La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 29 mai 2013

La barrière blanche


Il n'y a rien à reconnaître dans la maison de l'enfance. Ce qu'est devenu mon vélo je m'en fous, treize ans de rouille et je m'en fous, je n'ai plus à huiler la chaîne, c'est tout. Que d'autres s'en chargent, qu'ils plient en septembre les voiles pour l'hiver, qu'ils rangent dans le garage les dérives, les mâts, les planches. Quant à moi je ne dérive plus, et ce père qui enjoint de repeindre la barrière n'est plus mien, ne doit plus m'être rien, dent de sagesse extraite qu'on regarde dans le ravier, encore un peu sanglante, mais déjà étrangère à la douleur qu'elle causa.
J'ai souvent repeint la barrière de la maison de l'enfance. Jamais je n'en ai eu les clés. Les moisissures sous l'escalier peuvent moisir de tous les désirs rances, le père peut en paix guetter les secrets de toutes les petites filles, leur faire honte et les caresser sans crainte, je n'ai pas la clé, leur trouver la peau douce, les traiter de menteuses lorsqu'elles se plaindront à leur mère, je n'ai pas la clé, flairer leurs maillots de bains - les mères laveront, les mères lavent tout- je n'ai pas la clé. Des mères franchissent la barrière blanche, des mères qui savent - ou ne veulent pas savoir- lui confient des enfants, leur disent d'être sages avec l'oncle Paul. Il sourit il est si gentil, si patient avec les enfants, les petites filles surtout l'adorent, c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'on croit. Moi je reste dehors, je ne repeindrai plus la barrière, et je ne sais pas si le vélo… je crois que je ne sais plus en faire.
Je ne veux pas revoir la maison de l'enfance. Je n'en peux plus de ces poupées détruites, les yeux de verre brisés dont la douleur fêle les miroirs sans tain derrière lesquels le père se terre et jouit au moment précis où ils tombent.

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