La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 18 novembre 2016

L'autre côté de l'eau

Lundi matin, j'ai repris la vieille route, celle des fruits, qui passe par Ablon, par la Rivière-Saint-Sauveur. Ablon, enfants, nous en avions peur, on nous avait raconté l'histoire de l'usine Nobel, dynamite et nitroglycérine, les enfants aiment s'effrayer, je n'ai plus peur, l'enfance est morte avec toi. J'ai repris la vieille route jusqu'au cimetière Saint-Léonard, sous le ciel déchiré de l'estuaire, il ne pleuvait pas encore. Je n'ai pas retrouvé la tombe des grands parents, mais salué les amis qui m'y attendaient. C'est un beau cimetière, d'où l'on voit le grand pont et l'autre rive, presque un cimetière marin a dit François, un cimetière ancien, aux allées disjointes, tante Claire a trébuché. Son frère était déjà là, bouleversé par l'ouverture du caveau dont on avait ôté les cercueils pour y placer celui de maman. Aliette a téléphoné, elle serait un peu en retard, j'ai ordonné aux fossoyeurs d'attendre, rien ne presse m'ont-ils répondu et c'était juste. Nos tantes et oncle m'ont demandé la permission de dire un Je vous salue Marie après la lecture d'un poème et d'une page attribuée à Saint Augustin, j'ai accepté, lu le poème et me suis tu pour la prière: je pensais à toi, à l'autre côté de l'eau, aux rivages de Staël que tu avais admirés au musée du Havre, c'était ton dernier été. Il avait plu, il avait fait beau, nous avions franchi le grand pont pour diner sous les pommiers de Pierreffite. Le ciel s'est refermé, comme il se referme vite le ciel de l'estuaire. Il a commencé à pleuvoir, jusqu'à faire disparaître l'autre côté de l'eau et le cercueil de maman était au fond du caveau.

lundi 14 novembre 2016

Son visage

J'ai repris la route pour Vannes, en espérant que maman soit encore vivante à mon arrivée. Je suis passé près de l'hôpital où tu es morte, j'ai pensé à toi, puis j'ai vu la tour Rouxel dont la fenêtre fascine tes enfants, et j'ai cru remonter le temps, mais j'ai contourné Rennes, car l'hôpital et la mort qui m'attendaient avaient changé de lieu. Maman vivait encore, mais elle ne m'a pas reconnu, tout à son réflexe de trouver le prochain souffle. Elle avait le visage de son père, et son sein débordait du drap bleu, qu'une infirmière a rajusté sans que j'aie à lui demander. Je lui en ai été reconnaissant, la chair de maman ressemblait trop à ces toiles de Hodler, et la lumière terrible du néon au dessus du lit lui donnait des teintes insoutenables. J'ai pris sa main aux ongles vernis par la coiffeuse de l'EPHAD, l'autre s'ankylosait sous sa tempe, et le tuyau d'oxygène tombait de ses narines dilatées. Philippe m'attendait dans le salon des familles avec François, nous avons un peu parlé, je suis retourné la voir, je ne lui ai rien dit, je me suis tenu au bord du vide où elle sombrait à son tour. Une aide soignante m'a appelé par mon prénom -maman nous avait réclamés la nuit précédente- l'a appelée par son prénom, Armelle, elle l'avait rassurée autant que faire se peut dans la nuit qui la gagnait. Un peu plus tard elle est morte dans les bras de deux infirmières qui redressaient son oreiller. Elle n'avait plus ni son visage ni celui de son père, son effort pour respirer semblait avoir donné au nez une place démesurée, au dessus de sa bouche démesurément ouverte, sa face simplifiée en quelques angles aigus, chélonienne, ne pouvait plus rien me dire sinon qu'elle n'était plus que le reste de notre mère, et de nouveau j'ai pensé à toi. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'elle t'avait rejointe et j'ai trouvé cela stupide, on ne rejoint personne quand on n'est plus personne. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'il irait à la chambre funéraire la voir, pour connaître son visage. J'ai trouvé cela obscène -je sais que tu aurais pensé de même- et j'ai fait visser le cercueil pour que chacun conserve en soi le souvenir de son visage et que nul ne puisse le confondre avec la face de sa mort, que nul ne puisse s'en emparer, car ce visage appartient à ceux qui l'aimèrent, à ceux qu'elle aima.

samedi 5 novembre 2016

Morphine

L'infirmière appelle ce matin à neuf heures, maman délire sous la morphine -une toute petite dose me disait-elle mercredi comme une vieille junkie, après avoir confondu Toussaint et Pentecôte- je pense à elle je pense à toi, ces jours sinistres de février à Rennes où toi aussi tu déliras sous la morphine, tu te voyais broyée par le piston d'une cafetière -ce sont tes mots. L'infirmière ne me raconte pas ce que dit maman qui hallucine, appelle sa famille -j'en déduis qu'elle m'appelle et te réclame. Pas la première fois, non, pas la première fois qu'elle délire, à Colpo, lors de son sevrage, elle hurlait nos noms, sa douleur et sa rage, et les soignants nous connaissaient avant de nous avoir vus.
L'infirmière est désemparée, maman est agressive, ce n'est pas son genre dit-elle, en effet pas son genre de crier, ce sont nos noms qu'elle crie, qu'on entend depuis le couloir, et bien-sûr je vais y répondre, reprendre la route dans quelques jours, qu'il n'y ait pas que ton silence pour répondre à sa nuit.

mardi 1 novembre 2016

Entre les jambes

Il nous a beaucoup appris, le père, pas les mêmes choses, pas en même temps, toujours à morceler, isoler, diviser, sa vieille obsession stratégique, sa perversité intrinsèque. Il m'apprit à lire selon la vieille méthode, la syllabique, il en était fier, réactionnaire le père, bien le produit de sa famille, mais qu'importait pour moi la méthode, je suis rentré dans les livres, les mots n'ont jamais manqué, mieux qu'une cabane au fond de la forêt, tous les récits du monde dans ma poche, un refuge, un nid d'aigle, hors d'atteinte à jamais et tant mieux, pour les cabanes je n'étais pas trop doué, il ne m'aida pas à en construire. Il nous fit reconnaître aussi les champignons, les oiseaux, les nids, les papillons, les poissons qu'on pêche, les traces que laissent les bêtes. Il te réserva tout le reste, le bricolage comme l'inceste. L'inceste c'est la vieille méthode de cette famille, c'est sa moelle et c'est son poison. Il t'apprit à conduire, cela ne surprit personne qu'à moi l'ainé il ne l'ait pas appris, on loua sa patience au bon père que c'était, on admira sa méthode: il te fit d'abord manier la boite de vitesse, assise à côté de lui, toucher le pommeau de bakélite, synchroniser ton geste avec l'embrayage qu'actionnait son pied, c'était un accord à construire, tout le monde trouvait cela parfait. Puis il t'assit entre ses jambes pour que tu tournes le volant en attendant que tu grandisses pour pouvoir atteindre les pédales, personne n'y voyait malice, à quinze ans tu savais conduire. Pour le sexe il en fut ainsi, ce prétexte pédagogique, t'apprendre la vie t'avait-il dit pour justifier le viol de ton enfance, pour pouvoir recommencer, afin que sa pulsion incarne, dans son imaginaire d'ordure, et le beau, et le bien, et le vrai.

lundi 31 octobre 2016

La hutte des kangourous

Je ne sais si, de Branféré, tu avais gardé le souvenir, j'entends, la visite avec l'oncle Jean, nous n'étions pas bien grands, toi probablement toute petite, et l'oncle Jean petit breton râblé lui-même, je m'en souviens à peine de la visite à Branféré mais quand même, il m'est resté l'image étrange de nous deux entrant dans une hutte pour kangourous -les kangourous n'étaient pas dans l'enclos, on nous avait ouvert, c'était un privilège, l'entregent de l'oncle Jean- il faisait sombre dedans, ça sentait mauvais, c'était donc ça que ça sentait le kangourou, on est sortis un peu déçus, puis ce fut tout. Tu as bien dû y retourner avec tes propres enfants, c'est un beau parc animalier, avec des enfants on visite bien des zoos, forcément tu y es retournée, peut-être t'es-tu souvenue de la hutte des kangourous. Maman est allée à Branféré en septembre, les infirmières de l'EPHAD avaient tout organisé, la bouteille d'oxygène, un tricycle électrique. Une photo la montre souriante, un oiseau perché sur la tête. Je lui parle de la hutte des kangourous, elle ne s'en souvient pas du tout.

dimanche 16 octobre 2016

Rêvé de toi

L'autre nuit j'ai rêvé de toi, c'est bizarre, moi qui ne rêve pas, ou si peu, et plus étrange encore que je m'en souvienne, mais je m'en souviens, tu n'étais plus morte, c'était très normal que tu ne le sois plus, tu l'avais été, tu ne l'étais plus, cela coulait de source, tu ne revenais pas, tu étais là de nouveau et la vie reprenait son cours et nul n'était surpris, ni joyeux, ni bouleversé, tu n'étais plus morte il fallait en profiter, nous avons fait comme si c'était l'été, sur la plage que tu aimais étendu des draps de bain tremblants de lumière et nous avons nagé dans une vague ni chaude ni froide et quand nous sommes ressortis tes enfants nous attendaient qui n'avaient pas mis la table et Thibaud portait le pyjama de Bastien, ce qui t'a surpris mais pas moi, rien ne me surprenait jusqu'à ce que prenne fin le rêve et ta présence, encore que toute la matinée ait persisté l'ombre d'un doute, le vertige de Sigismond.

dimanche 9 octobre 2016

Flavie

Je te parle et te nomme peu, ne t'appelle pas: je te parle dans ton absence, je ne fais pas tourner les tables, j'écris sur celle du bureau des mots que je sais sans réponse. Ton nom manque donc, me manque car il t'allait si bien, tu aimais ton nom, fière de sa rareté, dépitée quand voici quinze ans fleurirent des petites filles le portant. Une célébrité de la télévision s'appelait alors comme toi. Tu aimais ton nom, son histoire aussi, le fait qu'il soit ancien, gens Flavia, patriciens romains plus que la sainte martyre doublure pâlotte de Blandine, qu'il ait été surtout celui d'une marraine aimée de jadis, que tu l'aies hérité de la tante Flavie -son nom de famille je l'ai oublié, Tortebatte me revient, je cherche, c'est un nom ardennais, possible donc, probable même. Ce nom t'ancrait dans le lignage des mères, la nôtre, sa mère, et plus que la mère de sa mère, sa marraine, des femmes fortes et droites, intelligentes, généreuses. Ce nom t'allait comme un gant, ce gant tu l'emportes avec toi, ce nom manque, je te nomme peu, je ne t'appelle pas.

mercredi 28 septembre 2016

Ton rire

Tu fus une petite fille sage, sérieuse, grave, on ne savait pas pourquoi, quel poids suscitait ta réserve, on sait désormais. Je riais plus que toi, je parlais plus que toi, tu as parlé tard, pour parler tu t'en remettais à moi, le bavard, l'énervant, mais je ne t'énervais pas. J'aimais ton rire, l'entendre fêler ton quant à soi, mais toujours dans ton rire un je ne sais quoi de retenu, un rire raisonnable, qu'on rapprochait à tort des sourires rares de l'aïeule: la mère du père, parangon de vertu janséniste, était chiche en joie, pas toi. J'ai toujours su te faire rire, je peux me vanter de ça, jusqu'au bout t'avoir fait rire, cette légèreté-là, ce que je pouvais donner que tu n'avais pas, quitte à chanter du Céline Dion, chanter "Parler à mon père", quelle ironie pour nous cette chanson, danser tous contre toute raison, toi, Philippe, les enfants, rire en dansant, vivre encore.

dimanche 25 septembre 2016

Sages comme des images

Ces photos prises en classe, photos de classes, portraits de fratries aux couleurs passées depuis longtemps, et mon souvenir encore plus flou du banc où je posais à califourchon -position d'aîné- tandis qu'assise tu faisais face, ces photos objectives, comme telles, disent peu de nous, enfants des années 70, enfants dociles et patients. Tu es si sérieuse, je suis un peu absent, nous attendons que ça passe et seul ton épi se rebelle qui jaillit de tes cheveux courts. Tes yeux presque verts regardent droit devant, les miens ne fixent rien. Les parents tous les ans achètent un tirage, qu'ils envoient à leurs parents, comme ils sont beaux, comme ils sont sages comme des images. Les photos mentent évidemment qui figent les enfants, les bras croisés sur les tables d'école trouées sur la droite pour l'encrier de verre ou de porcelaine. Sur l'une d'entre elles, on reconnaît Laurent l'ami d'enfance et de toujours, qui était dans ta classe et qui raconte encore comment juste avant la sortie de quatre heures et demie, tu te tenais, bras croisés, le doigt sur les lèvres, si parfaitement calme que tu étais la première à sortir de la classe, exemplaire, énervante dit-il aussi. Nos tabliers d'écoliers propres, nos cahiers bien tenus -surtout le tien, gaucher moi je fais des pâtés- nos kabigs de feutre, tout cela si parfaitement lisse, tout cela sans doute un peu faux.

dimanche 18 septembre 2016

Recueillir

Ils sont allés, tes beaux-parents, le jour de ton anniversaire, fleurir ta tombe, se recueillir comme on dit, ta tombe je ne vais jamais la voir, en cela semblable à Philippe, ta tombe nous est insupportable, elle est le lieu du monde où tu n'es pas. Tu es à Conleau, tu es dans chaque pièce de la maison de Vannes, tu es à Honfleur où tu naquis, tu seras rue des coquillages quand le courage me revenant je retournerai au Croisic. Tu prends part aux visages de tes enfants, j'y retrouve tes expressions, je ne leur dis pas, ne pas peser sur leur bel effort d'être eux-mêmes, d'être heureux après toi. Je ne me recueille pas, je recueille, je te retrouve par instants, telle saveur, telle lumière, celle du musée du Havre où nous avions vu les rivages de Staël lors de ton dernier été. Et, les jours gris comme ce dimanche, c'est vers l'enfance que je me penche, ton enfance toujours vivante en moi.

dimanche 11 septembre 2016

Du matin

Tu n'étais pas trop du matin -ni du soir- tu aimais les belles journées, tu aurais aimé, j'en suis sûr, cet été prolongé que nous offre septembre, diner dehors dans la nuit tiède, cette chaleur qui résiste, les raisins précoces. C'est matin, je me suis levé plus tard, mais si tu étais là, tu dormirais encore, et comme c'est dimanche, tu prendrais ton temps, et même levée, tu te déprendrais doucement du sommeil, comme on hésite à se changer, quitter le peignoir, s'habiller. Comme il tient de toi Bastien, lorsque les jours de vacances il reste en pyjama, comme si pour lui rien n'était plus doux que de garder sur soi les odeurs de la nuit, l'étoffe amollie, rester au lit, la chambre en désordre. Je me suis levé plus tard, un peu raide, un peu douloureux, plus l'habitude de veiller, un peu bu, beaucoup ri. Sylvie nous avait raconté ses déboires, l'agonie d'un chevreuil sous son établi, raconté comme elle sait le faire -que faire d'un chevreuil mort sous un établi? Tu aurais ri toi aussi, tu aimais rire, et ce souvenir de ton rire qui me revient t'imaginant ainsi me fait songer qu'il faut aimer vieillir, les raideurs les douleurs c'est encore la vie, qu'il faut aimer les cheveux gris la peau qui se plisse, tu aurais tant aimé vieillir, voir Bastien grandir -comme il a grandi!-tu me l'avais dit, j'y pense ce matin en étirant ma jambe raide, et dans ce matin où chante le coq, je souris au chevreuil mort d'hier, et j'aimerais, comme jadis, attendre que tu te réveilles.

samedi 3 septembre 2016

C'est encore l'été

La douceur du matin, rouler vers le marché sur les feuilles grillées des châtaigniers surpris par la chaleur, penser à toi: tu aurais acheté à nouveau des melons, je n'aime pas trop ça. On serait tombé d'accord sur la courge spaghetti, après s'être demandé si ce n'était pas un peu tôt, c'est encore l'été, n'est-ce pas? Le ciel me répond oui, puisque tu ne réponds pas. Je l'ai pourtant prise, la courge spaghetti, je la cuisinerai comme tu aimes, avec un peu de crème, une pincée de muscade, beaucoup de parmesan. Avec qui la mangerai-je? Je ne sais pas, rien ne presse, la courge spaghetti se conserve longtemps. J'ai cherché des crevettes, je n'en ai pas trouvé, la poissonnière au bras tatoué m'a dit qu'il avait fait trop chaud, pas de beurre fermier non plus, pour les mêmes raisons: il n'y a plus d'herbe dans les prés, les vaches donnent moins de lait, la Normandie est stupéfiée par le soleil, la Normandie attend la pluie qui se fait désirer. Me revient alors le souvenir de la canicule, celle qui avait tué tant de vieux, un souvenir de septembre où l'eau était tiède à Houlgate, et les pelouses comme un tapis jaune entre Cancale et Saint-Malo, où nous nous étions retrouvés un week-end. C'était l'année où des enfants pataugeaient, bronzés comme des caramels, dans ce qu'il restait de la Vérone, près du petit pont sous les noisetiers, entre Saint Martin-Saint Firmin et Saint Etienne l'Allier, nous allions nous y promener quand vous veniez, il y a longtemps déjà, tu ne viendras plus. Sans toi les saisons se dérèglent, peu de fruits cette année mais du raisin précoce. Je suis rentré avec la courge, des prunes de Jumièges, les premières pommes qui moussent quand on les compote, pour retrouver le goût des fruits.

mardi 23 août 2016

Désert de Retz

Nous aimions, dans les forêts du dimanche, passer le mur éboulé dans la domaniale, voir les ruines en ruines, marcher entre les ronciers et les lierres qui couvraient le désert de Retz. Les arbres du parc s'étaient ensauvagés, ce n'était pas le sous-bois commun, mais d'autres essences que nous connaissions mal. Surgissaient entre les houx la colonne brisée, la pyramide glacière, nous ignorions leurs noms, ce que nous savions c'était l'abandon, vanité de la vanité. Notre enfance se faufilait entre les monuments détruits, en elle s'insinuait l'intuition d'une mélancolie globale, que nous savions éloigner d'une course, d'un rire, d'une tige de chèvrefeuille. Marcher dans le désert de Retz, c'était explorer un monde perdu, le parc où vont les bêtes, comme le disait la chanson que nous fredonnions en marchant, et quelqu'un s'en souvient peut-être. C'était plus Hubert Robert que Rancé, plus aventure qu'ermitage. Je vois que tout depuis a été restauré, reconstruit, que les ruines sont proprettes, que la forêt a reculé, qu'il faut payer pour visiter, que tu n'es plus là pour chanter, et c'est en moi qu'est le désert.

lundi 22 août 2016

Vue sur les îles

Je suis retourné au Logeo avec Philippe et les enfants diner de coquillages sur le quai dans l'ombre, quand le soleil rase encore les îles du golfe. Marc était là qui s'extasiait, comme c'est beau disait-il à son fils, vois-tu comme c'est beau? On a toujours dit Le Logeo, or sur la carte, c'est Le Logéo, sur la carte le nom des îles où tu aimais à te baigner, les îles où l'on allait en bateau, les îles aux plages tranquilles, aux lapins familiers, pique-niques des soirs de juillet. Gohivan, Stibiden, tu choisissais selon le vent, l'heure, la marée, tu choisissais selon les gens lorsqu'à la saison venue, la côte débordait de vacanciers. Tu aimais diner au Logeo -tant pis pour l'accent, je reprends notre habitude- nous avons aimé y retourner, il faisait si bon ce soir là, nous avons repris pour retrouver la voiture le chemin de douaniers où nous avions marché la dernière fois d'avec toi. La nuit était plus sombre, on n'y voyait plus bien mais c'était doux de faire ces quelques pas, les belles maisons à panorama, contourner les bâtiments blancs de l'ostréiculteur, c'était comme si tu étais là. Nous vivons avec et sans toi, nous reprenons la ronde des plaisirs d'été, et dans la nuit tiède, nous préservons ta place.

jeudi 11 août 2016

Retour d'été

Je reviens de Porto où tu n'iras jamais, il y faisait très chaud, des forêts ont brûlé. On a cherché la fraîcheur, on étouffait un peu dans le vieux quartier juif, c'était dur de dormir dans les cris des goélands perchés sur les vieux toits orange et le clocher de granit. Nous avons pris le bus vers les plages de Foz do Douro, j'aime les villes où les bus vous mènent à la mer, et là en quelques pas l'air du large, la digue où se brise la houle, et les rochers partout, des rochers d'Atlantique qu'expliquent des panneaux savants sur la promenade entre les cafés, granit et gneiss est-il écrit, d'autres noms que j'ai oubliés. Regardant les criques entre les rochers où s'étalaient les taches acides des parasols, les mares où trempaient les enfants, les laminaires qu’agitaient les bouillons blancs d'une écume forcée, me sont revenus d'autres criques, d'autres rochers et d'autres draps de bain, Le Croisic en somme, l'air humide d'embruns, la peau caramel des gosses pataugeant dans les vagues, et bien sûr c'est toi qui m'est revenue. Ce n'étaient pas les mêmes arbres, mais il y avait des tamaris et ces plantes de bords de mer qui n'aiment rien tant que le sel, dont les feuilles charnues rougissent. On en avait planté au pied du muret de la maison blanche, on en replantait parfois des pourpiers après les gels de l'hiver -c'était rare mais il gelait parfois. Jusqu'au sable grossier qui m'évoquait Port-Lin, la jeune fille assise devant nous dans le bus du retour en gardait incrustés quelques grains sur l'épaule. Et c'était encore toi, tes grains de beauté, et le sable qu'on rapportait dans nos sandales jusqu'à l'entrée de la grande villa.

lundi 1 août 2016

Canapé rouge

Catherine a rapporté à maman des photos de nous, enfants, des photos en noir et blanc, des photos que je connaissais, que j'avais oubliées, nous deux sur le canapé, toi encore presque un bébé, ronde encore, pas encore déliée, moi déjà le menton tendu, nous deux en pyjamas -des pyjamas à pieds- sur le canapé cramoisi qui servirait de lit d'appoint à Villepreux dans la chambre d'amis, mais la photo date de Mulhouse et nous y sommes tout petits. Une autre photo de moi seul où je ne me reconnais pas, maman et Maryelle assurent que si, si c'est bien moi, sans doute ont-elles raison, les vieilles dames sont impérieuses pour les choses du passé, c'est donc, à les en croire, il faut les croire, ce qu'il reste de nous, des sourires d'enfants joyeux sur un canapé sombre où nous montions sur l'accoudoir pour mieux nous y laisser tomber, je ne me reconnais pas mais me souviens du canapé dont l'assise était dure, je me souviens de nos galipettes et de tes poupées alignées, sages, et de mes voitures parcourant les coussins du canapé-monde, tombant dans des ravins sombres où je les oubliais. C'est sur ce canapé rouge que nous avons attendu que le père règle notre première télévision, que nous avons été déçus: pas de manège enchanté, mais la mire grise, d'interminables interludes. Nous avons repris les poupées, les voitures dinky toys, et nous avons joué sur le canapé.

dimanche 24 juillet 2016

Des bêtises et des baisers

Les gens me disent ce qu'il en est, ce qu'ils retrouvent. Ils me surprennent les gens, qu'ils t'aient connue ou non, ils se retrouvent ou pas et me le disent gentiment. De Villepreux, de Chavenay, de Feucherolles où vivait Sheila, leur enfance croisa la nôtre, et parfois ils sont restés là, ceux des lotissements, et ceux des vieux villages, et ils me rassurent sur les marronniers de l'avenue du mail, sur la statue de la mère et l'enfant au bout du chemin de Rambouillet et ils m'attristent en m'informant que la piscine du Prieuré où nous apprîmes à nager est détruite dès longtemps, idem, je crois, du Théâtre-MJC où tu appris l'art des émaux -tu n'étais pas très douée. Le collège Léon Blum n'est plus sous la voie ferrée mais à la place de la pépinière où il ne fallait pas aller, on y fumait de la drogue cancanaient les mères inquiètes, et comme moi -enfants obéissants et sages- tu n'y allais pas. De fait, ils me disent les gens que ce n'était pas ça, mais le lieu caché des bêtises et des baisers. Nous le soupçonnions je crois, mais nous n'y allions pas, les baisers nous n'aimions pas ça. Ils me rapportent des noms des lieux les gens, ils me font mesurer combien j'ai oublié. Cela revient pourtant, dans ce retour un peu de toi, grâce à ceux qui gentiment précisent, nomment corrigent, grâce à eux je me souviens mieux du Beffroi, de l'église laide, du Nova, de la boulangerie Gouin aux colliers de bonbons et coquillages collants. Je nomme à mon tour les gens qui nomment, les gens qui m'aident, Patrick, Elise, Catherine, Nicole, chacun rapporte ce qu'il peut, j’accueille tout, tout m'est précieux.

vendredi 22 juillet 2016

Tombé pour la France

Notre adolescence, une chanson d'Etienne Daho, tu chantais faux cela n'avait pas d'importance, j'aimerais t'entendre fredonner un air léger comme la jeunesse, reprendre le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tu dansais un peu raide, nous n'étions pas doués pour la danse. Je me lève ankylosé, songe à la jeunesse envolée, je m'assois dans la lumière d'été et comme chaque matin je pense à toi, je fredonne le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tes enfants chantent d'autres chansons mais c'est la même légèreté, puissent-ils chanter longtemps des refrains abscons, puisse la chanson durer, qu'importe qu'elle n'ait pas de sens, pourvu qu'elle étincelle dans les poussières d'été.

jeudi 7 juillet 2016

Le tour de la Pointe

Je tourne autour du tour de la Pointe, un tour de rien de tout, sept kilomètres sur mon compteur de vélo, c'était le tour et c'était tout, notre balade à bicyclette les jours où il faisait beau. Quand il pleuvait c'était en auto que les gens trompaient l'ennui en cherchant une crêperie, en regardant les flots gercés par la pluie. C'était la honte aussi, lorsque le père qui buvait trop décidait d'un tour en auto, avec nous, les cousins de passage, les jeunes comme il disait -quand il buvait il prétendait avoir dix-huit ans. Il prenait le volant bourré, roulait lentement pour observer les gens qui marchaient sur le port, le long de la côte, et désinhibé, s'épanchait en saillies sur les filles qui passaient, les décolletés, les robes courtes d'été. On aurait tant voulu être ailleurs, on avait envie de demander pardon à toutes les filles insultées, on priait pour qu'elles n'entendent pas ce qu'il disait d'elles, il parlait haut et fort. Nous étions les enfants d'un porc, qui jouissait de notre honte, nous regardant par le rétroviseur. Qu'il était long, alors, le tour de la Pointe, qu'elle était lourde l'existence, impérieuse l'évidence: il faudrait, pour survivre, rompre le cercle, et ne rien reproduire qui puisse lui ressembler.

dimanche 3 juillet 2016

Lorsque Chéreau est mort

Le lendemain de la mort de Chéreau, qui nous avait tant dit du monde et du désir, tu as pris la voiture et tu es retournée voir la maison blanche où le père n'était pas. C'était octobre après l'été d'Elektra, jamais je n'avais pleuré comme cela, de ce que Chéreau savait du frère et de la sœur, du sang des familles. Tu es partie ce lundi-là d'octobre, jour de lumière sur la presqu'ile, tu es passée devant la maison blanche et vide, tu as fait le tour de la Pointe, tu as reconnu sans reconnaître les lieux qui nous ont faits, qui nous ont défaits, et tu as pris la rue des coquillages, jusqu'à la petite plage d'où jadis nous partions sur le Traict en planche à voile surprendre les oiseaux près des marais salants et nous émerveiller de la rouille des salicornes, de l'améthyste des statices et du bleu des chardons de sable. Tu m'as dit plus tard, que ce lieu était celui où tout retrouver, lorsque je voudrai, à mon tour, me retourner. Tu étais déjà malade, et toi aussi, tu allais mourir, et lorsque tu as appris la mort de Chéreau, du cancer lui aussi, tu es partie et tu es passée à Port-Lin, et tu as longé la villa de granit où le grand-père tâcha d'avoir une pelouse qui grillait à chaque tempête, tu as longé la plage, dépassé le Club Mickey où nous avons fait de la gymnastique, la plage où Chéreau –le savais-tu ?– a tourné Son frère que je n'avais pas voulu voir. Tu as dû repenser à La solitude des champs de coton, dans cet hiver glacial à la manufacture des œillets d'Ivry, il jouait brutalement et dansait comme un ours sur un morceau de Massive Attack, nous étions ressortis altérés, jamais nous n'avions vu plus fort que ce théâtre-là, cette vérité des corps. Le lendemain de la mort de Chéreau, tu as fait le tour du passé, pour vérifier que tu vivais encore.

lundi 27 juin 2016

Au pied du chêne

Un samedi d'hiver, forêt de Saint-Germain le père nous promena, le père avait besoin d'air, le père nous faisait prendre l'air, qu'il fasse chaud ou froid. Un samedi d'hiver, dans la forêt grise, nous marchions dans le sous-bois, reprenant les sentiers sans rien chercher qui vaille -rien ne pousse en janvier, les arbres sont nus, les herbes rares, les ronciers comme rouillés, le lierre sombre semble noir et la nuit près de tomber sitôt le jour levé. C'est un début d'après-midi, nous marchons vite contre le froid, l'haleine se fige en de drôles de fumées, nous prenons l'air il est glacé. Qui de nous deux le trouva assis au pied du chêne, je ne me souviens pas. Prudents nous avons contourné le dormeur sous le chêne, rejoints par le père qui l’apercevant nous prit par la main, nous entraîna vite, nous avions peine à suivre, nous ne comprenions pas mais nous n'osions rien dire. C'est à la voiture qu'il nous expliqua, le dormeur ne dormait pas, le dormeur était mort, le dormeur était froid, puis repartit le voir, vérifier ce qu'il savait déjà. A l'arrière de la 504 nous avons verrouillé les portes, attendu son retour. Ce mort entrevu, vêtu de marron, ce mort à la peau grise, ce mort sans visage -le père dira, après, qu'il avait été tué, je ne saurai jamais ni comment ni pourquoi- ce premier mort dans nos vies nous terrifia, et longtemps revint dans nos rêves. Dans la 504 garée près du commissariat où le père déposait, tu m'as dit: Entends-tu mon cœur qui bat? et en effet je l'entendais, et ces mots-là plus encore que le mort me frappent aujourd'hui où comme chaque jour je pense à toi vivante.

dimanche 26 juin 2016

Enfants sous la pluie

Reste qu'il pleut, comme souvent à l'ouest, et que la pluie qui tombe tombe pareillement sans toi, que tu sois morte ou non, mais sous la pluie je voudrais voir ton ciré jaune de petite fille ou ton Kway des années soixante-dix, et bien plus encore, tes mèches salées sortir de la capuche. C'était le temps où les enfants jouaient dehors, un temps de joues rouges et de jambes nues, de culottes courtes et de kilts, de pulls marins aux boutons sur l'épaule, de bottes de caoutchouc et de sandales trempées dans lesquelles glissaient nos pieds sales. Nous visions les flaques, ce n'était pas permis. Où courrions-nous, enfants de l'averse? Vers le fort de l'île Dumet, où nous rêvions au Club des cinq? Vers la maison de Denise, en haut du verger? Les enfants courent gratuitement, tout à la joie des flaques, à l'odeur de goudron rafraîchi. Les enfants ont les pieds sableux, les bottes boueuses, dans un bonheur d'éclaboussures. Les enfants sous la pluie sont des enfants heureux.

vendredi 24 juin 2016

Trappeur

Il y avait Marly, il y avait Saint-Germain, c'étaient les domaniales, les grandes forêts où nous menait le père aux joies dégoûtantes, évitant les clairières et les larges allées où jouaient les autres enfants pour préférer les broussailles où dénichant la grive ou le merle, il nous montrait comment percer l’œuf bleu turquoise, souffler dedans pour en extraire la glaire d'albumine et l’embryon sanglant. S'en souvenir, c'est rester incrédule, mais notre écœurement je le revois, et la collection d’œufs soigneusement classés dont tu avais la garde, je m'en souviens, des cases de plastique, du coton de couleur, les mouchetis étranges sur le calcaire translucide des coquilles vidées. De même, au Croisic, en été, des papillons épinglés, les plus beaux, les plus rares à nos yeux, le paon du jour, le machaon, la grande tortue et le vulcain. A Marly, à Saint-Germain, il fut bien à sa manière un petit ogre flairant champignons et lapins, comme au fond des jardins de famille il piégeait les petites filles. Marly ou Saint-Germain, même forêt au fond, mais le père divisait au gré des saisons, des cueillettes, de ses pulsions, c'était Marly ou Saint-Germain, c'était son territoire qu'il arpentait en forestier, nous stoppant d'un regard lorsqu'un chevreuil apparaissait, humant le terrier d'un renard. Passages de bêtes herbes couchées, collets, bauges de sangliers, poils laissés dans les ronces, empruntes dans la glaise auprès des mares vertes, il inventoriait en trappeur haletant les traces, il poursuivait sa guerre dans un monde de signes dont il tirait jouissance.

dimanche 19 juin 2016

Sous le vent

Avec des os de seiche, avec du bois flotté, avec des bâtons d'esquimaux Frigécrème, nous avons construit des bateaux qui chaviraient toujours, on ne comprenait pas pourquoi. Des voiles de papier, des mâts toujours penchés, l'odeur de la colle Seccotine, en avons-nous fabriqué des jonques, des sinagots… On les ménageait pourtant, on choisissait des mares à l'abri des vents, en vain: ça n'existait pas les mares à l'abri, nos esquifs ils versaient toujours, faute de dérive, de quille, d'équilibre. Parfois nos voiliers trop légers s'envolaient, ce n'était pas le but, cela nous étonnait, et nous courions sur les rochers les chercher où ils avaient chu -ils ne volaient jamais bien loin. Nous avons appris-là, bien plus qu'en planche à voile, la leçon des vents qu'on ne maîtrise pas. Les vacances au Croisic, ce furent aussi des ballons perdus, des cerfs-volants empêtrés dans les fils électriques, des avions de balsa, des avions en plastique aux hélices mues par un élastique qui trop vrillé rompait, des hélicoptères fracassés sur le toit. Le vent nous prenait tout, le vent nous échappait.

dimanche 12 juin 2016

Se méfier du soleil

Retourner à Vannes, ne pas t'y retrouver, c'est frapper le lieu d'irréalité. Ta chambre, le jardin, les rues aux murs de pierres tremblants de polypodes, les lézards gris les lézards verts, le port en contrebas les échos du bagad, Philippe, les enfants, tout te survit, le golfe indifférent, je te survis je ne sais pas comment. Les saveurs sont inchangées, la lumière semble éternelle qui ruisselle sur les îles où nous aimions marcher, les plages bien cachées où tu aimais tant nager, où te méfiant du soleil -il faut se méfier du soleil- tu ne demeurais jamais longtemps. J'arpente l'inchangé, je vérifie, incrédule, ton absence, et ce sentiment insensé que ce n'est pas toi qui est morte, mais que le monde te cache et me ment, comme il me ment le monde en te cachant, comme le soleil t'efface, comme ils sont cruels les rires des enfants sous les remparts de Vannes où tu manques absolument.

samedi 4 juin 2016

Occidentés

Nous quittons la maison blanche, il vient de pleuvoir et sur le chemin, l'odeur du goudron chaud, nous allons à la plage où la mer semblera tiède, nous allons mouiller nos pieds dans les herbes des marais, nous partons au cinéma qui ne passe que de vieux films pas de notre âge, peu importe, nous allons, c'est ce qui compte ces mois d'été, qu'il pleuve ou non, à vélo ou à pied, nous connaissons toutes les routes, tous les sentiers de la presqu’île, toutes les crêperies quand nous avons l'argent. Ce furent vacances éternelles, recommencées pendant vingt ans, à ne pas comprendre qu'on puisse aller ailleurs, à tout ignorer et du Nord et du Sud, nous poussions jusqu'à la Pointe, plein ouest, notre finistère minuscule. Un espace occidenté, où nous avons couru, nagé, bondi plongé, et la terre était encore du sable grossier, et les rochers saillaient dans les champs comme ils fendaient la mer. Tu m'apparais avec ton seau, petits crabes verts, crevettes, bigorneaux, tu portes un bob rouge dont l'envers est fleuri, tu sautes d'une mare à l'autre, tu cries quand te saisit la vague, la première, celle qui transit, tu as des grains de beauté sur le dos, des grains de sable collés aux pieds, des éclats de mica mieux qu'un bijou pour scintiller, des traces de sel lorsqu'au soleil revenu tu t'offres à sécher. Nous revenons à la maison blanche, affamés, fatigués, minceur d'enfants heureux d'un bonheur élémentaire.

dimanche 29 mai 2016

Denise aux crevettes grises

Dans la cuisine de Denise, l'ennui n’existait pas, elle faisait mille choses à la fois, préparait les repas, épluchait des tonnes de pommes -dans la cuisine de Denise, une éternelle odeur de compote- nous inventait des jeux, jurait de tous les mots interdits au salon, et de bien d'autres encore que nous ne connaissions pas, mais qui nous enchantaient, et de sa blouse rayée bleue sortaient des doigts meurtris par le travail et les engelures, des ongles fendus sur toute leur longueur. Elle avait connu la misère, disait maman, et ce mot seul nous faisait peur puisqu'il avait fendu les ongles de Denise qui n'en parlait jamais, nous plantant là quand nous voulions savoir, courant au cri de la marchande de crevettes grises -la marchande disait coeurvette c'était un temps d'accents normands- pour marchander comme si sa vie en dépendait. Ton goût pour ces crevettes ne t'a jamais quitté, il fallait les acheter vivantes et les faire cuire quelques minutes à l'eau salée, les laisser refroidir entre deux torchons bien pliés, elle y était experte, Denise, et tu observais comme moi ce rituel, et l'odeur qui couvrait pour un temps celle de la compote nous ouvrait l'appétit comme rien, depuis, n'a jamais su l'ouvrir, ni les étrilles du Croisic, ni les bouquets de Penerf. Même lorsque malade les odeurs de cuisine t’écœurèrent, même lorsque les aphtes te privèrent de fromage, jamais tu ne perdis le goût pour ces crevettes, et j'ai fait bien des kilomètres pour pouvoir t'en rapporter, tressautantes entre deux feuilles de papier noir. Tu n'as jamais aimé que je prétende changer la recette, les faire sauter avec un peu d'huile d'olive et d'ail, en cela tu restas fidèle au rituel de Denise, quelques minutes à l'eau salée, et les torchons étendus sur la table de la cuisine sur laquelle elle les étalait, rosies par le bouillon, de ses ongles fendus.