix, tu l'aurais reconnue, Catherine quand ça va ou pas, on le reconnaît à sa voix. Des années qu'elle n'avait pas appelé, elle appelait maman, je ne la remplace pas, elle ne m'appelait pas jusque-là, quelque chose s'est cassé sans doute, je retrouve sa voix sur mon répondeur, au milieu d'une phrase qui me parle d'espérance, je ne comprends qu'après que c'est le nom de la clinique où elle est internée. Je la rappelle elle ne reconnaît pas ma voix, mais il suffit de mon prénom et la voilà rassurée qui me parle d'un dessin, un christ boursouflé qu'on a cloué sur l'axe de l'abscisse et de l'ordonnée, son dessin la hantait, si ton dessin te hante tu n'as qu'à le couper lui aurait dit son frère elle avait refusé, le dessin la hantait mais elle l'aimait quand même, puis elle a dérivé m'a parlé de vieilles culottes, de culottes neuves achetées car les vieilles lui faisaient honte, de la nécessité de laver les neuves avant de les porter, un autre de ses frères avait refusé de le faire tu n'as qu'à te démerder ce qu'elle a fait dans le lavabo de la chambre de la clinique de l'Espérance. Je ne lui avais rien demandé tient-elle à préciser, puis elle dérive encore, me parle de son désir des hommes, elle ne m'en avait jamais parlé, des propos déplacés d'un prêtre qu'elle aimait bien malgré tout, car il lui avait dit que faire l'amour la première fois, ce n'était pas pécher, elle avait bien aimé aller à confesse s'entendre dire qu'il n'y avait pas faute. Elle dérive encore, me parle du slip sale de D. le vieux salaud que j'avais oublié, mais elle dit son nom et je me le rappelle, et je lui réponds qu'il n'y avait pas que le slip de sale chez D., ça la fait rire. Elle dérive encore je ne sais plus quoi dire et lasse d'un coup au milieu d'une phrase bonsoir et elle raccroche.

dimanche 11 novembre 2018

Ton goût du Fondor

J'avais oublié, comment ai-je pu? ton goût pour le Fondor, qu'est-ce que le Fondor? il faut expliquer ce goût disparu. Je ne savais même pas si cela existait encore, mais si, je le retrouve sur le site Germandelistore, le Fondor de Maggi. Les esprits forts disaient: c'est du sel de céleri teint en jaune, rien de plus. Chimiquement c'est faux, il y a bien d'autres choses Sel, exhausteur de goût: glutamate de sodium; huile de palme, sucre, sirop de glucose, oignon, céleri rave, ail, curcuma, curry, poivre, muscade, arômes (blé) et un raton-laveur et qu'importe, tu l'aimais à la folie, petite, le Fondor de Maggi. Je ne partageais pas ta faiblesse qui jaunissait les coquillettes, les salades et les escalopes de dinde, mais c'était établi. Il te fallait ta dose, ça n'existait pas par ici le Fondor de Maggi, parfois on trouvait l'Aromat de Knorr, sinistre ersatz à ton avis, il te fallait du vrai, la véritable poudre d'or, on la faisait venir de Suisse, ils s'y connaissent en or les suisses, la tante envoyait des colis pour que tu soupoudres tes repas d'or, de sel de céleri, que tous les repas aient la même saveur et que tu retrouves l'appétit.

mercredi 17 octobre 2018

L'oncle d'Amérique

Il est mort le frère du père, l'oncle d'Amérique, Véronique l'annonce, factuelle, rappelle qu'elle ne l'a pas revu depuis septembre 95, a long goodbye dit-elle pudique, c'est une belle pudeur contre les impudents. La dernière fois que tu as vu le père c'était quand? Je dis voir le père comme on voit le loup, ce déchirement. Thibaud me dit qu'il a retrouvé sa médaille de l'ordre du mérite, ce ruban bleu qui ment. Tu as revu le père Thibaud avait deux ans, c'est le seul de tes enfants qui ait vu le père, il est né en 93, Thibaud, 93 plus 2, ça fait 95, ils ont leur compte les incestueux, la même année leurs filles rompent d'avec eux qui les avaient rompues. J'aurais tellement voulu que tu survives au père comme Véronique au sien, à l'oncle d'Amérique, le père de France, l'oncle d'Amérique, pantins monstrueux.

lundi 15 octobre 2018

Je dis nous

Ce que c'est que dire nous, tout l'enjeu de notre fin du monde, croire qu'on s'en tirera mieux seul, seuls ou dans l'entre soi des chanceux, des nantis qui s'assoient sur la misère des gueux, sont étonnés quand ça s'effondre, et ça s'effondre, et c'est maintenant qu'il faut dire nous, tu ne peux plus, je le dis pour deux, je ne le dis pas seul, deux nous sommes qui nous aimons, qui disons nous pour aller au but, deux par deux j'aime Tanguy avec qui je dis nous, quand Eluard me revient et que le temps déborde.

lundi 8 octobre 2018

Pas de pardon

Et tous les enfants tombés sous la loi des mâles blancs aux désirs crispés aux érections catholiques aux érections en tire-bouchon érections pardonnées d'avance, érections coupables sous l'aube souillée, tous les enfants qui en sont morts disqualifient tous les dieux indifférents et les pères au gland humide du sang de leur enfant. Tu as connu cela, chacun le sait désormais, ils m'ont tous lu les faux-culs qui portent mon nom, ils savent ce que tu as subi, l'ont toujours su, comment le père t'a foutue, toi et nombre d'enfants, ils le savent ils l'ont su s'en foutent ou peu s'en faut, m'en veulent d'être vivant de dire le secret honteux des mâles blancs, la loi des pères et des prêtres, le malheur des filles la plaie des enfants.

jeudi 27 septembre 2018

Inconséquence

Et l'abeille morte et la feuille tombée t'auront fait de la sorte une fraternité d'avant-garde, vies brisées juste avant la fin du monde. Moi je vais voir les eaux monter, la mer perdre son sel, je vois déjà la terre partir pulvérisée, ce qui se défait je ne sais mais le sens. Ton absence-même s'absente, ce qu'elle contenait d'absolu s'amenuise, devient l'ordinaire et j'ai peur à nouveau pour des bêtises essentielles, mais j'aime et me hâte d'aimer: cet automne l'œil d'un cyclone et c'est là que j'aime, ce qui m'échoit, aimer quand nul n'aime plus personne, que se dévorent les bêtes que dévorent les hommes qui abattent les arbres, épuisent le sable des grèves, et creusent les veines de la terre épuisée, à contretemps j'aime et je vis comme si les jours n'étaient pas comptés de l'espèce, de la terre, de la vie-même.

lundi 24 septembre 2018

Vallée de la Véronne

Ce matin revenant avec la lumière le froid comme un retour à l'ordre un aperçu d'octobre, les trois degrés affichés sur le tableau de bord et le cristal de givre bleu qui signale un danger de verglas, j'ai pris mon détour préféré, la petite route après le lieu-dit des Egyptiennes -pourquoi les Egyptiennes, je ne sais toujours pas- suivi la vallée de la Véronne dont le soleil enfin perçait les brumes claires de la rosée très blanche qui s'évapore au fond des prés. Combien de fois l'ai-je emprunté ce lacet de goudron que transperce l'herbe au centre de la voie, combien de fois ai-je marché là, j'y ai marché avec toi, Thibaud était petit, Thalie presque encore un bébé, Bastien était-il seulement né? -je ne m'en souviens pas. C'était l'été, Stéphane en était aussi de cette promenade, et d'autres fois, seul ou non, jusqu'à la fontaine Fiacre ou la chapelle Saint Firmin -c'était en mai, avec Tanguy-, dans les bois avec Andrew, sous la neige avec Laurent, tant de neige qu'il avait fallu faire demi-tour, il avait tant neigé ces années-là où tu étais tombée malade, où maman était tombée on ne sait trop comment, avait manqué d'y rester, ces années blanches et lourdes où il fut bien rare que je puisse, après les Egyptiennes, prendre mon détour préféré voir les baudets paître et les oiseaux s'envoler.

dimanche 16 septembre 2018

Post-Scriptum

Je ne t'écris plus, des mois que je ne t'écris plus, j'aime, ne t'oublie ni ne te trahis mais j'aime et me voici vivant ma morte, il s'appelle Tanguy celui qui, tu ne le sauras pas, mais c'est lui qui me fait sourire au matin, lui le nom de ma joie, le vœu de ma chanson. Tu es morte avant la fin du monde, cinq ans dit Bowie, deux répond l'ONU, qu'importe, je prends, je suis vieux et j'aime Tanguy et marcher sous l'ombre des arbres qui restent. Nous, il faudrait s'arrêter, ralentir le mouvement, se faire arbres si possible, pas morts comme morte tu es, mais arbres lents aux souffles verts, s'arrêter si possible, ne plus brûler ce qui nous permet d'être, ne plus dévorer mais aimer, savourer le présent, le désir revenu par inadvertance, la joie d'un souffle partagé jusque dans le sommeil, il s'appelle Tanguy celui qui me fait vivre dans la mort de l'espèce, deux ans, cinq ans, aimer je prends.

mercredi 11 juillet 2018

Retour de juin

Et puis la ronde a repris, les jours rallongés, et vos visages disparus, les rides sur l'étang glauque, les ronds dans l'eau qu'effleurent les pattes de libellules, les ailes de cousins, vos yeux fermés mais la lumière revenue que vous ne voyez plus, voilà. Il a tellement plu que les rivières ont débordé, j'ai traversé la Risle en crue, la crue n'a duré qu'une journée. Voilà que ton fils est rentré de Californie, de Chine, de Corée, je ne sais plus très bien. C'est un jeune homme mince comme un chat qui a beaucoup chassé -rassure-toi, ça va. Il est toujours un pas de côté, il confond courgette et concombre, un peu à distance du monde mais voilà c'est bien lui, ce fut bon de le voir rire et manger, de l'entendre raconter sa vie, il prend des cours de chant lyrique, il apprend le mandarin, il travaille beaucoup, il est peu payé, il repartira à la fin de l'été, il rit avec Tanguy, on boit un verre de vin, de l'Irancy mon préféré, tu l'aimais bien je crois, ton fils aussi l'a bien aimé.

jeudi 17 mai 2018

La guirlande de Flavie

Dans les rituels du printemps, voler un bouquet de lilas blancs, de lilas doubles si possible, s'étonner des fleurs au plus près du tronc des arbres de Judée, il y en avait un, dans le jardin-de-devant de la maison de Villepreux -tu t'en souviendrais. En Toscane ils sont plus grands, ici un peu maigrelets guirlandes de fleurs mauves dans le jardin propret, tu t'étonnerais de mon goût soudain pour les fleurs, tu n'aurais pas tort, la guirlande est détour, la guirlande de Flavie, pas un jeu de salon, pas une bergerie non, j'y viens. Un des rituels de printemps, s'épuiser dans des oraux blancs que passent des jeunes gens qui pensent plus au printemps qu'aux oraux blancs. Ils défilent une semaine durant, dormeur du val, lettres persanes, meurtre de l'arabe, Camille, Horace, incendies, Eldorado, Thélème et compagnie, c'est un rituel éprouvant, ils sont charmants les jeunes gens qui n'ont pas assez révisé, qui n'ont pas lu ou pas aimé ou bien aimé mais ne se souviennent plus très bien, ne trouvent pas le mot qu'ils ont sur le bout de la langue, on patiente on s'agace, on encourage on admoneste et puis voilà qu'entre une Marine et une Zoé, après un Wandrille bredouillant une jeune fille se présente, qui s'appelle Flavie. C'est le défaut des prénoms rares, c'est la fonction des noms propres qui n'évoquent qu'un visage, je lis son nom et tu m'apparais, et se brouille alors sa bonne bouille de jolie brunette, et s'y substitue le souvenir d'un trait qui te signait: ta réticence à consentir qu'il y eût d'autres Flavies au monde, ta peine à partager ton prénom. Je peine à mon tour à écouter l'adolescente qui n'usurpe rien; elle a bien travaillé, elle sourit, elle nuance, je la félicite mais je peine et l'appelle Mademoiselle c'est désuet tant pis, je ne peux pas l'appeler Flavie.

mercredi 9 mai 2018

Sur les dalles de lave noire

J'étais allé à Naples juste avant toi, de fait tu avais improvisé le voyage à m'entendre enthousiaste dès mon retour t'évoquer la vitalité un peu crasseuse de la moins compassée des villes -les derniers mois tu te saisissais de toutes les occasions pour partir, changer d'horizon. Je me souviens t'avoir donné les derniers conseils alors que tu étais en route pour l'aéroport et ce fut un de tes derniers voyages, dont tu revins ensoleillée. J'y suis retourné, j'aurais aimé t'en parler mais c'est ainsi je le savais, j'ai à nouveau marché sur les dalles de lave noire, je n'ai pas dansé sur le volcan, j'ai simplement glissé un soir de pluie -car un soir il a plu- sur ces dalles grasses de poussière mouillée et j'ai pensé aux rues de Casablanca après les premiers orages d'automne. J'arrive à l'âge où il faut veiller à ne pas glisser, mais je sais encore tomber sans casse -sans grâce non plus, c'est vrai. Au rythme du grand pas de Laurent qui arpente, égal, le monde, au son du rire cascadant de Tanguy qu'enchantent toutes les beautés, j'ai revu les lieux aimés, en ai découvert d'autres, et entre tous j'aurais voulu te parler d'une église, d'une sacristie peinte par Vasari, visitée par hasard, Sainte Anne des Lombards, le Compianto de terre cuite dont on reste stupéfié mais non, la vie reprend dont tu n'es plus: il faut désespérer du partage, partager avec d'autres, apprendre le bonheur sans toi, sans pouvoir te confier mes joies fragiles comme coquelicots à Paestum, se résoudre à l'évidence qu'il est urgent de vivre et doux d'aimer, qu'on peut vivre et aimer sans te trahir ni t'oublier.

samedi 21 avril 2018

Eté d'avril

Et le printemps sous mes doigts s'égrène comme j'écosse les petits pois, ceux-là sont rares dans la gousse épaisse, que s'est-il passé sous la serre? Il fait si chaud qu'on est perdu, on cherche des cerises chez le marchand de Jumièges qui rit, nous montre les arbres en fleurs, tu ne bouderais pas ton bonheur d'avril trompeur au point que c'est l'été d'un coup, goutte de Sahara sur les prés verts et les champs jaunes, poussière rouge sur les voitures et les carreaux de la fenêtre. Le temps s'accélère, et s'y prennent les pattes les araignées de mer revenues trop tôt sur la côte, les homards ne sont plus si chers, même les marchands s'y trompent, les prix se dérèglent aux étals des marchés. Tu aurais trempé ton pied dans l'eau du golfe, une eau pas si claire, tu l'aurais retiré ton pied ne s'y serait pas trompé lui, la mer c'est encore 11°, on n'est pas si loin de l'hiver, alors tu aurais marché sur le sable un peu vaseux des plages que tu aimais, pour se baigner attendre un peu, pour le bonheur du printemps s'en emparer sur le champ.

jeudi 19 avril 2018

Printemps chinois

Et cette chaleur éclatante, le sucre jaune du colza, les jacinthes en tapis dans les sous-bois, les cerisiers en fleurs, nous les avons connus, nous les avons aimés les printemps normands, les reverdies des Yvelines, les premiers lézards sur les murs de granit des chemins du Croisic, voilà c'est revenu et ce n'est pas pareil, c'est plus chaud, plus tôt, c'est la poussée de sève et le début de la fin du monde et c'est sans toi, l'inversion du Gulf Stream, la mort des oiseaux. Un bébé pleure que j'entends par la fenêtre ouverte, nuit de juin pour un soir d'avril. Il fait chaud à faire fondre le chocolat des tablettes, à faire éclore des nuées d'insectes, mais les papillons sont rares et tu manques et c'est nul. J'aurais voulu te dire que ton fils est heureux, qu'il vit en Chine et s'ouvre des possibles dans un monde où tout est difficile, que ce printemps est sien quand j'entends son bon rire au téléphone, qu'il vit à sa façon foutraque, baroque et bordélique. Son chemin n'appartient qu'à lui, ce qu'il trace nulle idée, mais l'élan de vie, ça je sais, tu aurais tellement aimé le voir ainsi si vivant qu'on aurait pensé, contre toute logique, la fin du monde ce n'est peut-être pas quand même pour tout de suite.

lundi 9 avril 2018

Je suis là

On croit -la mort de ceux qu'on aime est une amputation- mourir de la mort des chéries, des aimés, des mères au baiser d'amande, des amants aux aisselles de cassis, de toi ma sœur aux cils infinis, aux yeux indécis presque verts, on en meurt en effet, mais mourir au présent c'est vivre encore autour des plaies, sans quoi on ment et non, jamais je ne te mentirai. Te coucher sous la dalle -car j'ai dû la choisir- ce fut subir l'hiver son recommencement c'était mars pourtant, c'est en mars que souvent sont mortes les femmes que j'admire. En novembre ce fut maman. J'ai cru n'en jamais revenir du calendrier des cadavres, vingt fois seul dans la chambre j'ai replacé le tuyau d'oxygène qui lui tombait du nez, il fallait lui parler je ne savais que dire si ce n'est je suis là je l'ai toujours été. Te parler au contraire c'est l'évidence absurde, me taire ça ne me ressemble pas, mais voilà ta mort je n'en suis pas mort, je vis amputé de toi mais je vis et vivre c'est aimer encore et quelqu'un dort sur mon épaule et rit en s'éveillant et c'est comme un grelot qui dit la joie de vivre et d'aimer tout ensemble et mon seul regret toi pas là pour l'entendre.

dimanche 25 mars 2018

Par trois fois le printemps sans toi

Ca revient, trois ans ta mort, les tulipes dans le jardin, cette année elles n'y sont pas encore, il a neigé lundi dernier, je ne suis plus que le temps qu'il fait, j'erre seul comme un nuage et les jonquilles me sont un soleil médiocre. Tu es morte avant les oiseaux, mon aérienne, il n'y a plus guère d'alouettes dans les champs à l'aplomb de leurs nids, plus de chants d'alouettes au dessus des champs, tu es morte avant, toi aussi tu volais droit et haut, tu chantais faux, je sais pourquoi et qui a brisé l'harmonie. Il n'y en a plus pour longtemps dans un monde sans moineau ni passereau, pourtant je voudrais vivre encore et chanter le printemps même si ce n'est plus qu'un leurre, un décor peint par Monsanto -on sait le nom des assassins. La lumière revient pourtant frapper mes carreaux, tu sais c'est con mais j'aime encore, quelqu'un que j'aime, un lyrique un ténor, une hirondelle, l'oiseau de bon augure dont je voudrais qu'il fasse le printemps.

mercredi 7 février 2018

Droite comme un I

Alors je te dessine, et tu n'es pas de l'orbe ni de la courbe, tu décourages les sottisiers de la féminité ronde, de la forme molle, tu te tiens droite, tu t'es tenue debout très tôt, tu es droite comme un I à ce qu'on dit, raide comme la justice, toi dont la vie fut si injuste, ton corps de rectitude toujours corrigea les biais, les ellipses et les géométries complaisantes. J'étais plus souple que toi, l'écrire m'étonne: puisqu'il m'est donné de vieillir, je commence à comprendre que de fait ce qui agit en nous est calcification rouille engourdissement, et les douleurs afférentes, et nous tous qui vieillissons -j'entends cela comme une chance mélancolique- nous comprenons l'air transi de Purcell autrement que les jeunes gens. Il me semble que ton corps droit, que ton corps raide à qui fut volé son enfance, comprit cet air plus vite que tous, et sut très tôt que durer ne lui serait pas donné. Tu marchas tôt, tu marchas droit, je te dessine, tu es une ligne tranchante qui scinde l'aire qu'esquissent les pas boiteux du vieux père qui te survit vautré dans la souillure et qui rondement, ment comme un arracheur de dents.

mardi 6 février 2018

Tes collants rouges

Il a neigé sur mon toit noir, une ardoise en a glissé, le couvreur va repasser, il y a donc un hiver, un nouvel hiver sans toi, à peine si je le vois passer, j'aurais bien voulu t'entrainer, on aurait pris la pente du toit, on aurait inventé la montagne, on aurait skié comme des enfants surexcités. Tu sais la neige il y en a moins mais lorsqu'elle tombe les enfants ici se massent aux fenêtres des classes comme nous voici quarante ans, et comme nous ils souhaitent que la neige transforme le monde et fige les haleines et gomme les souillures et blanchisse le bitume, et comme nous ils crient au sortir de l'école, et comme jadis la neige estompe leurs cris, les stupéfie. Les jours de neige sont plus rares, je m'en saisis, je te les donne, tu cours vers eux, tu disparais, tu portes un kilt et des collants rouges, tu cours en fille, les chevilles semblent s'évader, les filles elles ne courent pas elles dansent, dansent autour de toi des flocons fins comme farine où disparaissent tes collants rouges.

jeudi 1 février 2018

Neige et laine

Dans l'hiver, le souffle des jours courts, la pluie, la pluie, la pluie, il pleut depuis des mois, sur le soleil, sur le froid, la pluie s'abat, tu n'aimerais pas ça, nos hivers d'enfants brillaient de gelées cristallines, et nos rires semblaient infinis quand la nature durcie les renvoyait par échos, bien au delà de la buée pétrifiée qui sortait de nos lèvres. Nous avons connu les doigts rouges et gourds crispés sur des boules de neige, ce n'était pas tous les ans, mais tout de même, la neige tombait plus souvent qui étouffait nos cris d'enfants excités -la neige excite les enfants, c'est un fait d'évidence, la neige métamorphose, la neige surprend, la neige suspend. Nous sortions sur la place, et sous nos vêtements, nous portions des collants de laine que nous imposait maman, ces collants nous les détestions. Maman, elle était de ces mères qui ont toujours froid pour leurs enfants, jamais avare d'une épaisseur supplémentaire, nous fûmes des enfants couverts, des enfants couvés, cagoules, moufles, écharpes interminables, des enfants enveloppés, laineux, tricotés. Elle est lointaine cette enfance où le froid pouvait faire pleurer et rire en même temps des mouflets emmitouflés, les joues pommes d'api, les yeux brillants d'une fièvre de santé.

dimanche 21 janvier 2018

C'est déjà ça

J'apprends lundi, tu en aurais ri, ce que ton rire manque, que cette année mes cinquante-cinq ans tombent au pire moment, c'est le blue monday puisqu'il faut donner dans notre monde gris une couleur au jour, c'est un jour de mélancolie, l'hiver, l'après fêtes, l'absence de lumière, un lundi, ce qui se dit, le creux du fond du trou c'est mon anniversaire, il pleut depuis des mois, j'en ris faute de ton rire, je prends tout ça à la légère, j'ai toujours su ça mieux que toi. Tu avais l'anniversaire difficile, septembre et rentrée des classes, petite tu trouvais injuste que la fête soit ainsi non pas gâchée mais ternie par l'odeur d'encre et de craie, pourtant tu aimais l'école et les maîtres, une élève modèle, mais que ton anniversaire pâtisse de la rentrée, c'était dur de l'accepter, la vie était injuste, tant de preuves te le confirmaient. Lorsque que tu pris quarante ans (ici les années on les prend), ce fut comme révolte sourde, tu en eus de l'humeur, tu fus désagréable, je n'avais pas compris pourquoi, moi la quarantaine m'avait glissé dessus sans que je m'inquiète de mes rides ni de mon embonpoint, le temps sur moi je n'y pouvais rien, ce n'était pas grave, pour toi si, et pourtant tu gardais la ligne. Morte à cinquante ans -j'ai vécu cinq ans que tu ne connaîtras pas- quelques jours avant tu m'as dit c'est beaucoup trop tôt pour mourir, je l'ai déjà dit, mais je vieillis, radoter un peu c'est vieillir, tu disais aussi -cette phrase amère qui fait monter mes larmes- tu disais aussi vieillir c'est déjà ça.

samedi 13 janvier 2018

Le temps l'oubli

Et dans la nuit prolongée du chagrin des filles, des femmes qui sont la nuit déchirée par les phares blancs des hommes, dans la violence intrinsèque à ce monde où l'on jouit et tue d'un seul geste, la stupeur d'être, mais pas du clan des chasseurs. L'horreur de te savoir absente, rendue au rien, et le dégoût recommencé à l'idée que le père va bien, qu'il te survit pépère, qu'il travaille pénard à l'oubli, que ta mort n'a pas suffi à l'accabler pour son crime. L'oubli auquel il travaille, artisan virtuose de la mauvaise foi, t'ensevelit toi l'enterrée dans le silence qu'il génère: il a le temps pour lui, le temps travaille à l'oubli, le temps t'ensevelit, le père, c'est un petit Chronos minable, rabougri, qui voudrait digérer jusqu'à ton souvenir, t'ensevelir d'un temps plus épais que la terre, et je n'ai que des pierres contre son appétit. Je lapide le temps pour que tu me reviennes au hasard des odeurs, des lumières, des étoffes, mais tu me reviens moins, je crains que ta lumière s'éteigne tout à fait avec la mienne, tout à fait étouffée par l'étoupe du temps -C'est la vie, disent les imbéciles- avec la mienne quand me frappera l'aile, quand le souffle me manquera, quand de ma cervelle épuisée nul pli ne recèlera plus le moindre signe de toi.

lundi 8 janvier 2018

Eleanor à Houlgate

Il a venté il a plu, des tempêtes aux noms de femmes ont traversé le pays, Eleanor a tué cinq personnes, une perdue en Seine, une noyée en Saône, un vieux écrasé sous un arbre, un imprudent tombé du toit, moi ça va, quelques heures sans électricité, sans téléphone, sans internet, ce n'est pas la mort on attend c'est tout, on rajoute un pull, on prend la voiture et l'on va vers la mer voir l'écume et le sable empiéter sur la route. Le cinquième mort, je ne sais plus, il a venté il a plu, branches brisées, tuiles perdues, bancs de la promenade avalés par la plage, des vagues jusqu'au casino fermé, rien ne va plus. Tu aimais sortir quand le vent soufflait, quand le vent ne portait pas encore des noms de femmes, je sors toujours, tu ne peux plus.