Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 17 mai 2015

Rue des coquillages

Je reviendrai au Croisic, cet été, ou un autre, retrouver la lumière. Tu m'as dit avant de mourir que le Croisic avait changé, comme tous les lieux changent, à notre âge on tend à croire que ce n'est pas en bien. La presqu’île lotie, un continuum urbain, du rêve balnéaire, pas en bien non, qui dirait le contraire? La Pointe couverte de villas bretonnes, pas surprenant, de fait on le sentait venir, et chaque année la lande rétrécissait, chaque année déjà les maisons inutiles et les fièvres immobilières. Tu as ces derniers mois revu le Croisic par deux fois, revu la maison -ne pas s'arrêter- fait le tour de la Pointe -ne pas reconnaître. Par deux fois, seule ou avec Philippe, tu as repris le chemin des vacances et de l'enfance, et c'était courageux de leur confronter le présent, et peut-être c'était amer, ce pèlerinage improvisé quand on sait ses jours comptés, mais ce n'est pas ainsi que tu m'en as parlé. Tu n'avais plus le temps pour la nostalgie, et jamais eu le goût de la facilité: tu m'as donné les clés, tu m'as dit où aller pour retrouver ce qui peut l'être. Voir s'ouvrir le Traict depuis le Mont-Esprit, prendre la rue des coquillages, regarder le sable et les barges, se rappeler la pêche aux coques et les pas enfoncés dans le sable mou de Pen-Bron. 
Je reviendrai te retrouver rue des coquillages, où rien m'as-tu dit n'a changé, s'asseoir sur le petit bout de plage -dire plage c'est beaucoup l'honorer ce bout perdu de rivage aux coquilles brisées, aux herses rouillées, aux épaves- prendre le risque du coltard et se faire goudronner le derrière ou les pieds, s'offrir l'averse de lumière qui souvent nous a bouleversés, te pleurer ma sœur et demeurer par-là ton frère.

vendredi 15 mai 2015

Ce que boiter veut dire

Aux Sablons, à Provins, il y avait tout un monde, qu'il est lointain ce monde, qu'il est ancien ce monde, il approche ton âge. C'était en 67 et nous étions enfants, j'allais seul à l'école dans un petit couvent, tu étais trop petite, j'allais seul à l'école en traversant la cour qui sentait les latrines. Je savais déjà lire, et ce couvent a décidé que j'écrirais de la main gauche au stylo bille d'une écriture dévoyée mais qu'importe, j'avais forcé le père à m'apprendre les lettres, il ne serait pas dit qu'on me raconte des histoires sans que j'en sois le maître.
Aux Sablons, à Provins, la voisine, Madame Gomis -ça revient, tu vois, ça revient- habitait un escalier plus loin. Je crois me souvenir d'un mari boulanger -tout ne me revient pas, forcément, le passé criblé- mais je me souviens de sa douleur -peut-être pas toi, tu étais si petite- son petit-fils mort, de ce mot dont j'ignorais tout, mort en Saint disait-elle, leucémie pleurait-elle, à l'âge qui bientôt allait être le nôtre.
Aux Sablons, à Provins, tu te mis à boiter si spectaculairement qu'on appela le médecin de la garnison dont le nom nous faisait rire. Le Docteur Poireau mesura tes hanches et ne comprit pas. Tu boitas donc près d'un an, tu boitas en jouant dans la tente que nous dressions sur la pelouse -tabourets manches à balais et couvertures militaires pour bédouins miniatures. Il y avait deux petites filles dont je ne me souviens que des diminutifs, il y avait Bouboute et Nanouche, leur mère pied-noir et leur père amputé, le crâne rasé, les prothèses rangées dans le porte-parapluie. Tout un monde militaire. Tu boitas comme leur père, près d'un an, et le Docteur Poireau finit par le comprendre, mais je crains aujourd'hui qu'il n'ait pas tout compris et que ta boiterie si je sais bien la lire, n'était pas tant l'imitation de celui qui jeune avait sauté sur une mine, mais le signe alors illisible de l'assaut du père sur toi, au point qu'il te fallut un an -tu n'en avais que trois- pour remarcher droit.

mardi 12 mai 2015

Bouchée à la reine

Nous avons connu, enfants, la vie de garnison, enfin, un peu connu. Mulhouse nous ne savions pas bien, Provins t'en souviens-tu? L'appartement des Sablons, le 9ème Hussards à Sourdun, comme c'est loin le père maigre et militaire à la tête des E.B.R. en rangs pour la parade du 14 juillet, le mess des officiers où nous avons bu nos premiers cocas à ce bar où grimper sur les tabourets c'était tout une affaire, tout une fierté. Mais pour toi le comble du plaisir, c'était lorsqu'au déjeuner tu pouvais commander une bouchée à la reine. C'est drôle, ça ne te ressemble pas, cette gourmandise pour cette fadeur-là, ces champignons, la béchamel, mais aucun doute en moi, tu avais quatre ans et tu préférais les bouchées à la reine, pour le nom peut-être? Dans le salon des officiers, des trophées, des tableaux, une selle de dromadaire qui nous fascinait. Je ne sais plus si nous avions le droit, mais je crois l'avoir chevauchée, et tu n'es plus là pour que je puisse m'en assurer auprès de toi. C'est aussi ça ta mort: me voici seul face à ces manques, maître de notre enfance criblée par ces trous de mémoire; moi, j'étais tout près d'oublier. Mais il faut raconter, tu l'a voulu je te le dois; tu vois, une selle de dromadaire et me voilà désarçonné.

vendredi 8 mai 2015

Ta mort exactement

Je n'ai plus peur de rien le pire est arrivé, te perdre, t'avoir perdue. Je ne peux plus trembler ni conjurer le sort ni me répandre en conjectures, en exorcismes. Ta mort exactement me l'interdit. Je peux montrer les moignons du lépreux, je peux me faire gueule cassée, c'est toi la morte, ma sœur mon enfance, mon emmerdeuse ma courageuse, mon enfance morte ma sœur en moi toujours vivante et forte, ma juste immodérément juste ma violentée ma reconstruite, mon enfance détruite, ma sœur dessous la lame de granit, ma sœur courant en fille sur la plage de gros grains, ma sœur courant près de moi pour que le père se tienne loin, le plus loin possible, ma sœur la vigilante, ma veilleuse éteinte, ma morte consciente.

samedi 2 mai 2015

A la bien aimée

J'écoute la Sonate de Requiem et tu es morte, et mort celui qui la conçut.
Je suis retourné chez toi, j'ai retrouvé Philippe et les enfants, je suis allé revoir maman, je suis rentré, nous avons marché le long du port et bien-sûr j'ai fait la cuisine. Nous te survivons et c'est une étrange expérience que de survivre à quelqu'un qu'on aime. Tes enfants, ton mari, ta mère, le frère que je suis, nous sommes en droit de dire nous, et nous pouvons sereinement prétendre t'avoir bien aimée. Pas parfaitement non, mais t'avoir aimée, dans le bien, ce bien que j'entends dans le temps même de la douleur, ce que sait dire, extrêmement -j'entends, j'entends, j'entends- la Sonate de Requiem, qui dit ta mort, et mort celui qui la conçut qui nonobstant nous donne le repos des justes.

jeudi 23 avril 2015

Souvenir du 14 mars

Si le père, un jour, me lisait -il aurait bien tort, mais sait-on jamais? Parfois on désire les mots qui condamnent, parfois c’est la vérité qui gagne- si le père me lisait, qu'il sache qu'une semaine peu ou prou avant ta mort, tu étais assise très droite -tu pouvais être bravache- très souriante, très soulagée aussi de ne plus délirer sous la morphine. On était contents de te voir comme ça Philippe et moi, de te voir si droite, frêle et forte, de te voir si toi, on t'a trouvé bonne mine, on te l'a dit tu n'y croyais pas trop, mais c'était tellement mieux que tes pleurs du mardi, quand tu te voyais pressurée comme par le piston d'une cafetière, on te l'a dit tu as souri, et comme une évidence, tu as tranquillement, benoîtement, sereinement affirmé que ce jour-là, de toute façon ce jour-là ne pouvait être le jour de ta mort. J'aurais dû comprendre, je n'ai pas compris, j'avais oublié, tu me l'as rappelé: Le 14 mars, puisque je parle de ce jour, c'était l'anniversaire du père, et tu tenais, une dernière fois, tu tenais radicalement à survivre à ça. Tu es morte à cinquante ans, et tu as tenu à dépasser, de quelques jours à peine, mais tu l'as dépassé, l'anniversaire du père, ses putains de quatre-vingt-un ans. Qu'à une semaine de ta mort, peu ou prou, tu aies pensé à ça, tu aies pensé à lui de la sorte, cela suffit pour comprendre à quel point tu l'as subi, à quel point ses mensonges sont cendres et qui veut encore les entendre qu'il crève avec le vieux bonimenteur, et que le vieil homme tremble, car le repos c'est fini pour lui.

mercredi 22 avril 2015

Egalement

Nous fûmes enfants modernes toi et moi, avec la télévision , la radio Telefunken, l'électrophone Teppaz. Nous avons regardé bonne nuit les petits, écouté les quatre barbus chanter les chansons de France, tremblé à la version audio de la Marque jaune. Nous avons porté des pulls acryliques qui filaient des boutons au cou, écouté des cassettes pourries sur l'autoradio de la 504 injection que le père conduisait trop vite pour que maman ait peur et fasse un peu plus la gueule.
On a eu les cheveux longs et courts, et toi les cheveux courts et moi les cheveux longs, et toi tu fus brune bébé, et moi blond tout enfant, puis tout s'est inversé, puis tout également. Également les jeans à pattes d'éléphant, les sabots suédois, les disques de Genesis. Egalement enfants modernes, jouant également, marchant également, également riant également méfiants, l'entité que nous fûmes nous protégea sans te sauver. Au moins ce fut ensemble, également.

dimanche 19 avril 2015

Plage Valentin

Il y a les jours où je ne peux pas, il y a les jours où le soleil m'aide, d'autres où le soleil pèse, d'autres enfin où le soleil n'est pas. C'est que la lumière a changé, c'est que mon regard s'est troublé, c'est que ma main tremble. Je ne suis pas Poussin, j'ai un mauvais soleil disait, si je me souviens bien, Chateaubriand post outre-tombe, affrontant la vieillesse après la mort, la mort il voulait bien, la vieillesse il aurait préféré ne pas: une pénitence dont il s'impatientait.
Tu m'as donné cette chance, retrouver l'enfance, notre enfance dans le malheur d'après ta mort, aller la chercher loin, te la rapporter palpitante, car elle palpite encore, je te parle, le deuil n'est pas fait et qu'importe, on doit pouvoir faire autrement, tu palpites dans notre enfance que je rapporte avec la marée de juillet, et te voilà renversée par les rouleaux de la plage Valentin, du sable plein le maillot de bain, du sable gros du sable fin, moi aussi j'en avais plein quand nous roulions dans les rouleaux à confondre le ciel et l'eau, quand nous buvions la tasse, il fallait qu'enfance se passe. L'enfance est passée mais vois comme le deuil n'est pas fait, vois comme je prends soin de toutes ses traces.

mercredi 15 avril 2015

Le roi des forêts

Nous aurions pu garder l'enchantement des bois, le père tu t'en souviens, il excellait à nous faire remonter vers les sources, observer les bords des mares noires, sous une pierre, une souche, telle salamandre luisant dans l'ombre où palpitait son dos jaune, un nid de troglodytes aux œufs comme des bonbons, des œufs liqueur comme en vendait en petits sachets la boulangère à Pâques. Il était le roi des forêts de la chanson de Claire, nous montrait les têtards dans l'eau croupie des fossés d'avril, les œufs turquoise des grives qu'il gobait dégoûtant, je crois qu'il aimait ça, dégoûter ses enfants, lancer sur un tronc d'orme le corps de ton hamster, achever la tourterelle sur l'arête d'un caillou, nous prouver qu'il était puissant. Passionnément chasseur le père, il nous montrait les coins à cèpes, à coulemelles, mais la chasse il y allait seul, et tout alors lui était gibier.

dimanche 12 avril 2015

A la neige

Reprenons, tu le veux, je le dois. Fouillons l'enfance en moi puisqu'elle fut notre enfance à quelques trous noirs près. Premier lieu où tu m'apparais, Mulhouse, je crois, la pelouse rase de l'immeuble, une luge qui ne glisse pas. Sans doute, avant, des images, mais je n'en suis pas sûr, es-tu à Mourmelon au pied de la maison, devant les fleurs de fraisier, près de la coccinelle bleu ciel? A Mulhouse c'est sûr, tu parles déjà, et déjà tu parles beaucoup moins que moi. A Mulhouse tu es encore, aussi, ce bébé joufflu qui sourit, les cheveux bruns encore et moi moins blond: nous commençons d'inverser nos couleurs. A Mulhouse les courses à Inno dans la dauphine pourrie de Lucienne Martini, t'en souvient-il? Je ne sais pas. Près de Mulhouse, le premier ski, te rappelles-tu? Trois gnomes sur les skis du père glissant sur une pente à vaches, Ballon de Guebwiller, Ballon d'Alsace, qu'importe, les gnomes pris par la vitesse, accrochés comme grappe au père, guirlande de gnomes, collier de nains, nous tombons un à un et toi la plus petite la première à tomber, avant Jean-François Martini, je fus le dernier à décrocher des cuisses du père, comme c'est étrange d'y penser aujourd'hui. Ballon d'Alsace, de Guebwiller, ce goût de neige dans la bouche des gnomes enfouis.

mardi 7 avril 2015

La part d'ombre

Tu m'as demandé de raconter ta vie, tellement peur qu'on t'oublie, comme si t'oublier c'était de l'ordre du possible, mais ça ne se raisonne pas ces craintes-là, je sais bien, alors je raconte, pour qu'au-delà de ma vie ta vie, Flavie ma mieux que jumelle, ma sœur unique, ma sans pareille, ta vie que la vie injuria, qu'on s'en souvienne en bien, pour le bien que tu fis, la vie que tu portas, Flavie, la vie que tu aimas.
Et la lumière et l'ombre, c'est ce que tu m'as demandé, le soir de ton dernier appel, et la lumière et l'ombre, et je sais exactement de quelle lumière tu parlais, et je ne sais que trop l'ombre qu'il faut nommer père.
Flavie ma morte, que l'ombre survive à ta vie, voilà l'insupportable et moi qui te porte je ne supporte pas qu'il soit, qu'il mange et dorme, cet homme dont le sperme nous fit naître et qui versa son sperme sur toi, comme sur tant d'autres petites filles, mais surtout sur toi. Ces lignes-là parlent de l'ombre comme tu me le commandas, elles résonnent du mal qu'il incarne encore, c'est un mal qui ne s'avoue pas, c'est donc un mal sans pardon possible, je ne lui pardonne pas. Qu'il vive et que tu meures, Flavie, que tu sois morte jeune et qu'il vive si vieux, penser qu'en dépit de l'âge peut-être il bande encore, c'est insupportable, ce vieillard, cet homme, c'est l'ombre-même, c'est le père, c'est le mal en somme.

samedi 4 avril 2015

Je te porte

De nous plus de photos, dégât des eaux photos noyées, quelques diapos qui sait, dommage mais au fond qu'importent les images fixées? Je te porte en moi, jamais tu ne fus si lourde, je te porte loin de ton corps abîmé des derniers temps, ma pareille et ma différente, ma sœur et mon enfance, je te porte, au profond du soleil et du sable, je ne rêve pas de toi, tu palpites ma morte et ma petite, ma sœur. Je te porte vivante et vibrante et je t'entends dire "crapette!" et j'abats le jeu de cartes, et je te vois courir sur les films muets de l'oncle suisse et je te vois dire mon nom comme un sauf-conduit.
Je te porte, faute de t'avoir sauvée du père et de la mort, je te porte et c'est bien doux ce fardeau-là, et c'est bien lourd la scène dont seul désormais je porte l'image, je te porte ma sœur, ma petite, ma morte, et je t'emmène loin de la chambre où le père embusqué t'attend, tu dis mon nom sur le super-huit et je t'emmène dans une ville nomade, toute de Lego où les maisons roulent sur le plancher de nos après-midis, où l'on nourrit tes poupées de chocolat fondu dans les casseroles de ta dînette sur la bouche de chauffage, du chocolat au lait qui révèle son sucre et nous écoeure un peu, je te porte je t'emmène tu m’entraînes et c'est à l'aventure loin des jonquilles du dernier jour, vers les fraisiers de Villepreux, les morilles du chemin de la Comtesse, les étrilles de l'Ilot, les chanterelles cendrées de novembre, les framboises de Honfleur, et jusqu'au bout, dans la cuisine bleue aux faux carreaux de Delft, le goût des crevettes grises que recouvraient des torchons humides.

mercredi 1 avril 2015

Tenir parole

A ton dernier appel, envahie par l'angoisse et les visions de la morphine, lucidement hallucinée, tu m'as demandé d'écrire ton histoire et je te l'ai promis, mais cela ne t'a pas suffi: il te fallait et la lumière et notre enfance, ne pas perdre l'enfance partagée, il te fallait la lumière et l'ombre du père sur l'enfance, dire le soleil et ce qui l'a masqué. J'ai promis de nouveau. A présent sous terre ma sœur et mon enfance, il faut tenir parole.
Ta terreur d'être oubliée, dite et répétée lors des derniers jours, m'est insupportable. Alors je commence par la lumière d'été, au club Mickey, sur la plage de Port-Lin, la plage au sable de gros grains, la lumière de juillet sur l'épi blond de tes cheveux courts, et me revient ta drôle de façon de courir, une façon de fille, des maladresses de genoux qui te rendaient souveraine aux jeux d'élastique dans la cour de récréation, pendant que je perdais aux billes, jeux de filles, jeux de garçon.
Je note comme ça vient, pour ne pas tout perdre, et notant je mesure ce qui est perdu, et notant je comprends combien tenir parole est difficile, mais aussi combien tenir parole me tient.

lundi 30 mars 2015

Satori

Tu voulais voir les crocus sur la pelouse en pente, ce furent des jonquilles et les premières tulipes. Printemps donc que tu vis voilée dans ton écharpe, et j'ai chanté des chansons idiotes, poussé trop vite ton fauteuil sur le parking du CHU, à faire trembler les perfs sur l'étrange potence qui te faisait comme un paratonnerre un mètre au-dessus de ta tête. Tu riais de ce visage de vieillarde et de petite fille qui t'était venu depuis quelques semaines, et te poussant j'apercevais ton cou maigre et l’œdème de tes joues. Nous avons fait trois fois le tour du rond point: lumière, ombre lumière, ombre, lumière ombre. Un vieil infirmier fumait sous le porche et nous a regardés. J'ai chanté Méditerranée en accentuant tous les e muets, tu as ri puis tu as toussé puis tu as eu froid. J'ai repris le chemin de ta chambre lentement, par l'ascenseur des patients, la chambre de ta mort et tu souriais encore.

vendredi 27 mars 2015

l'heure approche

L'heure approche où vous tenir
la main sera pour vous dire
qu'on est là
mais qu'on est là ce n'est rien
et ce lieu qu'on nomme on ne l'atteint pas.

Vous serrer la main
vous dire qu'avoir peur cela ne sert à rien
la gorge me serre
et je ne dis rien.

Vous mentir encore
dire que ça ira bien
vous dire de tenir
bon quand rien ne tient
plus que je n'y peux rien.

Vous sentir partir le long de ma main
voir s'évanouir l'espoir du matin
tomber votre corps
le regard lointain
rimer des je t'aime
le regard éteint
demander encore
et n’obtenir rien.

lundi 16 février 2015

Pour Lubin Baugin

Fatigué comme on ne l'est pas, on gravira cependant les marches du musée, on traversera les deux grandes salles, on ne regardera pas le Nouveau-né sur-éclairé, non, la seule vertu ce jour à combler le chagrin, c'est la douceur de Lubin Baugin. Des bleus tendres, des mains jointes à la base du cou d'une vierge si douce, l'enfant la main tendue pour caresser la mère, il y a dans cette manière matière à consolation, et de fait, le pas lourd encore de la petite chose qu'on vit à l'hôpital, méconnaissable dans son sommeil, la peau ridée sur la chair perdue, on redescend presque serein, on ne sait pas par quel chemin, mais on rend grâce à Lubin Baugin qui nous a redonné la paix.

dimanche 8 février 2015

Jour d'enfance à Niamey

L'enfance me reprit, c'était un samedi, c'était sur le Niger et je revois l'ombre du manguier où la pirogue nous attendait, et je revois les merles bleus, et je brûle de ma peau rouge de blanc repu d'hiver, ma peau d'hiver saisie par le soleil d'aplomb, cet enchantement d'herbes, d'oiseaux surpris, plongeons d'hippopotames et rires sur les rives. Sur l'île, je ne me souviens pas d'hommes, ils pêchaient sans doute, juste des mères, des théories d'enfants fiers de me mener à l'école, à peine de l'institutrice, du tableau plein de grammaire à la craie. Je fus enfant ce jour pour la dernière fois, et grande fut ma joie aux pets d'hippopotames.
Je pourrais dire: c'était un autre temps, le monde était offert, le soleil exact et ma peau naïve; un autre temps pas si lointain, mais la herse est tombée comme le soleil le soir dans le fleuve, et l'enfance avec avec lui.

lundi 2 février 2015

Qu'elle tombe

Et voilà qu'elle tombe et nous voue au silence. Elle est la loi d'un nouveau monde, et tout nous est méconnaissable. C'est à la vue qu'elle s'attaque: elle abolit les les paysages, conteste la profondeur, nous fait douter d'être là. C'est à l'espace qu'elle s'en prend, à nos ombres, à nos pas qu'elle étouffe, qu'elle efface. Et nous voilà rêvant qu'elle tombe assez longtemps pour que figeant le jour les crimes en soient lavés, que la fée qu'elle nous semble nous donne les trois vœux qui changeraient la donne, aboliraient la rage et la boue qui nous pèsent.

jeudi 22 janvier 2015

Ombres de nous-mêmes

Et personne, alors, pour nous dire ce que nous allions faire, comment nous allions rire, quand il fut bien clair que ce bélître de dieu gisait, mort de ses prétentions. L'homme qui nous l'apprit l'avait lu dans le regard perdu d'un cheval fouetté, à Turin, l'homme y avait vu que libérés de dieu nous nous vengerions sur les bêtes, et bêtes enragées nous vomirions le vivant, nous le ferions saigner d'une haine vile. Nous furent refusés et l'espoir et la paix, et c'est à nous-mêmes qu'il fallut se vouer, de nous mêmes qu'il fallut désespérer.
Sans dieu pour enchanter le ventre creux des pauvres, sans dieu pour justifier les appétits des grands, sans dieu pour sacrer la sueur de nos amours, sans dieu pour éclairer le jour, accepter la nuit, sans dieu pour pardonner les fautes prétendues, sans dieu pour sonder nos reins douloureux, nos coeurs écoeurés, serrer les dents sans dieu, et sans dieu se tenir debout dans un deuil joyeux.

mardi 20 janvier 2015

Promesse de neige

Les enfants attendaient la neige. Les enfants sont sans patience. Ils criaient pour crever les nuages, dessinaient sur leurs cahiers des canons pointés vers le ciel bas, faisaient cercle dans la cour, païens sous les arbres dépouillés, défiant de toutes leurs forces l'équilibre des nues. Qu'ils tombent, les flocons sur les paumes rouges de nos mains dégantées, qu'ils couvrent la route de l'école, qu'on ne la retrouve jamais, qu'y disparaisse l'auge gelée des boeufs et la voiture du père, qu'ils figent dans le silence l'élan terrible de la vie, qu'ils soient la vie même avant de recouvrir la vie. Ils sont énervés disaient les maîtresses qui les voyaient tendus vers les fenêtres, jusqu'à ce que la cloche de quatre heures et demi les libère dans la nuit tombante, la boue, la pluie, puis les premiers flocons qu'ils faisaient fondre sur la langue avec de petits gloussements transis.

samedi 17 janvier 2015

Sages comme des images

La saison de mélancolie, jours bornés, vue raccourcie, gués en crue dans la vallée ronde, semble devoir durer, pesant sur nos vies blêmes. La boue s'épand des champs, verse sur les pentes des ruisseaux café au lait. On peut courir de la place à la boulangerie, c'est trempés qu'on rentre, le pain sous le manteau, le bon pain d'ici qu'on sauve de la pluie. Dans les arbres nus des oiseaux blottis, sous les haies d'épines des troupeaux accablés. Au creux des nuages amassés, le visage haineux des dieux morts.Les enfants laissent au garage les ballons et les bicyclettes, les enfants sages dans leurs chambres préparent sur leurs écrans les crimes de demain, nous tiennent pour comptables des poisons du siècle, occultent leurs fenêtres, se moquent du jardin miteux où nous guettons les premiers bourgeons. Ils s'éraillent les yeux à chercher d'autres signes, s'inventent un idéal plein de fautes d'orthographe. Que dévoreront-ils sinon nous qui avons déjà tout mangé? Quelle lumière, quel sens à leurs jours sous les nuées roses des poussières de nos feux? Prévenant leur colère, nous leur donnons des images aux enfants sages de la caverne moderne. Nous leur bandons les yeux d'étoffes chatoyantes et les menons mélancoliques sur le chemin dont l'horizon s'effondre.

mercredi 14 janvier 2015

Ce n'est pas mon pays

Et, s'arrêtant soudain, passée la porte de la ville où s’érigeait le pilori, devant les rangs de la milice qui beuglait un Te Deum de patronage, elle se figea la vieille Tessa, cracha par terre et dit: "Ce n'est pas mon pays". Puis elle se retourna, reprit le chemin, franchit la poterne et s'éloigna dans l'écho de la marche martiale et ridicule qu'entonnaient de jeunes gens ivres.

mardi 13 janvier 2015

Règne des morts

Alors ce furent de grands cris par la plaine. On porta les corps, on les lava, les plaies furent recousues et les sutures masquées à la cire. Assis sur le trône, les morts régnèrent tout un jour, et leurs noms furent inscrits sur les stèles des carrefours, leurs portraits brandis parmi les reliques et les bannières. On vint en procession les saluer et les enfants chantaient leur gloire. Enfin on leur soumit les vaincus qui furent agenouillés et le boucher passa derrière chacun d'entre eux, les égorgeant de son meilleur couteau et chaque jaillissement de sang sur l'arène fit retentir des hourras. Il fallut toute l'énergie des gardes pour empêcher la foule de les démembrer et jeter leurs restes aux pourceaux.
Il y eut des fleurs brandies par des bras tremblant de haine et des prières remâchées. Les dépouilles des martyrs furent promenées par la ville, que suivait le prince sanglotant à bouillons pendant que dans les faubourgs brûlaient les maisons des maudits. On y avait enchaîné leurs épouses, leurs pères, les enfants et les domestiques. On brûla jusqu'à leur bétail, et les hurlements des incendiés causèrent la joie d'un très grand nombre. Je me trouvai bien seul à m'effarer des promesses atroces d'un temps où l'on s'efforçait d'enrager la rage.

mercredi 31 décembre 2014

Vision d'après le phare

Ma vision je l'ai eue dit-elle, d'un trait brun d'aquarelle, ma vision, j'ai eu ma vision, et qu'importent la fin du tableau, les heures d'indécision, les yeux plissés à scruter l'invisible, qu'importent ma virginité fanée et les amours que je n'ai pas vécues. Sur nos plages changeantes, par la maison venteuse il a fallu marcher dans l'ombre des enfants grandis. Combien de crépuscules sans voir le rayon vert, combien de morts dans l'ombre des portes, de visages rongés par l'oubli? Ma vision je l'ai eue cela me justifie dit-elle dans un sourire qui tend son visage froissé de vieille demoiselle, où pleurent, délavés, des yeux d'aquarelle.

dimanche 28 décembre 2014

Polypodes

C'était le soir entre les murs où frémissaient les polypodes et j'ébarbais en les frôlant des plaques de lichen vert-de-gris. Granit de l'enfance, maisons solides de l'ennui, la pluie sur les ardoises, seul bruit des heures d'hiver, la pluie sur les carreaux, sur les volets fermés dès quatre heures et demie. C'était toujours le soir, c'était bientôt la nuit.

jeudi 11 décembre 2014

Les vieilles chéries

Peut-être un jour le souffle court pleureras-tu le sable envolé, la poudre fanée sur les joues vieille rose des pauvres chéries disparues?
Hortensias en chlorose, en vain les ardoises pilées pour bleuir le rose fané des fleurs qu'elles avaient semées, les vieilles chéries moroses?
Peut-être un jour l'idée d'un baiser refusé -un baiser ce n'est pas grand 'chose- refusé pour la pose, pour froisser les vieilles chéries dont l'eau de rose nous écœurait, parce que jeunesse est cruauté, qu'elle mord sans cause et sans regret.
Peut-être un jour le souffle court le temps perdu pleureras-tu à ton tour le corps disparu, ces mains tordues d'arthrose, peut-être à ton tour pauvre chose te reviendront les vieilles chéries foutues dont les fleurs décloses ne t'avaient pas ému?

mercredi 15 octobre 2014

Ta faute

Tu aurais pu faire en sorte que cela passe, tu aurais pu nous laisser le souvenir d'oeufs turquoise et d'oiseaux surpris, de lièvres palpitants au gîte, de claques de congres convulsés au fond du zodiac, mais non, cela non plus tu ne l'as pas voulu.
Tu aurais pu faire retour, dire le mot magique, nous délivrer du mal, c'était à toi de le dire, à toi de réparer, mais non, cela non plus, c'est con, tu n'as jamais su dire pardon.
Si ce que je crains advient, je te plains, s'il advenait alors pire que le malheur dont tu nous as marqués, il n'y aura plus de glace où te regarder, plus de grâce, il n'y aura plus que ta faute inscrite sur ton front d'infâme, plus que ta faute impardonnée faute d'avoir demandé pardon.

C'est moi qui pleure à toutes les chansons, c'est moi qui viens trop tard à Nantes, moi dont dont le nom flamboie Boulevard des Capucines, c'est moi qui devrais rendre grâce que tu aies à ce point manqué, car marcher sans toi suffit à marcher droit, vaincre le signe indien du labdacide, devenir l'indien contraire de ton vice, marcher à ton revers pour revenir à l'origine et demander pardon pour toi.

samedi 4 octobre 2014

Une anatomie du monde

Puisqu'on tranche la tête des oiseaux de l'automne, que partout éructent des reines de coeur sanglantes, qu'il n'est plus d'île où se tenir, apprendre à pardonner, susciter la tempête apaisante, puisque la tempête est partout, que les poissons se noient et que les chansons nous manquent, puisque les mères sont à bout de souffle et qu'aux frontières elles voient se masser leurs enfants monstrueux qu'aimantent des joueurs de flûte, puisque mon rêve n'a plus de prise et que la terre que je foule s'épuise sous mes pas, quelque effort que je fasse à ne pas lui peser, puisque la mer monte et lèche ma maison d'une caresse menaçante, que ma voix s'use à proroger des livres impuissants à remédier au monde, que le vin du soir ne suffira pas, que ta main manque à jamais à l'heure recommencée où tous les poings se crispent, par défaut je te nomme amour quand les oiseaux égorgés pendent à l'office et que partout c'est carnage et bêtes éventrées sous le couteau de tous, tous étonnés de jouir en bouchers, de s'endormir équarrisseurs mélancoliques tandis qu'à l'horizon des nuits frémissent les golems de nos désirs abjects, l'ombre des dieux morts, la glaise de nos rancunes. Par défaut je te nomme amour et je suis baptiste au désert et je suis un enfant qui pleure et je veux être la main qui desserre l'étau du poing qui brisa l'oiseau.

dimanche 28 septembre 2014

Mare Nostrum

Notre mer, un tombeau. En elle sombrent des misères que sabordent les passeurs pressés d'embarquer d'autres misères.
Dans la barque du nocher s'entassent tous les noms du malheur dans toutes les langues et toutes les langues se confondent dès lors qu'il s'agit du malheur, tous les dieux et des peaux sombres plus que des peaux claires, et toutes les peaux assombries. Tous les malheurs du monde pèsent plus que les crimes et la barque coule entre deux enfers: en notre mer s'ouvre un en-deçà. Coulent avec les damnés, avec les innocents, leurs dieux, leurs enfants, leurs femmes violées, l'espoir des jeunes gens pour qui les vieux s'étaient saignés, coule avec le nautonier qui ne sait plus à quel enfer se vouer, l'enfer lui-même, dépassé.

dimanche 7 septembre 2014

Transparentes de Croncels

Nous n'aimions pas les pluies de septembre: elles entraînaient le tas de sable où nous trompions notre ennui, le dissolvaient, et apparaissaient à sa base des veines de terre noire hostiles à nos jeux.
Le sable, il avait fui par la pente, il avait fondu dans la nuit, malin, il avait trouvé le moyen de rejoindre la mer, et nous avait laissés sur le bord du chemin. On aurait voulu qu'il nous emporte, on aurait voulu faire plage avec lui, mais non. Nous nous vengions alors sur les pommes pourries, tombées de l'arbre pendant la pluie, dont, d'un coup de talon rageur, nous faisions des compotes à cru. Des compotes à cru de transparentes de Croncels, précoces, fragiles, ennuyeuses, juteuses du jus de notre ennui.

mardi 26 août 2014

Jokari

La balle du jokari nous revenait toujours, on cognait dessus comme des sourds et l'on sentait vibrer le bois de la raquette, on entendait le coup comme un pétard de fête, jusqu'à ce qu'épuisé l'élastique pète à son tour, rompant cet éternel retour le temps de renouer les bouts, de relancer la balle de caoutchouc et de cogner à nouveau comme des sourds.

mercredi 20 août 2014

Retour de bal

Ce furent des années légères: les corps ne pesaient pas de ces plis affaissés sous le poids de la graisse, on entrait dans la danse sans même y penser, nous dansions le cœur léger, semions sur le plancher des gouttes de sueur et de curaçao bleu. On ne savait pas, le monde durerait, la terre sous nos pieds toujours douce à nos pas, on ne savait pas. Les amis d'alors sont dans les ossuaires, la terre est venue à manquer.
Nous n'aurions pas cru, la fête finie, devoir régler le bal, reconduire les filles défaites, déchaussées à l'arrière de la vieille bmw, jeter écœurés la bouteille de curaçao. Tout alors revenait lourd, de ce poids-là que que nous avions voulu ignorer.

samedi 2 août 2014

Derniers des derniers

Quand il sera bien clair qu'avec nous meurt le monde, que les enfants semés ne nous prolongeront pas, que les bouches ouvertes ne seront pas nourries, que manqueront et l'eau et l'air, et les herbes et les bêtes, il ne restera aux maîtres pansus comptables du désastre que la mélancolie des masturbateurs après la sueur des petites morts. Dans le sursis que leur fortune aura payé, qu'ils s'ennuient, seuls, dans le gâchis du monde, qu'ils piétinent les tombes qu'ils auront fait creuser, qu'ils pleurent les enfants qu'ils auront dévorés. Qu'à leur tour ils crèvent dans l'abjection de leurs maisons sécurisées, sans pleureuses ni linceuls, seuls, derniers des derniers.

dimanche 27 juillet 2014

L'incendiaire

Celui qui alluma le feu, le voulait-il, le savait-il? Les champs brûlés sont plus fertiles disaient les frotteurs d'allumettes, ces bons gros gars aux yeux bleus qui regardaient fiévreux les filles.
Celui qui battit le briquet, voulut-il déclarer sa flamme, et femme qui le battit froid, savait-elle qu'on n'éteint pas la braise sous la cendre, le feu couve en-deçà, la lame qu'on rengaine n'en perdra pas son fil.
Comment a-t-il mordu le pré, comment le blé a-t-il fait torche, tourbe dessous, foudre tombée, comment le feu s'est ingénié nul ne le sait, pas plus celui qui l'a bouté que celui qui l'a combattu.
L'incendiaire au bras tremblant se tient aux côtés des pompiers. Comme eux, il bande et déroule la lance, mais l'eau versée c'est en pure perte, il voit son désir partir en fumée, vapeur, suie sperme tout ensemble.
Et voilà que brûle la première maison. C'était un hôtel borgne et les filles hurlent qui sautent des étages et se brisent près du brasier. Puis c'est la grange et du grenier, le feu vole jusqu'à l'église dont crépitent les pans de bois, et dieu s'y carbonise et l'incendiaire dit: "Seigneur, je ne le voulais pas."

dimanche 1 juin 2014

Se vautrer

Il n'y aura -il faut le dire ainsi, il faut restreindre à la façon des pauvres- il n'y aura plus que des listes de manques, et nous tuerons pour des mots creux, pour des objets sans objet, et nous ne jouirons plus d'embrasser ni d'étreindre, car entre nos bras rien, ni chair ni peau ni cuir ni poil ni cheveux ni dents: pauvre c'est embrasser du vent, pauvre c'est respirer son propre vide.
Nous serons tous pauvres, pas de la belle pauvreté de l'évangile -dieu aussi c'est du vent- nous serons tous pauvres de l'épuisement du monde, d'avoir fouillé les champs retourné des forêts de nos groins tièdes pour quelques truffes, pour quelques traces, pour le souvenir d'une odeur. Nous sommes les sangliers sales, les porcs mélancoliques à la bauge asséchée.

lundi 26 mai 2014

A mi-pente

La maison je l'ai prise à mi-pente, pour avoir le temps d'observer l'eau monter, voir venir, les gens descendre, les enfants remonter, les pierres rouler les jours d'orage, voir tomber, regarder le temps s'écouler.
Bien-sûr, à mi-pente, je cherchais l'équilibre, la vieille maison pour demeurer, demeurer j'entends par-là le fol espoir que l'heure s'arrête de tourner, l'eau de verser par la chaussée, le gravier de dévaler, le fol espoir qu'à mi-pente le temps cesse de serpenter et se tienne immobile et moi à ses côtés. Hors l'histoire l'espoir fou que la course se fige, qu'en suspens nous tenions dans un monde apaisé. Mais l'espoir fou a pris la pente, et l'élan l'a emporté.

samedi 24 mai 2014

Inversion du Gulf Stream

Alors, quand l'hiver frappa -nous n'aurions jamais cru qu'il pût frapper ici, nous n'étions pas prêts, l'est-on jamais dans la pluie de l'ouest, l'embu du brouillard sur la vallée? Stupéfaits, nous sommes devenus sourds au monde, et cette lumière grise de neige, ce silence comme un bâillon que seuls crevaient les cris des arbres déchirés, nous ont réveillé, nous ont engourdi.
Nous n'avions ni les vêtements ni les chaussures, alors il a fallu rester dans la maison, regarder les traces disparaître, les reliefs se gommer, compter sur les provisions puisque nos pas étaient comptés, puisque nos pas s'effaçaient, pousser la chaudière à fond, regarder la jauge de fioul, glisser jusqu'en bas de la place chercher le pain comme un trappeur des peaux. Le bocage, c'était les Vosges, une métamorphose ronde, qu'arrondissait encore au loin l'estompage des formes. On vit un sanglier perdu dans le village. Bientôt, ce serait le temps des ours, des lynx, des loups et des pièges d'or. C'était un peu gros d'y rêver mais la neige glaçant nos bottes de caoutchouc, ces rêves bleuissaient nos pieds.

Scène avec porte et carrelage jaune

Puis j'ai fermé la porte et j'ai compté les carreaux jaunes sur le sol. Lorsque j'eus fini de compter, les pierres avaient creusé la route dans le roulement de l'orage. Un autre temps s'ouvrait, je l'ai vu au regard des jeunes gens qui se mesuraient sur la place, aux arbres couchés sur l'asphalte écorché. Ainsi, c'en était fini des enchantements, le monde s'était rétréci, et tout désormais serait épreuve et combat. J'ai laissé la porte ouverte, mais le temps s'est fermé sur moi.

jeudi 10 avril 2014

Sourd, il écoute.

Tu t'appelles Alexis, tu me tends un micro. Je ne comprends pas, elle m'explique: tu es sourd profond, dit-elle. Tu veux m'entendre parler de Didon et d'Enée. je passe le cordon au fermoir aimanté. Je commence, et Virgile et Purcell, et les sorcières, et les belles abandonnées, et les palais enchantés, et les grottes affreuses. Je parle à tous, je ne parle qu'à toi. Tu me regardes et tu approuves, concentré comme on ne l'est pas. Et lorsque la musique est là, que Jessye Norman chante When I am down in earth, plus Reine de Saba que reine de Carthage, il me semble alors que le micro s'est inversé et c'est moi qui vibre au rythme de ton vertige et de tes yeux écarquillés.

vendredi 4 avril 2014

L'emporté

Nous ne savions pas que le vent viendrait, et que d'un souffle, il emporterait la maison, les livres, les petits cochons. Nous étions jeunes et nous nous donnions à la nuit, nous avions arraché les manches de nos chemises à carreaux, et jamais nous ne demandions le nom de qui osait l'étreinte et le baiser. Nos vies suintantes dans la fumée des bars se tenaient au comptoir où nous guettions l'entrée d'un christ avantageux. C'est le vent qui s'est engouffré, et nos mirages évanouis, et les livres effeuillés, et les petits cochons envolés sans qu'on puisse crier au loup.

samedi 22 mars 2014

Trois vieillards

J'aime les vieillards indésirables qui contemplent mélancoliques la beauté des jeunes gens dans les villes lentes du sud. A Lisbonne, à Rome, sur le port d'Alexandrie, ils s'attablent dans des cafés et attendent que le temps passe. Peut-être voudraient-ils être aimés des jeunes gens, peut-être ils font tinter la monnaie dans leur poche, rêvant d'un improbable satori. Ou, plus simplement, ils leur diraient aux jeunes gens, qu'il faut se hâter d'aimer quand il est temps, mais quelque chose les retient. Qui sont-ils, pour ainsi prétendre donner leçon, qui sont-ils Sandro, Fernando, Constantin assis le journal à la main à voir passer les gens? Ils ont laissé passer l'instant, ils ont vu se refermer sur eux les possibles et baisser le soleil. Alors, à l'ombre des cafés tranquilles, aux fond des villes lentes du sud, ils se taisent et regardent les jeunes gens.

jeudi 20 mars 2014

Verger pour Ritsos

Et, devant le mur recommencé, c'est à l'intérieur de lui qu'il plantait des arbres, et le mur qui le séparait des hommes il se le figurait face à la mer, et derrière il plantait des arbres, à l'abri des vents du large et des colères des dieux, des arbres dont les fruits mûrissaient plus vite à la chaleur des vieilles pierres. Il lui semblait au comble de son rêve, jouir du jus noir des cerises, du sucre mauve des figues granuleuses. Et, dans la grande misère de ces années de Grèce grise, rêver c'était agir, c'était écrire aussi. La nuit à pierre fendre, il se réchauffait des vers d'Aragon.

Sous les eucalyptus

Il faudrait, dit-elle, regardant l'averse de lumière au travers des eucalyptus, il faudrait venir là compter les taches blanches sur les troncs, il faudrait se coucher sur les copeaux d'écorce chaude, être à son tour ocelot changeant, félin solaire. Elle retourne à la rive où son passage fait plonger crapauds et tortues d'eau dont la nage ride d'autres reflets la peau sombre du lac.

vendredi 7 mars 2014

Tout compte fait

Nous n'avons vu ni le rayon vert, ni les cataractes promises. Restés là, assignés, scrutant le ciel et les marées nous avons attendu vainement, et le visage s'est refusé à nous. Une vie de patience, d'échouage, de vase irrisée sous l'eau grise.
Pourtant ce que nous avons saisi, nul ne saurait nous le reprendre: des reflets d'huître, le dessin mou d'un héron s'aiguisant sur le banc, l'extase en croix d'un cormoran luisant sur le rocher. Cela seul importe, et dès lors il convient de demeurer.

vendredi 21 février 2014

Par la Grande Porte

Les filles aux seins nus et les garçons ensanglantés, que disent-ils que nous n'entendons pas, vieillards calfeutrés à l'ouest? Elles urinent dans des églises, ils frappent des ombres et tombent dans la fumée des pneus, et les façades noircies on ne les reconnait plus du tout, pour un peu on penserait même à la Syrie, décidément la Russie a des amitiés calcinantes.

(Un cosaque fouette une Pussy Riot.)

Mais Kiev, pour moi, c'était la Grande Porte dans les Tableaux d'une exposition, l'aquarelle étrange de Hartmann, cette scie merveilleuse qu'on donne à entendre aux enfants pour qu'ils aiment la musique classique.

Kiev, c'était, pour moi, cette porte ouverte vers l'orient des contes, une icône othodoxe et le départ de caravanes improbables, or ce matin sur mon journal le visage les yeux fermés d'un probable cadavre, visage encore visage, à jamais clos sur son mystère. Ce jeune homme au pull gris à col camionneur, je veux, pour lui, que sonnent encore les trois cloches de la Grande Porte, qu'elles sonnent le glas, avant que ne se redéploie toute la pompe de la Grande Porte, un triomphe, un requiem.

lundi 10 février 2014

Pour Olivier Greif

Dans la Sonate de Requiem, il y a des enfants qui courent loin du glas du piano, des zébrures du violoncelle, un air polonais qui me raconte des histoires, il y a des enfants qui chantent, un piano qui balbutie la comptine jusqu'à ce que les doigts butent et que les enfants butés stoppent, et que j'oublie ces paroles.

Dans la Sonate de Requiem, la plainte ne se plaint pas. Le chant polonais dit: Que revienne le temps où je savais chanter, où j'aimais à courir, où ma mère était sur le seuil qui nous regardait, où ma mère chantait en polonais.

Dans la Sonate de Requiem, je vois ma soeur aux joues rondes et rouges auprès du frigidaire, et ma soeur est ce chant, ma soeur est polonaise. Le second air c'est une ronde, le troisième une valse, et cela j'aime moins. Rien ne dure et pas plus la valse brisée que la joie des enfants qui courent. Mais que revienne le chant de l'enfance, et de fait il revient, concassé sous la valse, l'air polonais, il reviendra jusqu'à la fin, la fin du souffle de la mère, l'élan brisé du violoncelle et l'enfance arrêtée là, au seuil même où la mère est tombée. Je regarde ma soeur qui n'a plus rien de polonais, qui a perdu ses joues d'enfance et nous marchons dans la forêt sous une pluie blanche et tiède.

mardi 4 février 2014

Zombies

Ils marchent, froissement de vestes matelassées, froufrous de pantalons de velours lourds lourds lourds, suent sous les lodens, un camaieu de bleu marine, de carreaux sages, de vert bronze, de gris souris.

Ils poussent des poussettes, des landaus bleu marine tapissés de toile écossaise où leurs bébés se croient sous les kilts de leurs mères; à leurs mains des grappes d'enfants blancs lavés au savon Cadum.

Et les petites filles chantent: C'est pour qui la banane, c'est pour la guenon.

Ils crient leur peur à la face des autres, de tous les autres, des bronzés, des sales, des sales juifs, des sales pédés, des affreux francs-maçons, les méchants athées, les nègres bestiaux, les hérétiques, les apostats et les relaps.

Ils ont peur du diable et le diable est noir.

Ils aiment beaucoup les petits enfants, même lorsqu'ils ne sont pas blancs.

Ils ont des nostalgies d'autodafé, ils crient: les pédés au bûcher.

Ils ont tous attrapé la crève dans les courants d'air de leurs églises vides à prier leur dieu mort.

Ils croient au péché originel, à l'Immaculée Conception, au Sacré Coeur de Jésus Christ, au génocide vendéen, à la grâce efficace, à la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, à l'infaillibilité pontificale, à la résurrection des corps.

Ils s'émerveillent d'être encore si nombreux, eux qui craignent tant d'être remplacés, et pour un peu, multipliés comme pains un jour de noces, ils se croiraient bénis, croisés en marche, invincibles,alors qu'en effet,

Ils sont déjà morts.

dimanche 26 janvier 2014

Sous les ex-voto

Grave ton nom dans le plâtre de l'église, confie à la vierge blanche et bleue ton espoir d'obtenir le permis de conduire. Au crayon à papier, écris avec des fautes le journal de ta foi, de ta misère. Tu voudrais rentrer à Evreux, car il n'y a rien ici, rien que l'église où tu pries pour partir. Partir d'ici.
Et comme la vierge est sourde, que tu ne peux rien faire, que tu n'as pas le permis, tu restes, tu reviens de pas loin, tu t'assois sous les étoiles peintes, et, au fond du banc clos tu écris des prières au crayon à papier, sous les ex-voto.

vendredi 10 janvier 2014

Pourvu que les jours rallongent

Passer l'eau parfois c'est trop, trop loin, la forêt trop profonde et la nuit tombe trop tôt. Et les bêtes franchissent la route, sans se conformer à l'heure d'hiver, ni regarder avant de traverser. Les blaireaux vont tout droit et ne s'interrompent que sous le pare-chocs, les blaireaux sont cons qui nous découragent de leur rectitude, trop de blaireaux morts le long de mes routes.
Parfois le désir manque, et l'autre côté on veut le voir au jour, et qu'il fasse beau, que les arbres en fleurs nous promettent quelque mensonge rose et blanc, qu'importe pourvu que les jours rallongent et avec eux notre sursis d'autant.
Pour ce qui est de passer le pont, l'hiver c'est temps de trêve, de sang sur la neige, de paille, d'urine et de sommeil profond. L'épreuve, c'est pour le printemps, la stupeur érigée des mâles. Pour l'heure, nous avons tué le désir, nous en sommes restés, comme des blaireaux, cons.

samedi 4 janvier 2014

Nos hivers nous échappent

Histoire, finie l'histoire. La lumière en allée vers l'autre hémisphère, nos hivers nous échappent, et le froid dont nous tremblons, c'est de nous-mêmes qu'il exsude. La haine hurlée à la face de nos autres, c'est nous autres que nous gifflons, et il faut croire que nous jouissons et du coup et de la blessure.