La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 18 décembre 2013

Quant au bel avenir

Quand on en arrive à regarder l'eau monter, les gaz se répandre, les chevaux s'effondrer en crevant l'algue verte, les enfants se noyer, les glaciers s'étrangler sur les vallées terreuses, les abeilles tomber comme des mouches, les vieux s'étouffer le nez entuyauté, les poissons androgynes envahir les estuaires, les vieux appeler leurs mères, les mères tuer leurs enfants, interdits devant la rage du monde, devant la ruine universelle, il nous faut bien de la bêtise pour que, comptables de la faillite, nous escomptions des catastrophes un bénéfice misérable dont nous palperions le profit en piétinant d'autres cadavres, nous-mêmes déjà pourrissant.

mardi 10 décembre 2013

Oraison pour l'enfant sans nom

Que la mer monte pense la mère, et recouvre de sa lèvre grise le couffin que je laisse sur la plage grise de Berck où j'ai échoué au bout du train. Le billet je l'ai pris pour Berck parce que rien n'est plus triste que la mer grise sur la plage de Berck au bout de la saison.
Que la mer monte et noie l'enfant que j'ai fait naître. L'enfant sans nom se nomme Adélaïde, dit la mère lasse qui avoue précise, du moins le croit-on. L'enfant noyée j'en suis la mère, j'en suis la mort et cet enfant n'a pas de nom qu'on puisse écrire sur la stèle, puisque cet enfant lourd de quinze mois pas moins je ne l'ai pas montré, je ne l'ai pas béni, puisque cet enfant-là n'a pas vu le soleil, puisque je l'ai laissé sur le sable froid de l'entre deux, dans la brièveté de novembre, après avoir consulté le calendrier des marées, puisque moi sa mère je l'ai laissé sans état-civil et m'en suis retournée vivre auprès de son père à qui je mens de tout mon ventre et qui aime, je crois, que je lui mente ainsi.
Indigente, je laisse à mon enfant mort le sort des indigents que toujours on enterre dans la fosse commune. Ma fille, Adélaïde, je n'ai pas eu la force d'aller la nommer, ni de la déposer au parvis d'une église, ma fille ma même pas née, morte sous X, noyée au plus triste de la plage de Berck, par mes soins noyée dans la mer la plus grise, dans les jours les plus courts, dit la mère précise de l'enfant sans nom.

lundi 9 décembre 2013

D'une évidence

C'est avec angoisse que je vois le monde se plier à mon vocabulaire -my vocabulary did that to me dit Spicer qui en meurt- comme si simplifiée par la catastrophe, je tenais la terre entière dans la main caleuse de ma pauvre grammaire. En sommes-nous là? Pas de quoi se fier à, pas de quoi être fier. Seul et chauve à l'échelle du monde qui se meurt, ce n'est pas l'harmonie dont j'avais rêvé non, mais celle qui s'impose en toute finitude. Cette prose, elle me déplait. Je me serais voulu fauve dévorant le foie des dieux, mais carnassier fatigué, c'est las que je remâche la charogne.
C'est avec angoisse que malgré moi s'opère l'anatomie du monde -te voilà disloqué jusqu'à l'incohérence, busy old fool! C'est avec angoisse, c'est sans jouissance que le chant du monde s'accorde à la fin des sirènes qui maintes à l'envers se noient dans ce toast porté de la main gauche.

dimanche 8 décembre 2013

Au gui l'an neuf

Et c'est décembre en somme, j'entends là des nuits froides et des jours de vœux pieux. Fêter me fatigue dans ce pays fatigué où nous gavons les enfants et dressons les coqs dont nous aiguisons les ergots en attendant que la marée monte.
Nous nous survivons entre boule de gui et griffures de houx, nous nous embrassons sous ces bouquets toxiques, dans la promesse verte et rouge d'une éternité végétale.
Nous avons gavé des oies dont nous gavons des enfants, tandis que nous mâchons les jupes grises d'huitres plus vivantes que nous, nous buvons sans ivresse, nous baisons sans plaisir et nous marchons fardés dans la ruine de la beauté amère et nos joues sont poudrées de nos propres cendres.
Enfants, enterrez-nous avant la première danse du dernier bal: nous sommes morts et ne le savons pas. Nous voulons tuer la vie qui nous échappe. Enfants sauvez-vous.

dimanche 1 décembre 2013

La guerre approche

Nous préparons nos enfants obèses, nos fils aux pouces hypertrophiés à porter des treillis qui les boudinent un peu. Ils piloteront sur des écrans plus plats qu'eux des drones, et c'est avec une cruauté d'enfant -cet âge est sans pitié- qu'ils décimeront à distance les loqueteux qui, pour un bol de soupe, traversent les déserts, meurent congelés dans les soutes, forment des grappes de misère sur des barques que leur nombre manque de faire couler. Ils veulent, avant la fin de la grande fête, leur part du balthazar, à défaut ils se contenteraient des reliefs du banquet.
Il n'y aura pas de corps à corps, il n'y a plus de corps du tout: les corps de nos enfants sont noyés dans la graisse et leurs rêves contenus dans les consoles de jeu. Les corps qui affamés voudraient tendre vers nous, ces corps-là qui se cambrent pour sauter les barrages, ces corps qui s'évanouissent pour éviter les coups, ces corps se noient en mer et nous les regardons sombrer, ces corps-là se dissolvent et nous faisons tout pour qu'ils disparaissent, les corps noirs et creux de la faim. La guerre approche, d'ombres et d'os, où nos enfants gras finiront par fondre.

dimanche 24 novembre 2013

Le front sur la buée

La pluie coule et brouille les contours du petit monde où je me tiens debout, le front collé à la sueur de la vitre.
La pluie brouille le jardin d'en face et le visage des aimés coule vers la gouttière mais je ne pleure plus, j'ai la cornée rouge à force d'être sèche et sous la pluie je n'y vois pas plus clair, et les parfums d'été n'y sont plus exhalés.
La pluie coule et croule le petit monde qui me tient, que debout je soutiens le front collé au plafond des rêves. Cariatide de mon temple intenable, je porte, je supporte, mais les morts s'amoncellent et je chancelle à mon tour.
La pluie brouille le dessin pur qu'avait tracé mon doigt sur la vitre, dans ma sueur, la pluie noie le petit monde où j'avais cru trouver refuge. Mais de ces crues-là, on sait depuis longtemps qu'elles submergent et laissent à jamais sans asile.

lundi 11 novembre 2013

Passer le gué

De retour du marché, au marché de Brionne il n'y a plus personne quand est passée la saison -elle a passé fin octobre. Les parisiens on ne les voit plus dès que tombent les feuilles des arbres; quelques uns sur la côte -mais la côte c'est loin d'ici- dans des jolies tenues d'hiver, font courir leurs chiens sur la plage, Trouville ils préfèrent hors saison.
De retour du marché, dis-je, (comme ça fugue un motif), la surprise d'un peu de beau temps, ciel s'ouvrant, vallée qui s'offre et des oxydes de cuivre, et des feuilles jaunes d'oeuf. On prendra par les gués, par la route du maquis, par les haies d'avant le remembrement, on passera par le paysage, j'entends par là un pays qui n'est plus qu'un rêve de fond de vallon. on passera par les gués, on se qualifiera (c'est à dire qu'on craindra de noyer le moteur). C'est presque une crue d'eau terreuse qu'on passe. Et l'on rentre dans le bocage, riche d'un très vieux secret.

samedi 9 novembre 2013

L'homme en Habit Rouge

Dans le fin fond du sac de sport un flacon brisé d'Habit Rouge. Un sac Adidas, un faux dans ces années fausses, mais le parfum lui, forçant l'évidence, fut voici vingt-cinq ans la signature d'un amour silencieux. C'était le temps des passions impossibles, des heures d'attente au bout de la terrasse, et lorsqu'il arrivait, inconscient de ses sortilèges, le précédaient les effluves d'Habit Rouge dont il usait immodérément. S'ensuivaient des brutalités d'enfant et des récits baroques -il fut, l'est-il encore? un grand conteur de carabistouilles.
Il a venté devant la porte, vingt-cinq ans de vents divers, d'averses consenties ont emporté récits comme amis, Habit Rouge, jasmin, poussières de grenades, tout balayé, bien propre le trottoir et bien mouillée la porte où nul ne veille plus. On change d'âge, de lunettes, les poils vous poussent, les cheveux tombent et la peau du cou pend. On change on a changé de dents, d'eau de toilette, on a changé de taille on mange plus, on rit moins, on gagne un peu plus d'argent.
Dans la rue commerçante, on s'arrête: on a besoin d'eau de toilette. La vendeuse archiféminine s'abstient de conseiller, propose de parfumer, offre à défaut des échantillons. Il suffit d'appuyer sur un des petits cylindres, et la voiture se transforme en copie de sac Adidas: qu'il revienne, l'homme en Habit Rouge et qu'il raconte des histoires: on l'écoutera, en prenant garde de n'y pas trop croire.

mardi 5 novembre 2013

Ca jamais

Quand je ne serai plus qu'os douloureux, peau et dents tombées, plus qu'inquiétude hagarde dans la confusion d'Alzheimer, une infirmière à la bonté professionnelle répondra peut-être si j'appelle ma mère morte dans le noir.
Mais s'il me reste un peu de jugeotte à l'asile, je n'appellerai pas, et même sous curatelle, s'il ne me restait tout alité qu'un neurone pour clignoter, je l'emploierais à congédier la compétente compassion de l'infirmière qui répond oui quand j'appelle maman.

lundi 4 novembre 2013

Aller bon train

Toute ma vie sur la ligne Paris/Normandie, pas celle de la Bête humaine, mais de Saint-Lazare à Bernay, comme un itinéraire: tout m'est familier qui glisse contre la vitre du Corail Intercités, la verrière sale des premiers mètres, les espaces indécis de Nanterre, l'université dont je ne vois qu'un bout de la tour de la BU, l'ile sur la Seine où se fiche un pilier du pont, Houilles-Carrières, très rapidement, Sartrouville à la gare perchée, Maisons-Laffitte à la gare enfouie, où ma mère habita, entre les deux la Seine pour boucler et séparer deux mondes, Poissy qui fut Simca qui fut Talbot qui est Peugeot, j'y changeais de train pour aller à Villennes, l'ile chic mais inondable, la maison de tante Marie, l'église romane, la gare vert d'eau, Médan, tiens revoilà Zola et la maison de l'oncle Dominique, une ile encore, celle d'une base de loisirs qui sentait bon l'été 36, j'accélère, je connais moins et je vieillis, filent bon train Verneuil, Vernouillet, les Mureaux, Mantes la pas trop jolie, quitter la Seine pour la plaine, tunnel avant de ralentir: Evreux où s'arrêtent des jeunes à casquettes, quand deux anglaises mangent des sandwiches qui sentent l'Angleterre, puis c'est l'église de Conches (un jour j'irai la visiter), au loin les ruines blanches de Beaumont, vallée de la Charentonne, Serquigny...
Je descends à Bernay, on m'attend sur le quai. Toute ma vie, quasi, à voir filer dans un Corail Intercités.

samedi 12 octobre 2013

La gloire de mon père, 3

Il chasse. Sa vie, posture de prédateur, affût, guet, planque. Il sait les mares où les bêtes vont boire, les allées où traînent les putes, les ombres où les pédés s'enfoncent. Tout lui est gibier, mais de ses chasses il ne rapporte qu'un bouquet d'ailes, un treillis plus crotté que sanglant.
Hors saison, il fait prendre l'air aux enfants, ce qui fait dire qu'il est bon père (c'était le temps où l'on était bon père à pas cher). Il leur fait cueillir des champignons, leur montre l'anneau, la volve des amanites, la barbe des pieds-de-mouton. Il suspend leur souffle d'un geste: il ne faut pas affoler les chevreuils qui vont brouter les chèvrefeuilles.
Il écarte les branchages, il surprend les lièvres au gîte, il déniche les oeufs turquoise des grives qu'il gobe, et parfois recrache, sous les yeux effarés des enfants aérés, la glaire d'albumine, sanglante d'un poussin.

dimanche 29 septembre 2013

In beauty I walk

Puisque perdue dans les pois, vous nous perdez sous les spots et liez les led en guirlandes d'un Noël sans arbre,
puisque à notre tour enfants dans le noir nous regardons à l'infini nos peurs et nos espoirs et nous titubons ivres dans le reflet de nos désirs quand nous marchons sur l'eau sans peine, sur l'eau noire,
puisque dentelles électriques, vos rêves de petite fille hantée nous valent cette averse de lumière,
Soyez remerciée, Yayoi Kusama, d'enchanter l'autre monde où sourient des ombres errantes.

mardi 24 septembre 2013

Casablanquer, 2

Tôt le matin la corniche, les pêcheurs fatigués sortent des égouts sombres leurs boyaux à la main. Dans les hôtels de stuc on remplit les piscines, et les putains sont hâves qui hèlent les taxis. Les bidonvilles autour du phare tremblent de la saumure où gisent les lépreux. Dans les cils des enfants le sel fond sur les lentes qu'ils écrasent d'une main gourde de trois doigts. Bethsaïda. N'attendez rien du roi, rien des saoudiens, rien de l'Amérique, rien des coopérants français. N'attendez rien. Personne n'est là pour aider. Personne n'est là pour plaindre. La plainte c'est le vent c'est le vent de la mer et le sable des plages adoucit le boulevard d'un enrobage ocré. Les grèves, elles sont désertes des combats de la nuit. La police est passée quand dormaient les cadavres. Des coureurs en satin flottent en foulant la misère des nuits. Oubliez tout. Devenez coureurs comme Saïd Aouita, qui n'était rien, qui trône olympien dans sa villa d'Anfa. A quatre heures du matin les assassins des plages suspendent étourdis leurs crimes. Ivres de bière, fumeurs de kif, ils entendent des prières, ils pleurent prosternés ; chant des coqs, aboiements des chiens. La gloire de Dieu souffre une seule épithète. Des amants magnifiques ont joui cette nuit devant la presqu'île. La feuille de journal (Maroc-Soir) que l'humidité déchire, ne couvre plus le pare-brise, rien ne les protège de l'inquisition des phares. Dans les yeux de la fille, la larme du plaisir, la peur de la grossesse –elle a du sable autour du sexe. Il faut partir : on voit dans l'aube les murs chaulés du marabout sur l'isthme au ras des flots. Tôt le matin Casablanca, piège à sommeil, morsure de sable, brûlure de sel. J'ai roulé toute la nuit, les bars étaient fermés, j'ai roulé en veilleuses, j'ai cherché, je ne sais pas moi, l'ombre amicale d'une peau, la rondeur chaude d'une bouche. Je suis fatigué, seul, je mords une grenade, ma chemise est mouillée par la buée du matin. Je cherche un sommeil différent.

samedi 14 septembre 2013

Ce que chante le vieux jeune homme

Des femmes comblées au botox sourient comme des bougies fondues aux oeillades d'un vieux jeune homme dont le visage est lisse autant que ses bras tombent.
Il reste quelques mois, les mères affolées giflent des enfants maigres et un soldat au bras cassé baise les pieds d'un prêtre - c'est ce que chante le vieux jeune homme au masque énigmatique et ça fait vomir un pédé, et l'on sait aux larmes du vendeur de journaux que cette fois-ci c'est pour de vrai. Il reste cinq ans, chante le vieux jeune homme dont un œil pleure et l'autre sombre.

samedi 7 septembre 2013

Les dieux n'aiment pas donner

La torche fumeuse, tu l'épouses, elle meurt, le pied percé d'un croc. Les suivantes pleurent, où est passée la noce? Tu l'épouses, elle meurt, tu la pleures et tu descends la chercher.
Il n'est pas de porte, il n'est pas de guide, il n'est pas d'exploit: la catabase est sans encombre et tu parviens aux dieux sans gloire, sans histoire à raconter. C'est nu qu'il te faut chanter, c'est nu à faire pleurer les pierres, c'est nu qu'il faut la réclamer. La plainte, obscène, saisit les damnés, suspend l'éternité, fige et l'eau du baril et le rocher sur la pente, oblige les dieux à céder. Les dieux sont comme les fées qui n'aiment pas qu'on les oblige, ils conditionnent ils sont mesquins. Ce qu'ils donnent ils le reprendront et citrouille le carrosse, ombre à nouveau l'épousée qui remeurt, ravalée, car le chanteur s'est retourné qui n'a pas même pu l'embrasser.

mardi 3 septembre 2013

Briques à la sauce caillou

Elle faisait tout Denise, elle écossait les haricots, épluchait les pommes de terre, donnait à la cuisine une odeur de compote, disait des gros mots, et nous faisait jouer à cache-tampon, au bouchon, à tu gèles tu brûles, même jeu sous différents noms. Elle disait des mots gros comme ses doigts noirs dont les ongles fendus nous étaient une énigme: la misère on ne savait pas.
Ce qu'on voulait savoir -les enfants sont des estomacs, répétait la mère de la mère- c'était ce qu'on mangerait ce soir. Elle ne répondait pas c'était là son pouvoir, jouer sur les appétits des enfants des bourgeois. Elle nous disait des clous, des briques à la sauce caillou, des crottes de bique en zinc. Des crottes de bique en zinc! On ne voyait pas très bien mais on riait beaucoup.

dimanche 25 août 2013

Les enfants s'ennuient

C'est une maison très bourgeoise, maison de maître on dit ici, murs de briques, ampélopsis, glycine pleurant sur le côté, volets dont le vernis cloque l'été. Tout le jeu c'est, pour les enfants qui s'ennuient, de crever les cloques de vernis sur les volets du rez-de-chaussée, côté jardin, leur côté, côté des fruits, du sable enfui avec la pluie, des allées qui montent vers la prairie où courent les poules de Denise.
A l'étage, la chambre où la mère parle avec sa mère, une chambre avec un joli lit, directoire à ce qu'on m'a dit, des bergères tendues de toile de Jouy, et bergères elles-mêmes en Arcadie de provinciale bourgeoisie, elles parlent tout l'après-midi, les enfants qui frappent à la porte elles les congédient, les renvoient du côté des fruits, du jardin, du sable enfui, les enfants elles les oublient, et les enfants en veulent à l'aïeule de leur avoir ravi la mère, et les enfants cassent des branches du noisetier pour en faire de mauvais arcs, et les enfants shootent dans les pommes pourries, et les enfants mangent des fruits trop verts: Les enfants s'ennuient.

vendredi 23 août 2013

Honfleur, jardin.

Le père chassait dans le jardin les tourterelles à coups de carabine, une carabine si lourde que les enfants ne pouvaient pas viser, une vieille carabine d'une guerre oubliée, transformée sur le tard pour tirer de toutes petites balles, d'un calibre ridicule. Les tourterelles c'était du gros gibier pour de si petites balles, mais le père visait bien, il était militaire, il savait tuer à l'évidence. Il rapportait les tourterelles, les grives, les merles, les étourneaux aussi, on les mangeait, on aimait cela. C'était pour la bonne cause, pour préserver les fruits, même hors la saison de la chasse. Le père avait toujours de bonnes raisons pour s'affranchir des règles, il pissait sur la loi le père, tel était son plaisir, plus que chasser encore, pisser sur la loi même et faire manger ses proies aux enfants qui ne savaient pas. Les oiseaux comme un bouquet d'ailes sur la table de la cuisine, et bientôt l'odeur de la corne brûlée quand Denise les passait à la flamme, et immédiatement la faim montait dans le ventre des enfants.
Aux enfants les groseilles, les framboises, les bigarreaux Napoléon, des fausses reines claudes, et, dès août une avalanche de pommes, des transparentes de Croncels à la chair fragile. Des fruits mangés trop verts, à prendre la colique, mais il faut croire qu'on aimait les choses acides, sans quoi nous n'aurions pas mordu les feuilles d'oseille qui nous faisaient venir les larmes aux yeux.

mercredi 21 août 2013

Épuiser l'épuisement

Quand seront lancées toutes les pierres et qu'il n'y aura plus rien qu'on n'ait déjà brûlé, que l'eau ne tombera plus du ciel, qu'il ne nous restera que nos ongles pour creuser, nous craindrons des dieux oubliés, nous tremblerons et l'hiver et l'été, nos magies nous seront vaines et la peine trop plus qu'humaine.
Pourtant nous voudrons vivre encore, quitte à tuer qui n'aurait plus la force, pour un coin à l'abri, une part de pain, une paire de lunettes, un coin à champignons. Jusqu'à ce que plus rien.

vendredi 2 août 2013

Souviens toi que tu n'es que cendres

Nous désirons l'aurore, elle nous brûlera tous. Passionnément combustibles, nous aspirons à la cendre. Quelle erreur ce fut que s'abstraire, s'affoler du vivant, s'enivrer du grand souffle quand tout en nous tend à la fin vers la pierre, la terre, la paix des sables. Que nos liqueurs se perdent dans les fleuves qui, taris, s'oublient dans leurs lits de boue ocre et verte, que l'on sépare le limon de l'eau, et l'eau qu'elle fonde sous un soleil impartial, que le soleil absorbe les nuages comme le coton hydrophile sur la plaie des enfants.
Que l'on se couche déjà mort.
On désirait l'aurore elle nous enterra tous.

Retour du refoulé

Tu reviendras, méconnaissable et je ne te reconnaîtrai pas. D'où viens-tu, d'où reviens-tu, où as-tu été traîner, toutes ces années de crimes et de peau tombée, te revoilà rougi blanchi bouffi tremblant mais te voici qui t'avance obscène, ému. D'où viens-tu peu importe, nul ne te reconnaît, chacun te traverse, car tu es bien le seul à te croire vivant.

jeudi 11 juillet 2013

Chanter encore

Si la fête est finie, et décidément il semble qu'elle le soit, il faudrait que nulle amertume n'exsude de ce constat. Tous les toasts portés, toutes les danses, tous les verres levés sous les bougies et les lampions il faut s'en souvenir aux jours sombres. Alors le sourire des aimés demeurera dans les chansons du souvenir, et nous pourrons reprendre les refrains d'antan, talismans sonores pour honorer nos morts, enchanter les vivants et célébrer l'enfance des joies à l'automne où la peine nous fait ployer. Les enfants que nous fûmes chantent encore en nous, sachons les écouter et recevons leur force quand nous serrons à l'hôpital nos parents essoufflés, nos amants amaigris. Si la fête est finie il faut chanter encore pour faire passer les morts, faire passer tendrement les amis les amants vers l'autre bord où nous tendons aussi.

Quintanilla de las Viñas

Elle nous indique la route et dans sa bouche édentée, la wisigotica revient comme une comptine; la vieille femme en noir m’arrive à la poitrine, à peine. Elle demande une pièce pour s’acheter des bonbons. Le village n’a pas un commerce. On donne la pièce, la vieille en enfance a la mendicité futile, et c’en est presque bon de donner pour des bonbons.

Casablanquer 10


J'avais un fils, qu'il dit, le pied-noir ivre, je ne sais plus son nom, non je ne sais plus rien sinon qu'il croquait des lézards les nuits sans lune, des lézards dont les queues tressautaient hors des lèvres comme des petits sexes vertébrés, que ça m'en foutait la trouille lorsque je rentrais de la chasse du Souss, avec ma part de sanglier. S'il n'a plus de nom c'est ma faute, il faisait sombre, et j'ai eu trop peur un soir de murge, je l'ai écrasé contre le mur, un soir où ma chambre grouillait de blattes, d'un coup de sandales j'ai éclaté mon fils et n'ai plus vu de cafards courir mais son corps translucide, médusé, adhérer à la chaux comme un margouillat dort. S'il avait grandi, je lui aurais appris la chasse, il aurait fait du sport, du tennis au C.A.F., du surf à Essaouira. J'avais un fils, qu'il dit, le Pied-Noir ivre. Il a sa bouteille dans chaque cabaret. Il regarde le faux diamant coincé dans le nombril de la danseuse de ventre : la bouteille vide, il lui semble que sa vie s'y décompose, il en sort une queue de lézard bleu.

lundi 8 juillet 2013

Les meilleures intentions

Celui-là qui revient revient trop tard, ce qu'il a à te dire, il te le dit ce jour-là même à l'hôpital où tu sommeilles encore. Il te le dit, et dans la brume des sédatifs tu laisses dire. C'en est irréel ces remords obsolètes sur ta souffrance endormie. Il voudrait atteindre l'autre plaie, apporter son petit pansement, il vient avec son petit brancard des années après la bataille, il aligne ses petits mots sur ton silence engourdi, il te confie comme un trésor sa petite belle âme, c'est si difficile pour lui. Tu crois rêver, tu dois rêver, vingt-cinq ans après, qu'il vienne ainsi parler de ton père qu'il avait tant désiré sien, et te dire qu'il te croit, que cela a dû être, vingt-cinq ans après, sa dérisoire confession. Réveillée par ce petit fantôme, tu prends garde à ne pas rire, ne pas tirer sur les fils de la cicatrice. Celui-là qui revient s'en est allé, soulagé, satisfait sans doute, vidé de son secret dont tu n'as rien à foutre.

samedi 6 juillet 2013

Casablanquer 5

Ça grouille de nouveau, la ville apprivoisée se réveille et me mord la langue, me réveille et me jette au Palm Beach, gueule de bouge où dansent des sauterelles le ventre contracté, une main sur l'abdomen, un doigt dans la bouche. Des putes dont la ceinture est ornée de dirhams glissent aux musiciens des billets verts et rouges : qu'ils les enivrent de stridences, que la transe les prenne, elles vont battre du pied, balancer leurs cheveux teints en blond vénitien. Les clients s'accrochent à leurs bières, tu peux boire pour pas cher ici, ici tu tombes sous la table, ici il y a toujours des hommes qui attendent pour pisser. Elles crient, les putes, et les hommes rient gras. Si ça cogne, le videur au tricot violet décrochera les ongles des Érinyes hystériques, videra les blédards en se foutant de leur vessie pleine, de leurs couilles échauffées, ménagera l'honneur des notables, dignes jusqu'au coma éthylique. Qu'importe ! Ce soir les shirates dansent, ce soir elles chantent, et il me semble que je comprends leur langue. Casablanquez, shirates de satin, ce soir ils boiront tous à vos rivières, ils rêveront d'oasis, de luxure et de soie, casablanquez, je veux voir votre jambe où le demi bas plisse puisque vous martelez, lourdeurs fécondes, le plancher de cèdre. Casablanquez, putains sacrées qui rythment mes nuits blanches, guettez le prince arabe que vous attendez toutes, ce soir pas de taxi aux pneus lisses, ce soir ce sera limousine, chauffeur et palais de stuc. Je veux sentir les poils épilés de vos lèvres et l'odeur du linge que vous nouez autour du sexe et qui ne glisse que lorsque vous trépignez, les cheveux décolorés comme l'algue par l'iode, baignés par les courants de vos coutumes et c'est beauté que cette blondeur absurde, mobilité folle du col, caftan froissé, sueur aux plis qu'il doit cacher. Casablanquez chéries ignobles, il ne faut pas le reconnaître, le client dont la bague vous a cassé les dents, brillez de vos prothèses, oubliez la bière flag et la winston light que je n'ai pas offertes, buvez la sueur à saveur de teinture, oubliez la malédiction du père et les pleurs de la mère et la sœur qui est déjà morte, souriez au saoudien saoul comme un polonais, il vous ouvrira ses palais, sûr ! –pourvu qu'il prenne le vôtre. Casablanquez, mettez-y le prix, payez le joueur de luth à la mesure de son mépris, faites vous rembourser par le plus ivre des clients, qu'il vous paye au moins à boire. Souriez et retournez danser : insultez les hommes, vous en avez le droit, chantez les abandonnées les répudiées les mal mariées. Nommez les impuissants. Aucun ne se reconnaîtra.

Holocauste

Sous le couteau sentir la gorge de son fils, et l'on voudrait n'avoir jamais aimé, jamais bandé, jamais vécu tous ces jours vains puisque tel dieu cruel somme de trancher dans la chair de l'enfant. A la ceinture, le couteau du sacrifice. Tuer l'enfant c'est s'exécuter. Abraham obéira, Abraham n'est que crainte et tremblement, et l'enfant sent dans sa main se crisper celle du vieillard. Il faudra se souvenir, ne jamais pardonner l'épreuve, quand bien même la main de l'ange suspend le geste de l'ancêtre. Combien d'années, combien de siècles pour qu'enfin nous disions non à dieu?

jeudi 4 juillet 2013

Bâtard

Je sais tout cela. La bouche du père qui s'ouvre, d'où fleurissent par ombelles des tiges de sureau qui mûrissent trop vite et c'est jus noir de chique à tomber des grappes, vin sans ivresse, vin d'amertume, de faux raisin qui coule, lent comme une hémorragie, depuis ses lèvres lourdes, creusées d’un plissement que je ne sais pas lire. Le suc de ce bouquet, ce mot-là qui me tue et me délivre, je l'entends moi qui l'attendais depuis l'enfance comme un espoir honteux: "Bâtard!" dit-il. Je n'aurai pas assez de toute ma vie pour l'en remercier : cette liberté-là, à ce moment-là, que croule l'arbre de la famille, je peux tout briser, le portail du jardin, l'insert vitré de la cheminée, ôter les braises de l'âtre et brûler la moquette trop épaisse comme Attila la prairie, lui verser l'huile de la friteuse sur la tête, déclencher l'antivol, que tout hurle et s'embrase, et qu'avec toute l'emphase qu'autorise une maison de cadre supérieur de la banlieue ouest, j'assiste à l'apocalypse du lotissement. Mais rien de tel n'advient : je veux répondre que oui, oui, oui mille fois bâtard me va, me définit, que ce mot-là m'habille à la façon des princes, que pour la première fois mot du père ne ment pas mais dit d'une exactitude inouïe qui je suis, mieux encore, qui j'entends être ; que j'emporte avec moi les couilles du père en guise de scalp, que de toutes mes forces c'est guerre sur son territoire, j'en suis étranger, j'en suis autre ; que nous ne partageons rien qu'un nom, qu'il eut tort de me le donner, que je ne le lui rendrai pas, ou alors si altéré qu'il sera sans reconnaissance ; que nous ne partageons pas même de frontière, que tout ce qui n'est pas lui, n'est même pas forcément moi : grâce à ce jus noir de sureau sorti d'entre ses lèvres, ce mot de bâtard qui me donne enfin signature, c'est barbare que j'aimerais devenir, c'est la peur que j'aimerais lire dans ses yeux d'huître et parcourir le monde comme une traînée de poudre. Mais rien de tel n'advient : ma mère rentre d'Euromarché, demande à ce qu'on l'aide, et nous déchargeons le père et moi, des sacs de plastique orange pleins à craquer de viande en barquettes, de boites de biscuits, de bouteilles, de produits d'entretien. La supercinq refait du bruit, si le père allait voir ce que c'est? Il faut ranger dans le congélateur les brochettes et les esquimaux, faire immédiatement cuire les courgettes dans la cocotte minute. Je la regarde s'escrimer dans la cuisine, depuis l'encadrement de la porte. Je crois que je reste longtemps ainsi, rien qu'à la regarder, fasciné, comme j'avais pu l'être, enfant, devant les maquettes du voisin, qui fabriquait des machines à vapeur avec des rebuts de cuivre. Il n'y a aucun sentiment dans ce regard-là qui dure, il n'est qu'instrument à scruter, à comprendre. J'ai le regard froid comme un carrelage de salle de bain. Ce que je comprends, à scruter ma mère affairée qui tranche un concombre, va le faire dégorger, me demande par-dessus l'épaule si je préfère une sauce à la crème ou une vinaigrette à la ciboulette (je préfère à la crème, avec de la ciboulette), c'est qu'avec une mère pareille, il est impossible que je sois un bâtard. Tous ses gestes disent l'évidence : fils du père, je proviens d'eux qui me vouent à cette répétition de leur race, dont, de toutes mes fibres, j’entends m’affranchir.

mercredi 3 juillet 2013

Paraphrase de Don Juan

La statue n'a pas bougé. La statue ne tend pas la main. Nulle trappe sous les pieds, nul reproche du père, et les femmes ont disparu dès longtemps. Qui serrer dans ses bras, qui inviter le soir pour la mauvaise tambouille du vieux valet? -Il proteste, il fait ce qu'il peut. Las de lever la main sur lui, vous laissez dire. Vous ne brûlerez donc pas, vieux seigneur, et le froid qui vous cingle dans votre hôtel de courants d'air n'a rien de métaphysique. La statue vous refuse la mort héroïque, et vous comprenez que vous aussi vous êtes voué au sort commun, vous aussi vous tremblerez sans privilège possible comme le boeuf de Pascal quand viendra le jour et le couteau du boucher.

dimanche 30 juin 2013

Ruines de Rome

Mais ces traces sur la pierre et la date effacée, que ne disent-elles autre chose ? Du lichen sur les briques roses, de l’algue verte sur les dalles calcaires. Ruines de Rome ancrées entre les pierres déjointoyées, qui moussent de petites fleurs parme. Une poudre rose comme une écume de brique : l’ongle d’un enfant y laisse sa trace. Le bois noirci d’une vieille fenêtre aux vitres cassées. Dans la crasse du dernier carreau, des dessins d'enfant, des énigmes pour Gombrowicz.

vendredi 28 juin 2013

Brocante

Je voudrais être un insecte dans la tête de Syd Barrett, un papillon psychédélique, un étage dans la maison de Perec, avec un débarras, une érection dans le pantalon de Kierkegaard, le savon à barbe de Van Gogh près de la cuvette émaillée, une épingle dans les cheveux de Virginia Woolf retrouvée sur les bords de l'Ouse, l'ongle ourlé de Deleuze, le froc de velours de Max Jacob avant que Bérard ne le vole, l'oreille infirme de Joachim du Bellay, la gomina de Garcia Lorca, devenir la brocante des fragiles, un coffre de grenier pour ranger ces fétiches.

jeudi 20 juin 2013

Le concert des belles-soeurs

Elle arrive d'Amérique et le fait bien sentir, parle plus qu'il n'est de mise, rit trop fort, humilie l'air de rien ceux qui sont restés là, renvoyés à la petitesse, au passé, à la crasse de l'ancien monde. Les belles-soeurs la détestent, elle et ses robes de big mama, qui s'abat sur les choses, leur parle comme à des arriérées qu'il faudrait ménager et siffle en deux soirées la bouteille de cognac en racontant New-York, en comprenant tout, de loin très floue, myope, embrumée d'alcool. Elle pontifie, s'esclaffe et s'endort. De fait, comment mesurerait-elle le tranchant des femmes d'ici, leur modestie rageuse, fierté d'une vie d'effacement? Discrètement, elles laissent le bulldozer (ainsi la nomment-elles entre elles, au marché)occuper l'avant-scène et donner le spectacle de ses titubations. La condamnation n'a plus qu'à tomber et l'Américaine, vulgaire, alcoolique, n'a plus sa part au concert qu'elles donnent. Les belles-soeurs n'ont jamais bu, elles, jamais fumé, jamais joui. Elles élèvent leurs enfants comme on taille un bonsaï. Le linge est rangé, la vaisselle faite, parfaites elles sont les belles-soeurs du concert. Aux States, ça fait vingt ans qu'on a des lave-vaisselle, laisse tomber l'Américaine qui ne propose pas d'aider.

mercredi 19 juin 2013

Paraphrase de Ferdinand

Souvent il vaudrait mieux ne plus parler du tout. Ceux qui savent le disent qu'il vaudrait mieux se taire. Qu'on n'en parle plus, dit Bardamu. J'aurais dû parler? Bigornos! dit Ferdinand la merde au cul.
Parler aggrave, telle est la leçon du bavard, mais il est là le petit démon, la langue un muscle infatigable, on parle à s'en coller des aphtes: parler ulcère évidemment.
On parle de partout, bavant, foireux, postillonnant nos humeurs plus ou moins bilieuses. On ne crache plus du sang mais c'est tout comme: saignent les mots, le monde est sourd, vaudrait mieux s'y tenir, n'avoir jamais rien dit pour éviter que ça commence, penser des ordures, s'en tenir au silence, aux points de suspension, aux postillons sur la page blanche.

Mon double et moi

J'ai rencontré mon double à Crawley, Sussex. J'avais dix ans et, sur la cheminée de mes hôtes trônait ma photo, une photo que je ne connaissais pas, arrivée là je ne sais pas comment. Ils me regardaient d'une drôle de façon, Mr and Mrs Hooper, ils disaient des choses que je ne comprenais pas, l'anglais j'en avais fait six mois et je ne parlais qu'au présent.
J'ai oublié son nom, mais lorsqu'il est rentré j'ai compris, et immédiatement je l'ai haï, et comme un coup de foudre à l'envers, à croiser son regard j'ai vu sa haine en miroir, nous n'étions plus rien que le reflet d'un autre. Nous sommes allés jouer à l'étage, en garçonnets bien élevés, et sitôt hors de vue nous nous sommes battus. Mon double demeure à ce jour le seul être que j'aie jamais frappé.

dimanche 16 juin 2013

Casablanquer 4


Le bus hier –C'est un aquarium avec des poissons tristes et des crabes farcis! – il était bleu, le bus hier –il était vert, il était gris– il était surtout plein d'œufs gros d'éclosions monstrueuses –mais nécessaires, l'air de Casablanca réclame l'émeute– mais ils n'ont pas cassé, lorsqu'hier le bus bleu gris vert a renversé l'enfant de front. Le sang tachait sa chemise jaune, et son ballon a roulé, j'ai regardé le ballon rouler quand l'enfant s'est achevé, parce qu'il s'est achevé, comme le cheval de mon histoire, les palabres des vieux qui ceinturaient le corps d'un corps d'indifférence. C'était écrit, l'enfant les roues, le chauffeur qui crie son innocence, et je vois le ballon rouler à l'infini, et je crois un instant que ce ballon, c'est mon œil arraché.

Aller au feu

Les flammes s’élançaient dans un ciel orange sale, une auréole douteuse sur laquelle se découpaient les arbres de décembre. C’était à droite de mon ciel, vers Saint-Christophe, c’était lointain, mais très net, tant les flammes jaillissaient haut , bien au-delà des haies du bocage, des courbes des collines. J’ai compris le pouvoir des naufrageurs et l’histoire de l’étoile : quand brûle ainsi le très grand feu, il n’est que d’aller voir, un fantasme d’anophèle, une fin de phalène. Ce qui brûlait là-bas, ce qui flambait si haut comment savoir, il fallait savoir ce qui brûlait si bien, de quelle passion dans la campagne, quel sacrifice était là consommé.

mardi 4 juin 2013

Chronique 6


Passons s'il faut nuages nuages
passons sans tragédie nuages familiers
frères de pluie marcheurs sans efforts
foulons le ciel et consentons à n'être que passages

Ventons nous ne sommes que temps
variable ils disent à la télé c'est faux la télé ment
nous sommes répétition ventons c'est la même chanson
et c'est bonheur que de chanter

Horizon s'il faut disparaître c'est vers toi que je veux aller
horizon tous deux nous fuyons amoureux même direction
s'il faut passer passons

dimanche 2 juin 2013

Chronique 16


Retrouver le marché de retour de vacances
on avait oublié la déclinaison des visages
rougeur des peaux, oreilles décollées, on avait oublié
combien ces visages-là sont rudes, et les mains terreuses des maraîchers
on les redécouvre quand ils rendent la monnaie.
Leurs légumes leur ressemblent :
ils ne sont d'aucun calibre, on sent l'effort qu'ils
eurent à croître
leur forme en témoigne.
Aucun souci d'ornement.
On produit, on vend
l'effort et l'argent comptant.

Ceux qui parlent ici
les boujou ça va ty,
les bisous sonores qui pètent sur la joue
les bons gros rires
il ne faudrait pas s'y tromper
ceux qui parlent d'ici
comptent les morts et les trompe la mort
les infarctus et les cancers
pleurent les disparus
les chiens écrasés

Ceux qui parlent ici
sont moins nombreux
que les taiseux :
C'est dire la joie des marchés.

samedi 1 juin 2013

Saint Georges, cimetière (Prose tombale)


Furent, comme tant d’autres, ceux dont on voit le nom sur les pierres. Ces noms-là ne disent rien. Photos stupéfiées dans des blocs de résine, jaunissement des traits quand l’or des lettres s’éraille sur la dalle. Passons, disons-nous en lisant la disparition même des signes, passons. Des fleurs de porcelaine, un christ au bras brisé, dont la fonte creuse révèle l’imposture. Passons. Vieilles qui ploient, vieilles qui pleurent les vieux, morts. On se souvient de la couperose des charitons, des bannières, des torchères que des bras tremblants portent depuis la peste. Ceux-là aussi, morts. Et les bannières posées qui moisissent dans le chœur : l’agneau de dieu pâli sent le vieux champignon. Couleurs passées, passons, nous passons aussi, et déjà nos mains sont lourdes des fardeaux portés, et déjà nos doigts sont gourds des rhumatismes qui nous vouent à la raideur. Nul ange ne veille. Lames de schiste, feuilles de plomb. Passons.

Lin


Juin venu, guetter le vert tendre du lin voir monter la fleur qui s’ouvre au matin d’un bleu qu’ondule le vent sur les plateaux d’ici, terres de Caux, Roumois, Lieuvin. J’attends cette marée d’au-dessus des falaises, je lui prête des vertus qui s’annulent le soir lorsque tout se referme sur moi et les fleurs sur elles-mêmes. Juillet sera trop tard: jaunes montées en graines les tiges seront couchées par des machines insolites, en bandes régulières. Juillet pour rouir jusqu’à rouille.

mercredi 29 mai 2013

La barrière blanche


Il n'y a rien à reconnaître dans la maison de l'enfance. Ce qu'est devenu mon vélo je m'en fous, treize ans de rouille et je m'en fous, je n'ai plus à huiler la chaîne, c'est tout. Que d'autres s'en chargent, qu'ils plient en septembre les voiles pour l'hiver, qu'ils rangent dans le garage les dérives, les mâts, les planches. Quant à moi je ne dérive plus, et ce père qui enjoint de repeindre la barrière n'est plus mien, ne doit plus m'être rien, dent de sagesse extraite qu'on regarde dans le ravier, encore un peu sanglante, mais déjà étrangère à la douleur qu'elle causa.
J'ai souvent repeint la barrière de la maison de l'enfance. Jamais je n'en ai eu les clés. Les moisissures sous l'escalier peuvent moisir de tous les désirs rances, le père peut en paix guetter les secrets de toutes les petites filles, leur faire honte et les caresser sans crainte, je n'ai pas la clé, leur trouver la peau douce, les traiter de menteuses lorsqu'elles se plaindront à leur mère, je n'ai pas la clé, flairer leurs maillots de bains - les mères laveront, les mères lavent tout- je n'ai pas la clé. Des mères franchissent la barrière blanche, des mères qui savent - ou ne veulent pas savoir- lui confient des enfants, leur disent d'être sages avec l'oncle Paul. Il sourit il est si gentil, si patient avec les enfants, les petites filles surtout l'adorent, c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'on croit. Moi je reste dehors, je ne repeindrai plus la barrière, et je ne sais pas si le vélo… je crois que je ne sais plus en faire.
Je ne veux pas revoir la maison de l'enfance. Je n'en peux plus de ces poupées détruites, les yeux de verre brisés dont la douleur fêle les miroirs sans tain derrière lesquels le père se terre et jouit au moment précis où ils tombent.

A Serge Daney

Vinrent alors les ombres
graves comme des sœurs
à sa rencontre
douces dans la sollicitude
mais lui pas moins seul
croyait toucher à leur passage
la terreur du vertige
les écharpes obscures.

mardi 28 mai 2013

La ville à distance


Ce sommeil-là qui vous rend doux, visages apaisés d’enfants que le bain détendit, cette paix qui lave mieux que l’eau, le goût du vin sur la chair blanche des volailles et la croûte orange des fromages, je ne puis rien offrir de mieux et vous prie, amis, d’accepter l’offrande.
Je vis loin des clameurs du monde et les remugles de la ville je les garde en moi comme d’autres conservent, cachée dans leur portefeuille, la photo insignifiante de leur jeunesse. Je sais le prix du calme, je le paie de tous les éloignements, et j’ai désormais, passant par Paris, des hésitations de horsain.
Mais la rumeur reprend, et je sais bien qu’il n’est pas d’asile contre la colère des bêtes forcées, pas de retraite possible : si loin que je sois, je suis au monde et j’en vois le cours passer par la pente de ma rue, je sens son grondement faire trembler mon parquet, moins que chez vous, amis, qui dormez sur la plaie des choses. Le calme cependant, je le sais relatif, le pressens provisoire. Reprenez du vin, les enfants dorment dans le désordre de leur chambre. Cette nuit encore sera sans histoire.

lundi 27 mai 2013

Lithium


Le lithium c'était ça, les paupières gonflées, la bouche un peu entrouverte mais au moins elle n'avait plus si peur de ce vide-là qui se voyait dans ses yeux, des yeux d'enfant saisi par la terreur d'un conte, des yeux de chevreuil pris dans une battue. Le lithium, c'était pouvoir se dire qu'elle ne sauterait pas de la voiture en marche, quitte à la voir les yeux mi-clos des heures à ne plus dire un mot, pas même endormie, se dire qu'être abruti c'est ça, et que pour elle, non, ce n'est pas le pire. Elle ne casserait pas son lavabo, elle ne déchirerait pas son matelas, elle ne prendrait pas l'ascenseur nue, le lithium c'était ça. Elle reviendrait des mois plus tard du centre de cure, de la maison de repos, elle tomberait raide au milieu des réunions de famille où la consigne était stricte : elle allait mieux.
Une vie à se torturer à coups de robinets qu'on aurait mal fermés, de clés qu'on aurait perdues, une vie de calmants, d'assommoirs, à tricoter des vêtements de poupées pour les petites filles de la famille, pour les filles des petites filles qui ont grandi, à rêver d'aller chez la vieille tante à qui on a toujours tout raconté, lui demander de faire un goulasch, manger seule la part de quatre. Un goulasch à la bière. Elle avait encore faim. Envie de manger, envie de dormir. Le corps pesant de viande et de lithium.

Leur enfance à Honfleur

Il fallait traverser les prés, toujours boueux, vers le nord, l'estuaire, franchir les canaux de drainage - vermoulues, les passerelles leur étaient aventures. Assis sur les barges échouées, traces d'avant-guerre, berges effondrées, ils attendaient que la marée monte, vannes ouvertes jusqu'au Pont aux bœufs. Les nasses relevées grouillaient d'anguilles.
Alors, les bottes et le paletot lourds, passée la rouille des herbes mortes, l'illusion d'un miroir de plomb que ride l'oiseau gris dont la patte lente incise la vase ardoisée et trace le dessin très pur de son domaine - alevins, vers, civelles - si aigu - bec, ergots - dans la mollesse laiteuse des sables.

dimanche 26 mai 2013

Jardin du souvenir

Il est allé chercher, dans le répertoire des caractères spéciaux, le "é" pour terminer mon nom, “Hello Hervé”, m'écrit-il, puis le "è" pour Père Lachaise : “The Jardin du Souvenir in Le Père Lachaise will be the good solution.” On n'a pas le droit de répandre les cendres sur la voie publique, fussent-elles celles des aimés, ceux qu'on accompagna comme on put, que l'on vit maigrir, puis enfler, puis maigrir enfin, ceux qui prirent à quarante ans les traits qu'ils n'auraient pas eu à soixante, ceux dont le visage s'accéléra, cumulant toutes les empreintes, à la façon des plaques de photographie qu'on expose à l'excès ; on n'a pas le droit de répandre leurs cendres dans la Seine.

Il le fera, je l'aiderai, nous en prendrons un peu, il m'écrit qu'il y a beaucoup de cendres, qu'à celles de John sont jointes celles des deux chats morts, et celles de celui que John aima d'abord, que je n'ai pas connu, Douglas il s'appelait, va pour les deux chats, va pour Doug, pour le Jardin du Souvenir et pour le Père Lachaise, avec le "è" qu'il est allé chercher. Puis dans la Seine, un peu quand même, de la poussière de John et de Douglas à nouveau mêlés, de la poudre de chats. En avril, l'an prochain, pour le premier anniversaire, verser au Vert Galant de la poudre de John, avec Douglas, et la poussière de chats, verser un peu quand même au fil de la Seine, même si on n'a pas le droit.

Doux capitaines

On n'ose croire à leur douceur, imaginer qu'entre leurs mains a fleuri une force suave, un œillet rouge au peuple donné, lorsqu'ils eurent pris la ville qui n'en revenait pas de se sentir aimée. Or on sait qu'ils furent, ces capitaines d'avril, qu'ils se découvrirent en Afrique, écœurés dans le vomi des crimes qu'ils furent sommés d'accomplir, qu'ayant tué l'enfant de trop ils étaient revenus, las dans des casernes décrépies à commander des jeunes gens qui ne voulaient pas partir casser du nègre, on sait que les vieilles dictatures tombent comme des figues pourries lorsque les jeunes gens bottent le pied des arbres creux.

Ils ne voulurent pas du pouvoir, de la vaine gloire de commander, ils s'en remirent au peuple, c'est un conte décidément, puisque que le peuple devint à leur baiser cet œillet rouge lancé dans le ciel de Lisbonne, que les gens s'embrassèrent par toutes les rues d'avril, qu'ils remerciaient les doux capitaines, et la radio par eux gagnée chantait des chansons qui promettaient mieux que l'agonie mélancolique, la police secrète et les ministres cacochymes. On voudrait croire à ces révolutions-là, au bonheur de ces jours libérés, aux fleurs données, aux fleurs reçues. On voudrait revoir ça dans Lisbonne étranglée: le doux non portugais à la brutalité du monde, quand saignés comme grecs, on les somme de payer.

N°794 (sur la main droite)


Nous vous inscrirons des chiffres sur le dos de la main, dans des matinées d'étampage où nos flics vous auront levé comme lièvres en octobre, et c'est toujours octobre pour vos courses d'ombre, et c'est toujours hiver pour vos yeux creusés. Vous serez liés deux à deux par des liens de plastique à fermoir crémaillère - les flics sauraient le nom de ces menottes jetables- puisque vous n'avez droit à nul métal, pas même celui de nos chaînes, puisque vous ne valez que plastique, puisque vous êtes plastiques, puisque vous êtes jetables, puisqu'on vous jette.

Vous vous ressemblez tous. Nous ne voulons pas voir votre visage. Nous n'avons pas d'interprètes pour parler vos langues qui nous semblent si laides, si primitives, si barbares, et vos visages se répètent dans le halo de nos phares, et vos blessures elles suintent toutes de la même angoisse. Vous êtes pauvres à faire peur, et de fait nous devons trembler de tous nos bridges, et de fait nous devons être bien riches pour n'avoir rien à vous offrir que de l'encre sur vos poignets - de l'encre hypoallergénique, N° 794, qui s'en ira quand vous serez repartis d'ici- sur vos poignets liés comme une tige sur un tuteur, un antivol sur un blouson dans un rayon d'hypermarché. Non, pas d'implantation. Vous sonnez aux frontières où l'on vous refoule avec humanité, avec un coussin sur la gueule si vous n'êtes pas assez humains.

Mauvais carnaval

Lorsqu'avec les statues incendiées le silence est revenu - matin, brume de mars, verre brisé dans le caniveau- par la ville saoule nous titubions encore et tous les bars n'étaient pas fermés. Nos tempes battaient plus fort que la mascleta de midi et tous les bars n'étaient pas fermés. Défaites, nos faces de carême, seules faces de carême à n'avoir pas brûlé.

Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.

samedi 25 mai 2013

Requiem déconstruit


Pour ceux qui sont tombés, les voici descendus de leurs rêves de fer, les voici plus rien dans la terre et l'idée de dieu même il faut en rabattre, et l'on ne sait à qui demander le repos, et notre bouche est trop blessée pour louer ces morts sans nom, à Sion ni à Jérusalem. Il ne convient de louer personne, et nul n'est voué à la lumière infinie.
Pour les innocents qui sont morts, il n'y aura plus de lumière, et leur sommeil c'est un repos d'égorgés, et leurs membres partout dispersés par la ville : il n'y a pas lieu de louer, il n'y a pas de mémoire éternelle. Bientôt nos monuments seront tous érodés. Nul ne libérera les âmes mortes du lac où nos sondes sont vaines, et la gueule du lion, elle les a déjà dévorées.
Nous qui survivons à la haine, nous connaîtrons des jours de colère, nous respirerons les cendres du monde. Ivres de ces poudres, nous rirons dans la terreur et nous croirons voir dieu commettre quelque archange à trancher droit dans la vie brûlante, dans Jéricho dévasté. Nous connaîtrons des jours de larmes, ils ont tout juste commencé.
Pour ceux qui sont tombés, qu'ils reposent loin des mensonges d'éternité, qu'ils mangent avec la terre dans laquelle ils se mélangent les promesses pour lesquelles ils sont morts, qui ne seront jamais tenues : jusqu'au rien toute chair se ravale, dans la grande absence du dieu que nos efforts inventent, et qu'importe son nom puisque partout c'est imposture, ces noms que gravent tous les couteaux du sacrifice, ces noms dont se réclament tous les hurlements de vengeance, je crache sur leurs lettres, je préférerais ne pas savoir les lire.