La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

samedi 29 avril 2017

Sucres acides et poisons

L'air gelé du matin passe par la fenêtre entr'ouverte, c'est une année où les fruits sont morts en fleurs, et c'est l'heure où je pense à toi, aux fruits du jardin de Honfleur, des framboises, du cassis, des groseilles, nous étions si petits, nous étions appétits nous picorions les fruits, impatients comme de jeunes merles, nous les mangions trop verts, maman nous voyant depuis la fenêtre de la chambre de sa mère, nous criait d'arrêter, nous aurions la colique et de fait nous l'avions et ce n'était pas grave, elle nous donnait du charbon qui noircissait la langue et les selles, et c'était très amusant de crotter noir les fruits rouges mangés trop verts. Nous y avons découvert que les cerises n'étaient pas toujours rouges, qu'il y avait de fausses reines-claudes, des pommes fragiles comme des chairs d'enfants, et il était tout naturel que bonne-maman préfère les Louise Bonnes, parce que bonnes, c'était un jardin de tautologie, de sucre et d'acide, car nous mordions aussi, nous étions si petits, nous étions appétits, les feuilles des plants d'oseille qui bordaient la rhubarbe dont nous n'aimions ni la tige dont on faisait des confitures filandreuses, ni les feuilles empoisonnées, on nous avait avertis, tu t'en souviendrais, des dangers du jardin. Les boules blanches qui surgissaient en mai sur les branches de tel arbuste, les feuilles de rhubarbe et le mouron des talus, on pouvait mourir du mouron, c'était simple, le mouron nous l'arrachions, puis retournions mordre les fruits dans le jardin de la tautologie.

vendredi 21 avril 2017

Faute d'épitaphe

Le nom de maman manque sur la pierre bleue de Vire, celui de ses parents s'efface et j'avais promis aux tantes, à l'oncle, de le faire redorer, cela fait trente ans qu'ils sont morts, la dorure s'est effacée sous les nuages de l'estuaire, faire redorer, faire graver dans la pierre, simulacres d'éternité. La pierre et l'or sur le corps des morts, pour quel épigraphiste s'inscrire dans le rite, creuser le granit? Tu manques là encore, toi aussi sous la dalle et je suis seul debout. Il est glacial ce vent qui déflore les pommiers du coteau, qui érode les épitaphes et ternit l'or des mots. Tu m'aurais aidé, tu étais plus tenace, tu l'aurais fait suer le petit gros des pompes funèbres que ma demande emmerde, jusqu'à ce qu'à l'usure il cède, et que sur la pierre soit gravé le nom de notre mère, celui de ses parents redoré pour trente ans. Mais je suis seul debout, je manque de courage, il faudrait rappeler exiger le devis, tomber sur un standard national -le petit gros est parti en inhumer quelque autre, le petit gros a oublié que le nom de maman manque et qu'il vente sur la pente.

mercredi 19 avril 2017

Pas de pèlerinage

Alors à Pâques prendre au mot la résurrection, j'aurais voulu, mais toi et moi n'y avons jamais cru, non, religion d'imposture, alors comment faire pour, comment faire avec ou sans, comment faire comme si? Partir en Italie y trouver les poncifs, préférer les dépositions aux tombeaux rouverts, la douleur humaine et l'évidence des paysages entrés par effraction dans l'univers des images pieuses, admirer l'art des simulacres, puis regarder hors les murs la lumière modeler les herbes, les arbres les vignes, ne pas se tromper: il n'y a présence que sans retour, morte tu ne cesses de t'absenter. Il y a treize ans maman, décillée de sa cataracte, put s'émerveiller des fresques d'Arezzo dont elle avait rêvé. Je ne sais si tu les avais vues, je n'y suis pas retourné pour ne pas me retourner, j'ai marché par Pise et par Lucques, tu y avais été, Philippe me l'avait dit qui aime Lucques, je ne connaissais pas, ce fut bon de s'y promener un vendredi saint loin de toute passion flâner et goûter le vin.

dimanche 9 avril 2017

Retour sur rameaux

C'est à n'y pas croire mais, vois-tu quand je me retourne, un dimanche des Rameaux, avril rit comme jour de mai, comment est-ce arrivé, comment imaginer qu'un jour je me retourne, me sois retourné mais en quelques années la vie s'est arrêtée, je me suis retourné mais tu n'étais plus là. Petite, tu étais toujours à moins de deux pas de moi parce qu'à deux pas de moi le père n'osait pas, je ne me retournais jamais, je savais que tu étais là, je ne savais pas pourquoi. Nous aimions Pâques et les œufs dans le jardin de Honfleur où le grand père désœuvré jouait à Merlin l'enchanteur, mais mieux que les œufs s'étourdir en roulades sur la pelouse en pente rouges comme pommes d'api, verts de la reverdie, et briser dans nos élans le parfum des lilas doubles, écraser du muguet, froisser du cassis-fleur. Que ne reviens-tu avec le printemps t'ennuyer avec moi dans le jardin pentu de la maison bourgeoise dont nous ne sortions pas? Que n'es-tu à deux pas de moi?

jeudi 6 avril 2017

Fleurs de cerisier

Retour alors aux fleurs, toutes les fleurs de notre enfance sont là, cerisiers de Honfleur, poiriers, pommiers enfin, les pruniers déjà feuillus, comme on aimait ça, c'était Pâques, les coucous jaunes, le chocolat, les dernières jonquilles et la promesse du lilas. Sous les bois les tapis d'anémones s'étiolent, laissent place aux jacinthes -je me souviens des chansons et des bouquets, c'était si joyeux mais j'ai perdu le fil d'avril, quelque chose s'est rompu du bel équilibre où les fleurs s'ouvraient, offraient un pistil qui devenait fruit. C'est un peu difficile, comme si ta mort me faisait signe, se faisait clé, démasquait la joie du monde à recommencer, plus si bien, le même en pire, en plus toxique, en moins vivant. Tu sais -tu ne sais pas- là-bas on gaze des enfants aux joues roses comme des fleurs de mai, promesses de cerises sur l'arbre couché, maman l'aurait vu à la télé, elle aurait pleuré, m'aurait appelé, tu m'en aurais parlé. Je te parle tu ne m'entends pas, le monde est pire sans toi, le printemps ment de toutes ses dents qui tombent, pétales dans le vent sur les crimes de sang, de bave blanche et de joues roses comme fleurs de cerisiers.

dimanche 19 mars 2017

Tentative de diversion

J'ai fait comme j'ai pu ce jour, je me suis débrouillé pour avoir des lessives à étendre, des copies à corriger, le repas ce fut vite et mal, j'ai tâché de me défiler, j'y suis presque parvenu. Patrick a téléphoné, je ne lui ai pas dit le poids de ce dimanche, il m'a proposé la foire aux vins de la Bouille, j'aime bien la Bouille, et la fantaisie de Patrick j'ai su qu'elle allait m'aider, m'aider à te survivre une année de plus, je l'ai accompagné. On a goûté des vins, il ne se fait pas confiance, alors je disais non pour lui quand ce n'était pas bon, alors j'ai dit oui pour un Jasnières vin tendre, je t'en avais fait boire et tu avais aimé ce vin du Loir, ce vin rare, irrégulier, ce vin de pierre, de coteaux plein sud. Nous en avons acheté Patrick et moi, et du Coteaux-du-Loir, dont le cépage au joli nom produit un vin rouge pâle léger comme le printemps, une fleur d'albergier dans le sang du soir. J'ai tout fait pour contourner l'anniversaire de ta mort, j'y étais presque parvenu, je dis bien presque, car l'effort même pour y arriver ne montre que trop ce qu'il voulait masquer mais qu'importe. Le message d'une cousine aux meilleures intentions, de celles qui ne ratent pas un anniversaire, me fait part de sa compassion, du lien dit-elle, et c'en est fait de la diversion, de la magie du vin. Je rentre suffoquant, deux ans sans toi deux ans, ça ne rime à rien l'anniversaire quand tu manques quotidiennement.

jeudi 16 mars 2017

Tact (encore)

Elle s'appelle Cardif la filiale de la BNP dont je n'ai pas grand bien à dire, dont il me faut reparler. Je reçois un courrier, il m'est réexpédié par l'EPHAD où maman vécut ses derniers mois, car c'est à l'adresse de l'EPHAD que la banque l'a envoyé, à l'adresse de la morte de l'assurance-vie que ce courrier devrait -c'est du moins son objet- contribuer à solder. Il n'est pas certain que la morte réponde. 
La morte n'est pas celle qu'on croit. Elle s'appelle Cardif, filiale de la BNP, la banque qui t'a adressé ce courrier, car c'est ton nom sur la première page, c'est un courrier destiné à "Mr -sic- Flavie DALIFARD" que je reçois et qui me gifle par deux fois: c'est à toi ma sœur morte qu'on demande des papiers abscons pour solder l'assurance vie de notre mère morte, et c'est au dernier domicile de notre mère morte que ce courrier est expédié. Sur la première page, un numéro de téléphone, j'appelle et je m'étonne et l'interlocutrice ne voit pas où est le problème, si tu es morte je n'ai qu'à, me dit-elle sans sourciller, envoyer en sus de tous les autres papiers ton acte de décès, le dossier s'en trouverait accéléré, bonne journée et elle raccroche.

dimanche 12 mars 2017

Rien de sorcier

Ce n'est pas bien sorcier d'écrire, t'écrire c'est juste nécessaire, sinon je me surprends à te parler, tête en l'air parfois j'espère insensé que tu me répondes, j'attends quelques secondes, et je me raisonne dans le silence retrouvé, écrire ça n'a rien de sorcier. Frère et sœur c'était le lien, ce lien parfait d'égalité d'entente d'enfance partagée, frère et sœur ce fut république idéale -je ne ferai pas l'inventaire des fibres qui nous ont liés, il suffit de dire que ce lien brisé m'effiloche mais je me tiens là et je t'écris. Les vieilles histoires disent aux sœurs comment faire avec le frère mort, le disputer aux bêtes, l'enterrer malgré tout, rassembler patientes les morceaux épars de son corps, le remembrer comme on ravaude un linge cher, les vieilles histoires disent aux sœurs comment faire. Les vieilles histoires ne disent rien aux frères, elles parlent aux amants, elles chantent les héros qui descendent aux enfers, elles ne disent rien aux frères qui ne savent que faire sans sœur et traînent sur la rive et cherchent un passeur auquel ils promettront des chansons.

samedi 11 mars 2017

Ca revient

Ca revient, je sais bien, mais rien pareil, la lumière ce matin simule le printemps, ou peut-être ne ment-elle pas, peut-être le réchauffement en est déjà au point où le printemps c'est maintenant? Un printemps de brouillard rose, un printemps de particules en suspension dans l'air, il n'a pas tant plu que ça cet hiver, un printemps sans toi qui n'a même pas beaucoup toussé, un printemps à bout de souffle, d'arbres japonais en fleurs, de jonquilles dans les fossés, tu n'avais pas beaucoup toussé. Aujourd'hui l'anniversaire de Fukushima, un article dans le journal, une chronique à la radio, rien de nouveau sous le sarcophage, les robots sortent irradiés, on ne sait pas quoi faire du mausolée de notre orgueil. Tu sais -tu ne sais pas- je déteste mars où naquit le père où tu mourus, un mois de catastrophes, de tsunami nucléaire et d'éruption boréale. Ca revient, mars est là qui te vit mourir tu ne reviens pas.

mardi 7 mars 2017

Tact, (suite)

Aujourd'hui, au courrier, une enveloppe qui m'enjoint de choisir la tranquillité, une enveloppe à l'enseigne "Dignité funéraire" ("funéraire" en tout petit sous "dignité" , à peine lisible aux yeux des vieillards). La lettre est établie au nom des Pompes Funèbres et Marbrerie Evanno, Vannes. J'apprends que j'y ai un compte client, un code personnel depuis que j'ai réglé les obsèques de maman, que je suis doté d'un "conseiller funéraire" qui signe mais ne donne pas son nom, fiction publicitaire sans doute et qu'importe. On m'écrit pour formuler le vœu que les services des dites Pompes m'ont pleinement satisfait, on m'envoie le renouvellement de sentiments chaleureux qui me rappellent que de fait il y a bien renouvellement, puisque j'avais reçu quelques semaines après l'enterrement, une enquête de satisfaction qui m'avait stupéfiée. Aujourd'hui, cependant, un tout autre objet au courrier: m'inviter à souscrire un Testament Obsèques qui soulagera mes proches des formalités de mes funérailles, avec une remise de 200 euros si je souscris dans les six mois. Le Post-Scriptum m'assure que le contrat "se fait sans questionnaire médical ni examen de santé, et sans frais de dossier", ce qui est heureux puisqu'il s'agit de mourir et d'être enterré "dans le strict respect de vos volontés". Je vais attendre un peu.

samedi 4 mars 2017

Le pain du rêve

Ce fut un rêve dont maman fut, qui mangeait du pain azyme, le croirais-tu, je n'y comprends goutte, du pain sans mie, à peine croûte, elle semblait y prendre goût à ce pain du rêve où elle mordait, rajeunie. J'aimerais qu'ainsi tu me reviennes, tu mordrais du pain de mie, du pain de miel, du pain d'épices, on ne sait pas avec le rêve ce que l'on mange et même si l'on sent bien que les êtres aimés simulent un peu, on les remercie, on embrasse leurs ombres, leur effort pour revenir dans nos rêves qui les accueillent, la fadeur du pain azyme.



jeudi 23 février 2017

Tact

Il m'appelle l'employé de la filiale qui liquide l'assurance vie de maman, il veut me rassurer le liquidateur, il n'avait pas les papiers, il les a, je suis bien l'héritier, mais ça bloquait, il n'y était pour rien, moi non plus, en fait c'est de ta faute: c'est rare qu'un enfant "prédécède" (ça c'est un mot de notaire dans un courrier d'hier), ça a tout bloqué que tu "prédécèdes", car c'est bien ça, n'est-ce pas, votre sœur est bien morte? Je confirme, tu es morte il y a dix-huit mois, Ah ben non ça colle pas, moi j'ai noté mars 2015, le 19 c'est bien ça? Il n'y a rien à répondre, oui c'est ça, c'est plutôt deux ans que dix-huit mois alors il insiste il est lourd, rempli d'exactitude tatillonne il ne sent rien de mes envies de meurtre, comment lui en voudrais-je, il m'annonce une bonne nouvelle, le liquidateur, le dossier n'est plus bloqué, il a tous les papiers, je vais toucher de l'argent, comment ne serais-je pas content, dans quatre mois le versement et désolé pour le retard. Je raccroche, hébété par l'abruti, sa tranquille obscénité.

lundi 20 février 2017

Soleil prenant

S'agit-il de prendre la pente? La pensée de midi, est-elle si exacte au soleil? De la terrasse au sud d'une montagne que je découvre (le lieu d'où j'écris, je ne sais le nommer, au dessus de Luz, le voilà situé), je vois descendre de petits bonshommes carénés qui glissent sur la neige bien damée. Je fus l'un d'entre eux, avant, ailleurs, je ne le suis plus je ne le serai plus, corbeau d'Edgar Poe, perroquet du Nevermore. Ils sont jolis les corbeaux d'ici, ils sont joyeux, ils glissent, nous étions comme eux sur d'autres pistes, avec des skis plus longs, nous étions moins nombreux. Tu aimais la neige qui tombait plus fort, qui tenait plus longtemps, mais enfant tu craignais la pente, ma sœur un peu crispée, tu l'affrontais quand je glissais. L'œil du père qui nous surveillait, pesait son poids sans doute sur ta nuque tendue, je ne le voyais pas, je glissais loin du mauvais skieur qu'il était, soupirant de devoir l'attendre. J'ai glissé longtemps, avec aisance, toujours plus loin de lui, longtemps si léger sur la pente. Aujourd'hui vieux de ta mort, je n'ai pas loué de skis, je regarde les autres glisser, mon tour est passé, mais l'heure est belle au midi prenant pour voir dévaler les vivants et s'en trouver revigoré.

mercredi 8 février 2017

Renouvellement

Aller jusqu'à la petite ville où il reste un photographe se faire portraiturer quatre photos d'identité, dix euros à peu près, ressortir blafard bagnard de l'âge et de la fatigue, c'est très bien, dit le photographe, pour le passeport c'est parfait, ne pas sourire pas de lunettes regarder fixe voilà c'est fait, je me fais l'effet d'un cadavre, tu sais parfois je crois -c'est stupide et qu'importe- être aussi mort que toi, cette disgrâce que le sentir et le savoir, je suis un drôle de mort qui bouge encore, et puis non, je me reprends, je me ramasse je compte les dents qu'il me reste, j'entends moins bien mais j'y vois clair encore, encore un dernier passeport pour aller où? -On verra bien, je paye quatre-vingt-six euros de timbre fiscal, ce n'est plus un timbre mais un ticket de caisse avec un code 2D à scanner me dit le buraliste, vous pouviez l'acheter en ligne, plus besoin de se déplacer, c'est le progrès rit-il. Quatre-vingt-six euros pour un passeport sur lequel je tire la mine, pour voyager. Voyager ça me dit encore, tu vois je ne suis pas si mort que je le crois parfois, la Toscane pour avril me fait rêver en janvier comme une vieille dame anglaise percluse d'arthrose. Les Pyrénées en février: trop âgé pour skier qu'importe, voir la neige toucher le silence, partir, se saisir des bons jours possibles que les amis savent créer, m'inspirer de toi qui sus t'emparer du moindre moment propice de tes jours comptés pour en tirer bonheur de glisse, lumière italienne goût de vivre indompté.

mercredi 1 février 2017

Voilà voilà

Rien ne tombe du ciel mais l'averse. Il fait maigrement jour: sans toi, la lumière est plus chiche, c'est ce que je pense sous la pluie grise, il faisait plus clair du temps que tu vivais, peut-être aussi savais-je mieux m'en saisir, peut-être ça que je peine à dire, ta mort m'a fait tellement vieillir que je ne sais plus bien voir, que je ne suis pas bien sûr du printemps qui poindra, je ne guette pas les perce-neige, et maman ne s'inquiètera plus des violettes au bas de sa fenêtre, voilà, voilà. La bonne heure est passée, ne l'ai pas vue passer, tu es morte, voilà, puis maman, j'en reste tout crétin sur la terre désolée, voilà, voilà. Que faire du jour qu'il reste, la peine à remâcher en vaut-elle la peine et la lumière étouffée que peine-t-elle à éclairer? J'ai racheté un lave-vaisselle le mien fuyait, tout fuit décidément, le vendeur très gentil, très professionnel, m'engageait, si mon budget le permettait, à monter en gamme, un tiroir à couverts, un cycle silencieux, un bras de lavage articulé pour la saleté incrustée des plats. Faites-vous plaisir il l'a dit quatre fois, j'ai regardé la pluie tomber par la vitrine, le plaisir c'est donc ça? C'est donc ça le plaisir des vieux quand tout le monde est mort autour d'eux, un lave-vaisselle de luxe qu'on n'entend pas marcher, voilà, voilà, qu'elle est terne la vie sans toi, bien assez de silence pour ne pas l'augmenter, c'est un monde où tout tombe en panne que le monde des vieux, mon monde arrêté.

samedi 21 janvier 2017

Quant au bleu du ciel

Il ne dit rien le bleu du ciel, ni ton absence ni ma grelottante survie. S'y fige mon haleine blanche, s'y blesse ma peau rougie, je glisse sur la pente, celle de ma rue, vers la boulangerie. Si j'étais un peu courageux, j'irais tancer le marbrier, il doit faire trop froid pour graver le nom de maman, il faudrait aller vérifier, grimper la pente, celle du cimetière Saint-Léonard, retrouver le caveau des grands-parents que maman cherchait toujours trop haut, à peine s'il est à mi- pente, ce caveau où elle est enterrée. Que dirait-il le bleu du ciel de vos absences, de ma peine, ne dirait rien le bleu du ciel du grand pont blanc, du Havre sous le vent glacial, des larmes que le froid fait couler, des lèvres gercées qui se taisent, des baisers perdus, oubliés. Il ne promet rien non plus, et c'est pourquoi on lui pardonne au bleu du ciel d'être si coupant, si ardu qu'on en chancelle et qu'on s'en tient inconsolable au paysage indifférent, à l'inhumain soleil d'hiver.

dimanche 15 janvier 2017

En vain le vent

J'avais préparé des bougies pour le cas où. La lumière c'est fragile, l'électricité ne tient qu'à un fil par les campagnes éventées, sans ce fil, point d'étincelle pour la chaudière, pas de téléphone, pas de rougeur sur les plaques de la cuisinière, j'étais prêt pour une vanité moderne, une leçon domestique de ténèbres. Or non, deux minutes de nuit, pas le temps de battre le briquet, je n'ai pas eu à moucher les chandelles que je n'ai pas utilisées, ton ombre n'a pas dansé sur les murs, j'ai oublié ma méditation d'homme aliéné dans l'hiver, Jérusalem ne s'est pas tournée vers son dieu et Laurent n'a pas entendu son cerisier tomber dans la tempête (il a pourtant bien chu). J'ai pensé à Vannes, au vent sur le golfe, à toi les cheveux dans le vent, j'ai pensé à maman qu'inquiétaient les intempéries, et j'ai souri quand sa sœur a appelé de Suisse inquiète de mon toit qui ne m'inquiète pas, c'était si gentil mais je ne crains rien car je n'ai plus personne à perdre, vous ayant perdues.

samedi 7 janvier 2017

La pluie l'absence

Il a plu, il a gelé, des aléas d'hiver, à la radio ce sont numéros d'autoroutes, camions en portefeuille et grands embouteillages givrés. Il fait un temps à écouter un vieux disque de Dire Straits, mais on n'a pas de vieux disque de Dire Straits, on cherche une vidéo, on veut se souvenir. Ils ont blanchi sous le harnais, et vieillie leur musique aussi, prévisible et bien jouée, et les mêmes défauts ces claviers qui ne savent que faire quand la guitare nous ressert sa poisseuse mélancolie entre blues et country. Sous le ciel bas givrant, le guitariste aux cheveux blancs chante d'une voix blanche aussi des espaces mornes, le désenchantement, on entend la pluie, on prend un café, on n'éteindra pas la lumière de la journée. On l'aimait bien, toi et moi, Mark Knopfler, adolescents, dans ces morceaux qui s'étiraient comme un départ de vacances chez les grands-parents. Laid back on écoutait pleuvoir sur des routes désolées, sa guitare étreignait une vie glauque qu'on ne faisait qu'imaginer. Il a plu il a gelé, je n'ai pas bougé, pas écouté jusqu'au bout Telegraph road me suis demandé ce qui manquait, ce que j'ai fini par comprendre. Tu sais, maman n'appelait jamais, il fallait lui téléphoner, sauf en ces temps de vent mauvais, d'alerte orange et de pluie fauve qui l'affolaient, là on était sûr de l'avoir, et dieu que cela m'agaçait mais aujourd'hui ce fut étrange, triste qu'elle manque à l'appel de la sorte.

vendredi 6 janvier 2017

Bois du jeudi

Aux forêts du père, préférer les bois de maman, au p'tit bois p'tit bois charmant, quand on y va on est bien aise, au p'tit bois p'tit bois charmant, quand on y va on est content, c'était la chanson pour aller au bois toi maman et moi, chemin de Rambouillet, contourner la statue qu'on ne trouvait pas jolie, passer sous la voie ferrée, vers la ferme du Val Joyeux, pour piquer dans le bois des Clayes en continuant de chanter, tout était chanson quand maman n'était pas couchée. Un petit bois, pas une forêt, une promenade de jeudi, on emportait gourdes et goûter et l'on chantait le petit bois charmant dont on aimait les anémones d'avril, les jacinthes de mai. Les jacinthes on en faisait des bouquets qu'on rapportait à la maison en chantant une autre chanson, les lauriers sont coupés, tu remplissais d'eau un petit vase d'étain (maman nous le confiait parce qu'il pouvait tomber sans casse) et nous disposions les fleurs bleues qui tenaient bien, près d'une semaine, une éternité pour l'enfance, presque jusqu'au jeudi prochain.

dimanche 1 janvier 2017

Bout d'an

Réveillonner j'en avais perdu l'habitude dès avant ta mort, avant peut-être même que tu ne commences à compter les années, les mois, les jours à vivre. Je restais chez moi et la nuit passait comme une autre, ni plus belle ni plus triste, et j'ignorais les vœux, les bonnes résolutions, les bilans et les bêtisiers. Je suis rentré de Bruges où tu n'es pas allée, où j'avais emmené maman, c'était il y a longtemps, le temps où j'aimais et j'étais aimé, le temps où l'on pouvait emmener maman, où elle pouvait encore marcher sans perdre souffle. J'ai rapporté ici la brume des canaux et le givre des arbres. Tu aurais aimé Bruges, ton fils a trouvé ça presque cool, c'est dire, plus que Gand, l'Agneau mystique très peu pour lui, Philippe a bien tenté d'expliquer l'invention de la peinture, le mystère des juges intègres, bernique, Bastien a préféré les Saints Jean de Memling et c'était bien son droit. Moi le bout d'an, de retour de Bruges et de Gand, je croyais le vivre chez moi et puis non, les amis sont bienveillants qui pensent à mon réveillon, pas de chambre verte pour moi, pas rester seul à la maison en conversation avec toi. Je suis allé à Rouen sur une vieille péniche et c'était chaleureux comme le sont Patrick et ses amis; Christine et ses frères ont habité jadis la Haie-Bergerie, vraiment pas loin de chez nous, au 4 chemin de Rambouillet a précisé leur mère encore très alerte, vraiment pas loin du tout, au point de connaître la rue du ruisseau Saint-Prix. Il y avait un cerisier par chez eux. Notre place était bordée de cinq acacias qui n'existent plus, qui s'en souvient des acacias de la rue du ruisseau Saint-Prix, qui se souvient des ormes malades chemin de Rambouillet? Je réveillonne et tu me reviens, et l'histoire du hamster plus malade que les ormes, que le père lança sous tes yeux contre un tronc d'orme pour l'achever, c'était chemin de Rambouillet, ainsi tu me le racontas, bien longtemps après, ainsi le nouvel an boucla sur la Haie-Bergerie.

vendredi 23 décembre 2016

Décalé

On se tient à côté, c'est très simple, la vie coule et vous évite, on doit être marqué quelque part d'un mauvais signe, porter le mauvais œil et sans doute et qu'importe, pour ceux qui y croiraient le seul sort que je jette, c'est l'aile imbécile. La vie continue certes, il me faut l'imiter, mais je n'ai pas le cœur aux fêtes, si tu voyais maintenant à quel point on vous somme de fêter, cette injonction civique fait de moi mauvais citoyen, mauvaise tête. Je suis la toussaint à Noël, le vendredi saint en janvier, en deuil toute la sainte journée. Rien de si triste à ça, j'abêtis la machine, me plie aux rites dont j'espère apprendre comment faire sans toi, comment ne plus me dire si j'appelais maman pour la faire rire? dès que j'ai un moment, je fais les choses à vide, répète des routines, je marche à côté de moi.

jeudi 22 décembre 2016

Pierre de Vire

Je suis repassé par Honfleur, la nuit tombait, la nuit tombe tout le temps, c'est bien rare qu'à Honfleur il y ait si peu de monde, on aurait pu sans encombre longer le vieux bassin mais pourquoi faire? La Lieutenance est emballée pour travaux, je veille à ne faire que passer, je ne voulais pas être saisi là par le passé, cette ville plus morte que Bruges pour nous je la traverse, je l'ai traversée, Rue de la République, Cours Albert Manuel, après la caisse d'épargne, on ne peut pas se tromper c'est tout droit, j'entre avec la nuit au magasin des pompes funèbres, j'y viens demander qu'on grave le nom de maman sur le caveau de ses parents. Un petit homme rond et suant me demande leur nom, une croix moderne, de la pierre bleue de Vire, il connaît tous les caveaux par cœur, il connait mon oncle, qui voulait la même dalle, mais c'est très cher la pierre de Vire, surtout une telle épaisseur. Quel nom inscrire sur le caveau? c'est alors que je pense à toi, nom de jeune fille ou d'épouse, mettre les deux? N'en conserver qu'un? Le nom que je porte, qui n'est pas gravé sur ta pierre, le sera sur le caveau de Saint-Léonard, elle avait choisi maman de garder le nom après le départ du père, à tort ou à raison, va pour les deux noms sur la pierre bleue, et puis, tant qu'on y est, faire redorer celui des grands-parents. Le petit homme rond me promet une proposition, il doit retourner au cimetière prendre des photos, réfléchir à la place de l'inscription du nom sur le granit de Vire qui coûte si cher, oui ça demande réflexion. Le devis, pour après les fêtes, m'indique-t-il, et de fait, je repars sous les illuminations clignotantes qui bavent dans la nuit sur Honfleur l'endormie.

samedi 17 décembre 2016

Perdre le goût

Elle ne me l'a pas donnée, pas plus qu'à toi, la recette du pâté de lapin qu'elle préparait pour Noël, le pouvait-elle? La recette changeait chaque année, mais c'était toujours la même saveur et pour elle, la même crainte du raté. Il fallait de la gorge de porc, c'était difficile à trouver, les charcutiers rechignant à la vendre, ils préfèrent la garder pour leurs propres terrines, elle s'obstinait. Un lapin entier à désosser, faire mariner. Au cognac originel, elle substitua souvent du whisky, du brandy portugais, de la grappa, ce qu'il restait dans le placard en fait d'alcool et ça ne changeait rien. Deux feuilles de laurier, de la gelée au madère, ne pas trop mixer les morceaux, des terrines de terre, des bardes grasses et blanches, les proportions comme ci comme ça, la cuisson comme hasardée, dont une pointe de couteau au coeur du pâté sondait le degré, la pincée de sel cruciale, tout dans son geste tremblait d'incertitude, et ses scrupules recommencés nous faisaient sourire car nous savions toi et moi, qu'en dépit des variantes, et peut-être grâce à elles, maman nous servirait pour Noël ce pâté à la saveur exacte de l'enfance, et le goût nous le connaissions d'avance, et pour rien au monde nous n'y aurions renoncé.

mercredi 7 décembre 2016

Maman

La tristesse se fixe en de menus agacements. Dans la nuit qui tombe, la voix enregistrée d'une clerc de notaire me réclame des "informations pour le dossier de succession de votre maman". C'est le mot maman qui m'exaspère, ce mot la concernant nous appartient, et toi morte, moi seul suis à même de le prononcer. Ce mot doux comme un linge usé, à peine un mot, presque une onomatopée, le reste d'un balbutiement comme doublé d'un possessif, ce mot commun et singulier, cette voix n'a pas titre à le dire, pas accès à l'affectif car je suis l'affecté, et moi seul le droit de nommer ainsi ma mère, l'évoquant aux intimes qui la connurent et qui l'aimèrent. Maman c'est un nom propre, qui ne désigne qu'une mère à la fois, chacun en désigne sa mère, c'est le mot de l'appel, et qui l'emploie me rappelle que je ne puis plus appeler ma mère. Je ne dis jamais ma maman, ça sonne comme un pléonasme, des lèvres prises de tremblement. Maman, c'est une couverture posée sur l'enfant qui dort, sur l'enfant mort en moi, et nul ne peut s'en emparer sans mettre à nu la plaie, m'injurier dans mon dénuement.

vendredi 2 décembre 2016

N'y pouvoir mais

Maman nous l'avons vu mourir souvent, tomber bas, reprendre pied, nous appeler -vérifier que nous répondions- étouffer, se briser, avaler des quantités effarantes de médicaments, cortisone, antalgiques il n'y en avait jamais assez. Maman c'était Mater Dolorosa et la reine des trompe la mort, sept douleurs c'était peu pour elle, neuf vies ce n'était pas assez. La voir mourir encore cela nous accablait, dents cassées tuyauteries perfusions infirmières affairées, tu serais là tu approuverais, tu serais incrédule puisqu'à son tour la voici morte, pour de bon, à jamais, après toi et moi seul à n'y pouvoir mais. Maman c'était aussi la virtuose de la reverdie, un Phoenix en chemise de nuit, à peine morte, déjà rejaillie, la vie qui revenait toujours en elle, et ses rires sa fantaisie dans toutes les chambres d'hôpital, la joie de lire et de parler, s'écocaillant avec ses sœurs, je ne voudrais pas qu'on oublie ses yeux verts, les plis de sa malice, tu m'aiderais dans l'entreprise si toi aussi tu n'étais morte pour de vrai, si toi morte elle ne s'était déprise.

jeudi 1 décembre 2016

Hivernal

Faut-il qu'il ait venté, faut-il qu'il ait gelé pour qu'en si peu de temps plus une feuille aux arbres, mes cheveux blancs, cheveux tombés, peau décousue des plis du cou, faut-il que je sois nu sans vous mes mortes, faut-il que j'aie froid dans le vent qui vous emporte. Je reçois les courriers adressés à maman, les factures que je ne peux plus régler pour elle, les catalogues Damart, un stylo humanitaire, quelques lettres de condoléances en retard mais qu'importe il n'est dans ma saison que feuilles mortes, troncs noirs et nuits tombées. La banque m'adresse ce jour un "dossier succession", la photo d'une vieille dame un peu mélancolique, il faudrait que je l'ouvre, et je ne le peux pas, je compte sur le vent pour feuilleter ces pages, je compte sur le vent pour les disperser loin, dissiper le mirage, en vain: chaque jour me renvoie vos images, chaque soir vous rappelle et les soirées sont longues, et votre silence revient comme la houle contre la falaise, comme le givre sur l'herbe stupéfiée, et ces appels sont insensés. La lampe allumée ne produit que des ombres étirées dans la nuit, la lampe que je porte projette vos ombres de mortes sur la vie fuyante, la lampe dont la flamme me creuse n'éclaire rien qui vaille, la flamme est froide et la nuit bleue se perd dans le ciel vide de vous, au dessus des arbres grinçants.

vendredi 25 novembre 2016

Il faut

C'est à mon tour de glisser dans des enveloppes les actes de décès, les photocopies du livret de famille, les coordonnées du notaire. Chaque feuille pèse, chaque timbre détaché est un arrachement. Il faut répondre aux lettres de condoléances, il faut reprendre le travail, il faut se plier aux devoirs qui seuls me tiennent, il faut puisque je ne veux plus rien. Tu n'auras pas connu le deuil répété, les morts ne pleurent pas les morts, les morts manquent tu manques comme manque maman. Le diacre s'est trompé dans la sottise de sa foi, qui prétendait qu'Armelle avait rejoint Flavie là-haut, dans la lumière, c'est faux, s'il vous est un lieu commun, c'est l'absence en nous creusée par vous mes mortes, c'est ce trou sans fin qui me ronge, que je m'échine à cerner de la ronde insensée des souvenirs des images des visages et des peaux. Ton cou mince comme un cheveu, tes cils démesurés, la bouche ouverte de maman dans l'effort d'un autre souffle, la pluie qui nous trempa Laurent Philippe et moi dans la nuit de novembre, les ongles rongés de l'employé des pompes funèbres, le chant faux des vieilles bigotes, il faut faire avec ce magma, c'est à dire faire sans vous, vous survivre, reprendre la ronde, attendre mon tour.