Aux Sablons, à Provins, il y avait tout un monde, qu'il est lointain ce monde, qu'il est ancien ce monde, il approche ton âge. C'était en 67 et nous étions enfants, j'allais seul à l'école dans un petit couvent, tu étais trop petite, j'allais seul à l'école en traversant la cour qui sentait les latrines. Je savais déjà lire, et ce couvent a décidé que j'écrirais de la main gauche au stylo bille d'une écriture dévoyée mais qu'importe, j'avais forcé le père à m'apprendre les lettres, il ne serait pas dit qu'on me raconte des histoires sans que j'en sois le maître.
Aux Sablons, à Provins, la voisine, Madame Gomis -ça revient, tu vois, ça revient- habitait un escalier plus loin. Je crois me souvenir d'un mari boulanger -tout ne me revient pas, forcément, le passé criblé- mais je me souviens de sa douleur -peut-être pas toi, tu étais si petite- son petit-fils mort, de ce mot dont j'ignorais tout, mort en Saint disait-elle, leucémie pleurait-elle, à l'âge qui bientôt allait être le nôtre.
Aux Sablons, à Provins, tu te mis à boiter si spectaculairement qu'on appela le médecin de la garnison dont le nom nous faisait rire. Le Docteur Poireau mesura tes hanches et ne comprit pas. Tu boitas donc près d'un an, tu boitas en jouant dans la tente que nous dressions sur la pelouse -tabourets manches à balais et couvertures militaires pour bédouins miniatures. Il y avait deux petites filles dont je ne me souviens que des diminutifs, il y avait Bouboute et Nanouche, leur mère pied-noir et leur père amputé, le crâne rasé, les prothèses rangées dans le porte-parapluie. Tout un monde militaire. Tu boitas comme leur père, près d'un an, et le Docteur Poireau finit par le comprendre, mais je crains aujourd'hui qu'il n'ait pas tout compris et que ta boiterie si je sais bien la lire, n'était pas tant l'imitation de celui qui jeune avait sauté sur une mine, mais le signe alors illisible de l'assaut du père sur toi, au point qu'il te fallut un an -tu n'en avais que trois- pour remarcher droit.
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