Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 8 décembre 2019

Hantez comme on danse

Bonsoir mes morts, revenez-vous hanter ? Je vous attends les bras ouverts, je ne veux pas vous effrayer, les ombres, je sais vous embrasser, je n'ai rien à craindre du passé, entrez. Hantez comme vous êtes, vous êtes ici chez vous, des vieux fauteuils, une armoire disjointe, du fourbis à cent sous. Ma mère au café trop fort, ma sœur au thé vert brûlant, il fera chaud, il fera doux, nous boirons en croquant des gavottes au chocolat au lait. Arnaud nous rejoindra, c'était son anniversaire, Marie le lui a souhaité, et la photo publiée montre qu'elle aussi sait se faire hanter, que c'est doux, en effet: les fantômes de l'enfance perdue valent ceux de la jeunesse enfuie. Vieux de vous, mes morts, mes souvenirs sont vos autels lorsque la nuit s'étend trop tôt .

mardi 12 novembre 2019

Le choix des plages

Les plages de la presqu'île n'exposaient pas aux mêmes vents, c'était un art de décider où l'on irait tendre serviette, un art spéculatif, augurer du vent, une discutaille scolastique: la plupart du temps, nous allions au plus près, à Port-Lin à deux pas, à Valentin, à peine plus loin, pour un sable plus fin, pour des rouleaux plus amusants. On ne pêchait pas à Valentin, pas de rocher pour se couronner les genoux, on se baignait voilà tout. Les grandes cousines (toute cousine était grande à notre aune, seule Véronique avait notre âge, mais elle était en Amérique, elle ne venait pas si souvent), elles portaient toutes des bikinis et  elles bronzaient comme si leur vie en dépendait elles bronzaient à en peler, les cousines à la peau sèche. Nous n'aimions pas trop lézarder, l'enfance n'a pas de temps à perdre, nous creusions des canaux, nous faisions des pâtés, tous les après-midi c'était barrage contre l'Atlantique, c'étaient remparts, c'étaient polders, et chaque jour la mer déjouait nos dispositifs, et si par extraordinaire, elle se retirait sans avoir abattu nos petits jérichos, nous les piétinions de nous-mêmes avant, à notre tour, de nous retirer pour le soir, les cheveux rêches et la peau salée.

mardi 5 novembre 2019

Port-Lin

C'était un drôle de chapeau rouge que tu portais, un bob on disait, un bob de coton rouge doublé d'un tissu éponge fleuri, une drôle de cloche sur ta drôle de tête de petite fille aux cheveux courts, la cloche couvrait ton épi, te gardait du soleil sur la plage. Était-ce le soleil ou le sel de la mer qui te faisait  blondir, je ne sais, sous le bob même tu blondissais, une blondeur de provision qui disparaitrait à la rentrée à peine moins vite que le bronzage -c'était un temps où il fallait  bronzer, les mélanomes on s'en fichait, on ne savait pas que ça existait. Tu étais donc blonde et bronzée sous le bob de plage, le parasol c'était pour la tante Annick, le privilège de la rousse qui ne bronzait pas mais brûlait sitôt qu'on la sortait de l'ombre. Sortir de l'ombre elle n'y songeait pas, concentrée sur les diminutions d'un tricot savant, c'était la reine des pulls à torsades, une  parque siglée phildar qui au cœur de l'été travaillait à l'hiver. Nous, nous n'étions qu'enfance, j'entends par-là présence pure à l'instant même de la joie, sous le soleil nos pas sans ombres à peine alourdis par  le sable grossier de Port-Lin, dévorant les pains de seigle au raisin, les tartines et le chocolat Poulain.

mercredi 30 octobre 2019

Le mot qui manque

Je devrais ce jour gris corriger des copies, tant pis, je procrastine, ma vie passée à procrastiner, ça me connaît, tu t'en souviendrais, mais il fait si gris que je farfouille, et qu'au hasard du net, j'entends ce mot nouveau dans une chronique écolo, solastalgie. C'est australien ce mot, cette forgerie, ce qu'elle signifie, la nostalgie du solace, de la part heureuse du monde, du refuge, du gîte où demeurer pour reprendre souffle, du souffle-même, qui sait ? Un mot d'aujourd'hui qui pleure hier, un tout petit sanglot contrit d'enfant gâté devant le jouet cassé, la fête gâchée, quelque chose meurt dans ce mot, quelque chose ment aussi, dans l'anthropocène nous ne savons plus nommer, j'ai pas les mots, ce qui se dit, dans ce monde épuisé le premier manque est langagier.

mardi 29 octobre 2019

Remède à la mélancolie

Plus que moi pour me souvenir, ça qui m'attriste, ça qui me pèse, de notre enfance seul dépositaire, le dépôt j'en croulerais parfois, parfois je me fais l'effet d'un centenaire, Tanguy lève les yeux au ciel, dans ses yeux clairs je n'ai pas cent ans. Au moins m'est-il donné de vieillir, ça que tu m'aurais répondu, incontestable ça, la chance de tous les matins, même les plus maussades, même quand on a mal aux dents, mal au dos, qu'on est plus perclus que la vierge aux sept douleurs, que nos rêves ont des allures d'ossuaires, la chance que tu n'as pas eue: tous les matins me tombe dessus la surprise du survivant. Et si mélancolique je trouve cette chance amère, ou plus précisément, je la juge injuste comme une fée avare qui ne t'accorda aucun vœu mais m'exauça sans que pour ma part j'aie rien demandé, le rire de Tanguy me rappelle qu'il n'y a rien à justifier, qu'il s'agit maintenant de se saisir des joies qui restent, la surprise d'une lumière d'automne, le bonheur de ses bras au réveil, cette chance insensée, ce souffle sans rose des vents.

mercredi 23 octobre 2019

Aucun sens

Ils sont curieux les rêves, j'en fais peu, m'en souviens encore moins, pas ce matin où rendormi dans les bras tendres de Tanguy, j'ai rêvé, pas de toi mais d'Arnaud, du père, de maman dont je découvrais qu'elle s'était remariée, de fruits de mer, de côte rocheuse, de paysages inchangés, d'enfants non identifiés mais familiers, d'un océan méconnaissable. Le poissonnier ne vendait que des produits transformés, je voulais des étrilles et des bouquets, tant pis si c'était cher, je les voulais vivants, cela l'étonnait le poissonnier, je tenais bon, Arnaud était déjà malade, avec un cancer les envies se font rares, alors l’envie de fruits de mer il fallait bien la satisfaire, souscrire au rituel de notre amitié, acheter les crustacés, tout cuire moi-même, il a cédé le poissonnier. Mais la mer a monté dans le sac de crabes et les étrilles s'en sont allées avec la marée et je suis revenu bredouille à l'hôtel inconnu où une chambre m'était allouée, j'y ai croisé le père, lui ai dit que ça avait bien changé, la côte rocheuse, le poissonnier qui ne vendait plus que des filets et des plateaux tout préparés, vingt-cinq ans que je n'y étais pas retourné, le père m'a dit qu'il regrettait, ce n'était plus le moment des regrets, aussi l'ai-je planté là pour retrouver maman dans une autre chambre, qui m'a présenté son nouveau mari -en fait, je le connaissais déjà- puis au détour d'un couloir, un magasin de disques, récemment fermé, et le regret de ne rien y pouvoir acheter. Au moins n'est-ce pas un cauchemar ai-je pensé juste avant de me réveiller et de tout raconter à Tanguy qui m'a gentiment écouté pendant que, racontant, je mesurais combien tout cela n'avait aucun sens.

lundi 21 octobre 2019

Linoléum

C'est très propre ici, le meublé de Tanguy, de l'autre côté on aurait pu voir la chaîne des Puys, mais il donne sur la voie ferrée, quelques trains pas pressés, quelques immeubles un ciel changeant, souvent chargé, c'est bien chauffé ici. Tout fonctionnel un peu vieillot, confort sommaire, ici on vient pour travailler, chaises, lino, tables, tout vert d'eau, tout ici bien entretenu, je suis content d'être venu, heureux d'être avec lui. Au sous-sol une laverie, c'est bien organisé ici, un grand couloir orange une tuyauterie démesurée qui mène aussi à la chaufferie, ça vous a des airs de film, Wes Anderson, avec odeurs de détergent, c'est très propre ici, je l'ai déjà dit ? Plus troublant, le bruit des pas sur le linoléum gris du couloir interminable qui mène à l'appartement, après l'escalier gris à la rampe rouge, ce bruit, le sentiment d'un sol un peu collant, si bien lavé, presque ciré, le souvenir passe par mes semelles, ces pas-là je les fis souvent, tu étais déjà très malade quand il fut question de l'EPHAD, tu avais préparé le dossier, j'étais allé visiter le lieu de vie et de fin de vie, ainsi l'avait nommé l'infirmier, tu m'as demandé comment c'était, c'était propre et maman s'y résigna, un mois avant ta mort. Pour la voir, il fallait aller au bout du couloir très propre malgré les charriots de couches souillées -parfois c'était en apnée- et détacher les pas du sol collant lino bleu ciré, avec ce bruit que je retrouve ici, ce bruit de propreté, avant qu'ouvrant la porte de sa chambre je ne sois saisi d'effluves de "Shalimar" dont elle fit, sa dernière année, un usage immodéré.

jeudi 3 octobre 2019

Lubrizol

Se taire ça vaudrait mieux danser sous la pluie noire désormais sans mystère aimer qui je peux tant qu'il est encore temps -ce que je fais je crois et du mieux que je peux mais le livre ah ça non pas la peine, ma peine tu sais j'en suis le portefaix ma peine porte ton nom mais le livre à quoi bon qui lirait quand finie la fête foraine nous serons tous rendus à nos visages de carême, nos faces blêmes de veille de fin du monde? A quoi bon dire la prophétie si chacun déjà la connaît, tu la connaissais toi aussi, le monde il nous prend de vitesse, et l'on s'acharne à l'achever tout en priant en douce que les catastrophes aient la politesse d'attendre notre Alzheimer pour se déployer sur la nuit de nos neurones en cendres. Il a plu de la suie noire, de l'huile bitumeuse, de la poussière d'amiante, un peu de dioxine, il pue de l’œuf pourri comme il pleut sur la ville, quelles sont ces particules qui pénètrent mon cœur? Il faut bien respirer, comment s'en empêcher mais vraiment si on peut, se taire ça vaudrait mieux que ces paroles dévoyées, ces nuages toxiques rien qu'un peu.

jeudi 22 août 2019

De tout de rien

Même si l'avenir s'effondre comme un pan de toit sous le ciel, sous la dalle grise où ton nom s'efface, tu n'es plus tu n'y es pas, les pas sur le gravier s'éloignent, c'est doux de te parler, tu ne me réponds pas -j'ai oublié le timbre de ta voix. Je ne vais plus à Vannes, je ne me retourne pas, les pas sur le gravier s'éloignent, me revient "c'est n'importe quoi", ce que tu disais quand ça n'allait pas. Je suis comme ces vieilles femmes, ces veuves d'Almodovar qui nettoient les tombes en Espagne, elles parlent des vivants aux morts, des morts aux vivants, elles disent des horreurs et chantent des chansons d'enfants. Cet été, ton fils est venu m'aider pour l'emménagement -Tanguy s'installe ici- bien-sûr c'était la canicule, ton fils déborde d'énergie tu serais rassurée tu serais fière de lui. Il a fait si chaud cet été que des arbres ont grillé que des arbres ont jauni, brûle l'Amazonie, qui aurait pu l'imaginer? 43° degrés à Lille fin juillet, ton fils te le confirmerait, il te dirait aussi la fraîcheur de la cathédrale d'Amiens où nous fîmes étape, ses lumières insensées. Tanguy a rangé les armoires, vingt ans de linge accumulé, coton jauni, laine mitée c'est fou ce qu'il fallut jeter chemises défraîchies, manteaux élimés, jeans déchirés, au recyclage, faire le grand ménage: tout est entré dans la maison plus grande qu'il n'y parait, le passé s'est tassé. Je suis encore vivant, je sais encore aimer c'est doux de te parler.

mercredi 10 juillet 2019

Eté tempéré

C'est un soleil normal un soleil d'avant, exactement la lumière de juillet d'antan qui ricochait sur les flaques où nous agitions nos épuisettes, entre les rochers de Port-Lin dont le mica scintillait par à coups, une lumière qui certes avait sa violence mais qui ne brûlait pas comme il arrive que brûle le ciel de nos jours -que d'incendies dans le journal  qui incrimine des enfants, se méfier des enfants, dissimuler les allumettes, les ranger en haut des buffets, avec les bonbons, les confitures. Comment à ce compte ne pas désirer le feu? Nos enfants brûleront le monde, nous leur en avons donné le désir, leur avons montré comment faire. Mais aujourd'hui, l'air n'est pas trop rare, le ciel bleu sans trainées brunâtres, un été tempéré jurerait-on, un été  banal où l'on lit la fenêtre ouverte, il t'aurait rappelé ce jour lointain où le chat noir voulut chasser les papillons et tomba de l'étage dans le buddleia bourdonnant d'insectes -les rosiers  sous ma fenêtre bruissent d'abeilles, j'entends un merle. Pas un âge d'or, pas un soleil d'Eden, juste un jour d'été.

mercredi 19 juin 2019

Balouba chat noir

On nous apprit le jour où le père installa la balançoire verte et jaune, la mort du chat noir, comme ça, ceci compensant cela, il nous fallut payer la joie de l'escarpolette au prix de Balouba. On l'avait baptisé pour nous, on ne nous avait pas dit pourquoi "Balouba" -Baluba de fait, on ne l'écrivait pas. On aurait pu nous le dire, nous n'y aurions pas vu malice, enfants blancs dont les atlas obsolètes coloraient d'un parme colonial des pans entiers d'Afrique -Empire Français, ça s'appelait. Ça aurait pu aller de soi, nous étions des enfants de droite, il fallait appeler un chat un chat, un chat noir Balouba, blancs, noirs, chacun sa place, chacun sa race, tralala rance et pourtant c'était l'enfance.
Nous avons pleuré Balouba, esquinté par des chats normands, à Honfleur, en fin de vacances, l'œil crevé l'oreille manquante, on nous avait promis qu'on allait le soigner, on le fit piquer puis on acheta la balançoire pour contrebalancer, la balançoire verte et jaune pour colorier le deuil du chat noir, escomptant -à raison d'ailleurs- que dans le va et vient -la tête en bas les pieds au ciel, soleil!- de Balouba qu'on aimait tant, de Balouba qu'on s'en balance, quelques larmes, un rien.

mercredi 29 mai 2019

Méforme

Elle n'est pas pour moi la grande forme, pour toi non plus conséquemment, tu n'attendais pas  vingt-quatre chants de ton frère en lui mandant d'écrire, pas un roman non plus, peut-être un testament?
Je n'aime pas vraiment la matière de Bretagne, je ne suis pas du monument, je ne célèbre pas qui gagne et je me fous des korrigans. La veine épique m'est pis que pendre, en ma catholique lignée, seule ma colère fut homérique et je ne sus pas la chanter. Dire qui tu fus, célébrer une enfance sous un soleil mesuré, tes joies, tes goûts, nos doigts rouges dans les framboisiers, oui ça je peux l'écrire et tenter de te susciter, mais je ne fonde rien qui vaille, je tricote sans compter les mailles, cotte mal taillée se déchipote, se défile, s'écaille et si je tiens parole, obstiné, si je m'échine à  t'écrire, sauver de l'oubli ce qui peut l'être, mettre de l'ordre en mon grenier où  la mémoire prend l'eau, c'est au prix de l'informe, du déchant de Corbière. Je connais  trop souvent la fatigue, parfois l'accablement: pourquoi poursuivre un passé  sans revenante si l'avenir se ferme comme un poing sur la vie-même et que bientôt  nul ne se souviendra de toi, car bientôt  plus personne pour se souvenir de quiconque?

mercredi 8 mai 2019

Les vieilles chansons

Tu sais pour te dire, te dire justement, il faut des mots doux comme un linge délavé, un langage criblé -sur le tamis les grumeaux du clinquant. "Le vieux style" elle disait Winnie, la mémoire usée, les mots pour te dire ne seront jamais assez doux, des mots comme des peaux d'enfants des mots voilés comme des yeux de vieille avant qu'on ne leur ôte la taie -"on m'a fait la cataracte m'a dit une voisine, j'en vois que c'est presque trop beau". Il faut  bercer ses morts, leur chanter les refrains d'antan, je te fredonne "Le roi Renaud", "Le pont de Tréguier", "La boulangère a des écus qui ne lui coûtent guère", tous les refrains que nous chantions je te les chante comme ils me viennent par bribes, déformés, adoucis par l'oubli, tu chantais faux mais tu chantais quand même ces mots doux des chansons d'enfance, pas si doux les mots quand on y pense, "Le roi Renaud de guerre revint / tenant ses tripes à la main", panse percée, cœur chagrin, maman c'est cela  qu'elle nous chantait, qu'elle a chanté à tes enfants, et vous deux mortes et tes enfants grandis et moi moins vaillant, ce sont là les mots que je chante seul, les soirs où je sens que tu hantes.

mercredi 24 avril 2019

Succession

Étrange, quand j'y pense, ce mot de succession, celle du père en l’occurrence, à qui je succéderais… Vocabulaire de notaire, tu serais là nous en ririons, nous lui succéderions d'un rire, la succession qu'en faire? En rire tant qu'on peut. Nous ne le pouvons plus, puisque me voici seul à survivre, me voici seul succédant en compagnie de tes enfants, que de successions pour eux, trois en quatre ans, la tienne, celle de maman, et voici qu'advient celle du père, qu'ils n'ont jamais vu, sauf Thibaud qui ne s'en souvient plus, il avait deux ans. Le père t'avait dit le voyant: deux ans c'est le bel âge, après les enfants ce ne sont qu'emmerdements et déceptions. Tu n'avais plus revu le père d'autant qu'enceinte de ta fille tu lui avais enfin demandé des comptes quant à l'inceste, qu'il t'avait répondu on se fait une bouffe et on en parle, c'est là que tu avais rompu et que rompant, c'est une autre succession que tu avais installée, entre ta fille à naître et toi, la soustraire au père, refuser de boiter plus loin, le planter là, le labdacide au petit pied dont ta fille n'a rien à faire.

vendredi 19 avril 2019

Mars encore

La mort d'Arnaud, c'est mars encore, si vite amenuisé, le bras pendant, cheveux tombés, la parole hésitante mais l'œil allumé, c'est mars encore, et le cancer encore, "fuck the tumor" a-t-il répété doigt levé, bravache, vieil adolescent punk, fan des Clash, parole remâchée, bras pendant doigt levé. En trois mois emporté, Noël à la veillée il marchait encore, il comptait rejouer de la basse, Paul Simonon des Clash la portait basse avec classe, grâce de la jeunesse, ça qui s'est envolé, ça qui s'envole en mars, la légèreté. Trente ans d'amitié, pile poil aurait-il dit, il aimait les chiffres précis, les enclumes, les balances de pharmacie et les locomotives à vapeur. On a bien bu, fumé, bien ri surtout, avec Arnaud on riait de tout, surtout du pire, même en mars, même avec maman à l'EPHAD -pour ton enterrement il était resté avec elle, il avait fait rire maman pendant ton enterrement, "sans ça on aurait pleuré comme des vaches", ils avaient ri de moi, évidemment, "de qui veux tu qu'on rie, franchement?"- même à son incinération avec ses amis, ses sœurs, ses enfants, avec Irène, ses élèves, Anne-Laure et j'en oublie tant, on a pleuré et on a ri, on a ri franchement.

dimanche 14 avril 2019

Perdre sa peine

C'est tout moi, ça, tu en rirais, rêver d'aiguilles, ravauder les jours troués, faire quelque chose des peines perdues, en rêver mais la tâche m'est ardue, les pointes m'effraient au point que je crains pour mon œil, ma main tremble et le fil dans le chas c'est trop pour moi, pour mes gros doigts, j'ai la broderie velléitaire et la suture symbolique. S'y frotter s'y piquer, voir le sang couler de la pointe suffit pour renoncer.

samedi 16 mars 2019

Quant aux anniversaires

S'il n'était mort un jour de l'automne passé -quel jour, je l'ignore, je n'en fus pas informé- le père aurait pris -c'est ainsi qu'on dit en mon pays de Normandie- quatre-vingt-cinq ans hier précisément. Si je le sais encore, si je suis précis, c'est à toi que je le dois, qui m'as rappelé sa date de naissance voici quatre ans, précisément. Tu étais maigre et farouche, je reviens à ce jour, je l'ai déjà écrit, maigre et farouche oui, ma sœur ce chat écorché dans une chemise de nuit bleue, un corps de tendons tendus jusqu'à rompre et pour rupture ce rire, j'y reviens, ce rire hargneux qui ne te ressemblait pas, pour me dire que cette fois encore, tu survivrais à son anniversaire, tu survivrais au père une dernière fois, "Aujourd'hui je ne peux pas mourir" m'as-tu lancé lorsque je suis entré et moi qui ne comprenais pas, il a fallu que tu me rappelles sa date de naissance, je l'avais oubliée, l'oubli, c'est bon parfois. Si je me souviens, si je suis précis, c'est que je pense à toi, c'est que je pense à mars où tu mourus, aux fleurs de mars si contraires à ta mort, aux autres morts de mars -depuis ta mort, il y en a eu des morts qui me hantent; le père n'en fait pas partie.

mercredi 27 février 2019

Théorie des nuages

Chers nuages, Charles, Eugène, il y eut en baie de Seine matière à tableaux. Tu sais bien ce qu'il faut, l'averse de lumière, la culotte de gendarme, l'éclaircie trouant le bitume, la pluie de l'autre côté de l'eau, parfois la Seine n'avait qu'un bord, parfois la pluie venait trop vite, je me souviens de Marie-Laure et moi, un matin  sur la plage du Havre, rattrapés par le grain, mouillés jusqu'à la culotte, ciel d'estuaire, ce qu'on dit, la pluie plusieurs fois par heure, le soleil entre la pluie, les nuages, les nuages comme la vie, les merveilleux nuages, qui vous trempent, vous essorent. Charles, Eugène, ce qu'on en dit, ce qu'on en peint, l'insaisissable, un dessin, un pastel, un lavis, ces gestes sans remords possible, ces gestes crispés, modernes, ces gestes sans atelier, ces touches dissociées, on s'était dit, la nature-même, l'éternité du  sensible, on l'aurait juré, les nuages sur les vases de l'estuaire, ces lumières à jamais changeantes, on tenait quelque chose de vrai, et puis on entend que leurs jours sont comptés aux nuages, aux nuages de l'océan, qu'en 2100 ils n'en auraient plus pour longtemps et qu'avec eux c'en serait fait de nous, de nos enfants, 8 degrés d'un coup, la vie torréfiée, l'éternité exacte au soleil perpendiculaire, sans nuages, sans nous.

mardi 19 février 2019

Printemps précoce

La lumière est revenue d'un coup, trop tôt, trop chaud, tant mieux tant pis, on prend le temps qu'il fait comme il vient, en junkies de la reverdie, on sourit aux narcisses, aux primevères sur les fossés verts, et des vacanciers mangent des glaces en bord de mer, pour un peu on se baignerait, on ne se baigne pas, on en serait transis. On sue sous le manteau d'hiver on se réveille avec des envies de marche, le ciel est bleu mais, vers la ville des trainées roses et brunes où s'accumule l'haleine de nos activités et cette haleine nous asphyxie. J'entends que fondent les banquises, je l'entends sans surprise, aux antipodes ils se détachent les glaciers immenses et tôt la mer montant, les rivages en seront rongés, une question d'années, de mois, avant que ne cèdent les digues, que les polders soient envahis, on ne le croirait pas, on sait que si, on ne fait rien rien à faire, on sort prendre l'air de notre asphyxie, on mange un sorbet, on ne manque pas d'appétit au bord de la mer qui monte comme l'eau dans le verre où le glaçon s'est évanoui.

mardi 29 janvier 2019

Dernière neige

Et le silence s'abat blanc sur le toit d'ardoise et bâillonne les voitures qui passent en glissant dans le grand blanc de la nuit noire, il neige ce soir pour la dernière fois, ce que je me dis, pour la dernière fois, il se pourrait bien que plus jamais il ne neige en Normandie, ce qu'on m'a dit, on peut le croire, des mimosas des vignes ici on s'y prépare. On sort un instant, on ouvre la main le temps qu'un flocon s'y love et s'évanouisse dans le poing refermé d'où sourd une eau de glace, c'est l'hiver des légendes, c'est la fin de saison et la fin des saisons nous saisit nous fondons comme flocon de neige dans le poing fermé d'un enfant qui frissonne. Le monde se fige, le monde fond, c'est vers la fin  que nous coulons, vertige, les perce-neige perlent les talus profonds et vibrant sur leurs tiges mentent et nous disent que le printemps c'est bon, ce conte, ces boniments de fin du monde, ces ruses pour bercer les enfants.

mercredi 23 janvier 2019

Fondu au blanc

Pourquoi sous la neige les pas s'effacent plus que cheveux ne blanchissent, et ce qui fond c'est le corps dans le nuage gris qui floconne, cet évanouissement le prendre comme un train, une chance, un silence enfin. Aimer la neige, la balayer sur le pare-brise, croire qu'on verra plus loin, n'y voir pas mieux, se résoudre aveugle à un fondu au blanc, jouir des pas qui crissent des cris d'enfants qu'on ne voit pas, trembler vieillard déjà du pas qui glisse, de la cuisse qui se crispe, se reprendre, poser le pied bien à plat. Plus jamais tu ne connaîtras cela, parce que morte, et ta tombe, la neige, elle ne la connaît pas, parce qu'aussi la neige il faut la regarder dans notre aveuglement comme le signe évident de ce qui survient mais ne reviendra plus, ce qui fond dans la main, ce qu'humains nous réchauffons jusqu'à ce que mort s'ensuive, de l'eau qui s'enfuit pour faire monter les océans, ronger la terre et nous avec, et nous dedans.

vendredi 4 janvier 2019

Lavis d'hiver

Lumières brèves et crues, il a tellement plu, il ne pleut pas assez, les nuages sont comme encrés, de l'encre noire, la Waterman qui bleuissait lorsqu'on la coupait d'eau -on aimait assez la couper, tu serais là tu confirmerais- des effets d'aquarelle et de ciel d'hiver. Ton absence se dilue semble-t-il certains jours, les jours courts de janvier traversés d'averses, mon cœur transpercé que berce et soigne celui que j'aime qui m'accompagne et fait famille à lui tout seul ou presque, j'aurais tant voulu que tu le connaisses, cela ne nous fut pas donné. Tu me reviens dans la nuit noire, tu reviens dans de mauvais rêves, lumières crues, éclats brefs tu reviens sans rien dire, ton silence m'effare, ton silence t'altère, revenante tu n'es pas toi, ça qui m'épouvante. Il faut un effort pour sortir du cauchemar, chercher la main amie, humer la peau de Tanguy dans l'encre noire de la nuit, encre de chine, je préférais la Waterman, mais rien ne vaut se rendormir tout contre lui pour dissiper ce qui m'obscurcit.