Je suis retourné à Rome après avoir différé, une semaine sainte à Rome ce sont des arbres de Judée, des cascades de bougainvillées sur des murs ocres, sur des murs rouges où s'étranglent des glycines, devant des palais restaurés où des bustes s'empoussièrent entre des Fiat mal garées, ça n'a pas trop changé Rome, tu reconnaîtrais sans difficulté. Sur le Corso tu avais acheté des bottes il y a plus de trente cinq ans, nous avions visité la Sixtine à moitié restaurée, perturbés par la palette acide qui nous était révélée, la chapelle pratiquement vide, c'est ça surtout qui a changé. Vingt ans après nous avions erré en décembre dans le Trastevere où tout était fermé, nous étions rentrés trempés à l'hôtel où un touriste russe chaque matin vidait le buffet du petit déjeuner pour remplir les poches de son manteau de laine, comme ça que ça me revient, par deux fois la Galleria Borghese et la traversée des jardins, le palais Barberini en travaux, de nuit, les trois Caravage de Saint Louis des Français, le tour commun, obligé, pas un jour sans penser à toi, ça qui n'a pas changé. Tanguy voulait voir le Colisée, c'est là que se trouve le chantier de l'extension du métro, cela va prendre des années, à Rome les travaux durent une éternité, comme si on avait l'éternité pour soi, n'était la preuve amère des fresques effacées dans le film de Fellini. Nous avons marché dans le Forum et bien-sûr c'était surpeuplé, mais au jardin Farnese fleurissaient les premières roses, il suffisait d'aimer. Au Vatican, on ne pouvait plus réserver que des visites guidées, cela ne m'enchantait pas, mais Roberta fut un bon guide qui nous mena de sarcophages en urnes pour finir par nous raconter qu'au début de la pandémie, en Italie on mélangea les cendres des morts et que chez elle, dans le vase funéraire se trouvaient des cendres qui n'étaient pas celles de son père, et j'ai pensé à toi, à ta tombe où je ne suis pas retourné depuis des années.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
mardi 19 avril 2022
dimanche 3 avril 2022
Fleurs sous la neige
Le ciel s'est rabaissé, après le sable du désert qui l'avait jauni, ce fut une crampe du nord, un retour d'hiver fatal aux jonquilles, aux fleurs des pruniers. Il a neigé lourd, cette neige aqueuse collante a grillé les bourgeons, les boutons, les pétales blancs des merisiers, la mare a de nouveau gelé où percent les feuilles des iris d'eau, fleuriront elles après le gel? La mésange bleue est revenue aux boules de graisse que nous suspendons sous le toit, le froid la rend à la nécessité, le nid elle verra après, quand la chaleur sera revenue, et avec elle les insectes. Les fruits frappés d'incertitude, tant pis, faire sans, ou peu, c'est ce qui attend chacun, après le froid, réchauffement, ce que cela dit, ce qu'on ne veut entendre.
jeudi 24 mars 2022
Plus le temps
Le temps ne nous est plus donné, il faudrait le prendre, lui dire d'arrêter, fleurs de printemps en février, hellébores d'un parme tendre débordées de narcisses aux cœurs corail, magnolia dont les fleurs sont des obus roses: ralentir, ce qu'il faut, suspendre les tirs et la faux, attendre sans se presser les blés pour juillet, les fleurs de lin pour juin on se cabre, on tire sur les freins, les patins font des étincelles qui révèlent par instants stupéfiés les abîmes où nous allons verser, où nous versons entraînant avec nous ce qui palpite, ce qui s'enracine, ce qui fructifie, qui s'essaime, qui copule, qui germine et saillit vers la grande noyade, le grand incendie, vertigineuse dégringolade, c'est l'humaine salauderie.
dimanche 20 mars 2022
D'huile et de blé
Alors printemps, j'aimerais y croire, comme le couple de canards sur la mare les pigeons fidèles qui nidifient dans les bambous, le coq faisan qui crie vers les lointains, pour le cas où il serait entendu. Les fusils se sont tus, j'entends ceux des chasseurs, pour la guerre à l'est on en est aux missiles aux villes détruites, aux malheurs sur tant de visages. C'est un pays de blé et d'huiles dit-on de l'Ukraine dont je ne vois que ruines en hiver sur les écrans, ils commencent à fleurir les champs de colza sur la plaine du Neubourg, je n'aime pas le colza qui jure sur le bleu du ciel, ensucre l'atmosphère d'une odeur écœurante, mais je n'aurais pas cru un jour devoir les associer aux couleurs de l'Ukraine, les regarder fleurir, souhaiter du tournesol sur les champs de bataille, souhaiter aux réfugiés un retour heureux au grenier, un retour d'huile et de blé.
lundi 7 mars 2022
Tulipier ou magnolia ?
C'est un ciel plein de mésanges bleues, de chants nuptiaux, un sol gelé qui se dégivre, les tiges d'hellébores qui avaient ployé se rebiffent, les crocus pointent, et le grand débat devant l'arbre: tulipier ou magnolia? Un mouchetis de jonquilles par le pré, des pies qui sautillent et lapins de s'écarter, les chats ne pensent qu'à sortir, pour rentrer et s'endormir au soleil de la véranda. Ce qu'il en sera quand notre agitation aura tout échauffé, cette inflammation que nous sommes au corps de la terre: un désastre d'oiseaux, des feuillages grêlés, la montée des eaux, le règne du désert, des enfants au ventre gonflé, des cadavres dans les rivières, des vieillards crevant de chaud, notre jardin ne saurait en réchapper. Je contemple la mare, l'imagine asséchée. Les arbres plantés par Tanguy n'ont pas cinquante ans devant eux, j'aurai donc vécu plus qu'un arbre, cette idée ne rend pas heureux.
vendredi 4 mars 2022
Blonds comme blés
La guerre a surgi des jonquilles, elle manquait au tableau la guerre, à notre collection acharnée d’horreurs, le prunus en fleurs ne fait pas contrepoids, nous penchons donc happés par la pente ça allait trop doucement sans doute l’anéantissement, un peu mollassonne la sixième extinction, manquait de radiations tout ça, de héros ensanglantés de chants martiaux de femmes violées, de président providentiel de torses bombés de commentaires imbéciles d’armes fatales et de convois de réfugiés idéalement blonds, manquait plus que ça, mon tulipier peut se rhabiller, planter des pommiers à quoi bon les réfugiés sont blonds comme blés, jusqu'à vitrification.
samedi 19 février 2022
Je dis fleur
Les hellébores effeuillées dévoilent leurs fleurs chiffonnées qu'on croirait fragiles, mais il ne faut pas s'y tromper, elles résistent au gel, les roses de Noël et s'épanouissent en février nuancier de mauve, de rose, de blanc cassé, et leurs charmes empoisonnés nous paralyseraient si par gourmandise nous prenait la fantaisie d'en mâcher une tige. Mieux vaut un bouquet.
mercredi 16 février 2022
Fleurs à venir
Le jardin s'éveillant rappelle ceux de l'enfance, les tapis de primevères Honfleur, les jonquilles Villepreux, les crocus la pelouse en bas du chalet, à Château d'Oex, les hivers peu neigeux. D'autres fleurs ne me disent rien de précis, à peine si je sais les nommer, si je les reconnais, grappes jaunes du mahonia, les pousses me réduisent aux conjectures: pieds d'œillets, feuilles de tulipes, sans doute, pavots peut-être -il y en avait là l'été dernier. Le jardin abandonné se révèle, que Tanguy taille, éclaircit, désherbe, des perspectives se dessinent, on y voit plus clair. Je plaide en vain pour le maintien d'une part de mystère, je ne plaiderai plus lorsque fleuriront les roses les glaïeuls et les pivoines, mais ferai des bouquets comme il y a longtemps mon grand-père le faisait, de grands bouquets dans la channe de cuivre.
vendredi 11 février 2022
Reverdie
Alors les prémices surgissent de la nuit, à notre surprise renouée chaque année, car chaque année nous craignons davantage que le cercle se brise et l'enchantement s'évanouisse, mais non, nous n'en sommes pas encore là, il reste des pluies de tout calibre, du crachin jusqu'à l'allochée pour remplir la mare aux herbes épanchées. Le gel qui s'évapore fait fumer les planches pourries du portail, les lapins se courent après, et dès potron-minet, les oiseaux chantent à gorge fendre sur les branches bourgeonnantes, au dessus des perce-neige et des premiers crocus. On guette dès que le soleil perce, ce qui pousse, ce qui est mort, on s'agace des écorces rongées -il a pris cher le cognassier- les jonquilles sont en boutons, les merles sifflent leur amour, on est repartis pour un tour, très volontiers, pour un peu on en chanterait.
mercredi 12 janvier 2022
Tombée du jour
L'hiver s'étire de nuage en nuit, une écharpe d'ombre grise où luit un lampadaire, cette lumière qui pleut dru, cône orange dès le soir tombé. Pas un bruit, calfeutrés nous sommes, nous attendons des jours plus longs -meilleurs on n'oserait le parier- en guettant le chant des oiseaux le sifflement du merle qui s'épanche dès février. Ne reste qu'à boire le thé sous les lampes du salon, fermer les volets, entrouvrir la porte pour que rentre le chat ou que l'autre chat sorte, c'est ainsi que le soir s'installe, et qu'il dure.
samedi 1 janvier 2022
Pour des prunes
Un soleil de printemps point, les augures je n'en attends rien. La lumière verse par les fenêtres, Tanguy dehors plante un prunier qui donnera, un jour peut-être, des reines-claudes si le redoux de janvier ne l'induit pas à bourgeonner trop tôt et bourgeons de geler, fleurs de tomber en un printemps raté. A force de gober moucherons tardifs et araignées planquées, la petite chatte a vomi sur les dalles, il a fallu tout nettoyer. La voilà qui repart en chasse et je nous prépare un café. Pour l'an nouveau ne rien souhaiter, faire le gros dos, planquer son nid, rêver que dans les plis d'un tout petit bocage on passe en contrebande une arche de Noé juste avant la grande marée. En sourire et préparer le déjeuner.
jeudi 30 décembre 2021
Jour de chat
Le chat noir s'est battu, a vaincu (touffes de poils gris comme un trophée), est revenu et s'étend apaisé sur mon bureau, la patte boueuse sur les copies non corrigées. Il me regarde un temps puis ses yeux se perdent et finissent par se fermer: il n'est de bonne matinée qui n'aboutisse à une sieste. La vie ce n'est pas si compliqué: le territoire est assuré, la pitance acquise et la chatonne admirative, il faut savoir s'arrêter, savourer la paix près du radiateur, s'étirer satisfait en renversant un livre (aujourd'hui c'est La maison Tellier).
vendredi 24 décembre 2021
Un éclat bleu
Les branchages sombres griffent le ciel gris, on fait feu d'ampoules pour lire à l'abri, même le vert vire au vert-de-gris, la saison sans doute, l'époque peut-être, l'air du temps est au moisi, ce pourquoi je me suis blotti, cette longère un nid décidément, un terrier peut-être, un trou de hobbit où se terrer dans l'espoir de temps plus cléments -ça ne tient pas debout, je sais, décembre est un mois détestable, on se vautre, on régresse. Surgit à midi comme d'une coulisse -de fait la haie de thuyas vert empire qu'il faudra arracher un jour (fatigue rien que d'y penser)- un paon qui me regarde et c'est un éclat bleu, du lapis lazuli qui se détache du vert pisseux de la prairie, du ciel qui n'est pas bleu mais d'un gris pas si clair, pas même laiteux. Il se pavane par le jardin il anoblit ce qu'il effleure promet un monde de couleurs, le manteau de la vierge dont Champaigne couvre Marie, c'est lui, il déploie sa roue, effraie les chats. Le paon se perche sur mon toit, sur un des poteaux du portail, il sait prendre de la hauteur -prendre la pose aussi- il fait refluer la vermine, appelle un pape qui ne vient pas (je crois bien qu'il est mort), et dépité rentre chez lui.
mercredi 22 décembre 2021
Pierre fendre
La croûte blanche a tout saisi, le caillou rebondit sur l'eau transie de la mare où les lentilles vertes sont prises parmi les tiges vitrifiées, alors c'est encore vrai qu'il gèle encore, parfois, un peu? On aime la buée sur les fenêtres qui troublent la vue sur les arbres, et le chat noir qui se détache sur l'herbe cotonneuse de givre reste moins longtemps dehors, douillet qu'il est, frileux un tant soit peu; le rêver tel alors qu'il accourt au bruit de la porte ouverte. C'est l'hiver, la semaine des fêtes insanes, et tout est bon pour calmer les bêtes. Les loups sont de retour, on offre des spectacles, on projette sur les murs calcaires des églises des images , des coloriages, les loups rêvent-ils en couleur? Les enfants ont-ils peur du loup, le loup qui peuple leurs images? C'est l'hiver, on bondit d'une nuit à l'autre et le gros chat gris à qui on a ouvert la porte n'en revient pas de l'aubaine dort sans discontinuer, et gémit quand il rêve. Tout est prétexte à bougies, guirlandes, flambées, nous tuerions pour lacérer l'ombre d'un éclat de briquet, d'une torche de téléphone -étrange objet. La nuit nous brûle, on voudrait éprouver la glace de la mare on voudrait patiner, mais la couche reste mince, et l'âge nous a passé de chausser les patins. La nuit nous pèse, c'est l'hiver, on s'invente des parfums de thés, fleurs de cerisier, jasmin, on laisse le printemps infuser pendant que la nuit gagne le temps d'une tasse, comme le négatif d'un nuage de lait (on n'en met jamais dans le thé).
jeudi 2 décembre 2021
Marcher sur les cendres
Je ne te parle plus la mort nous a gagnés j'entends par là qu'à ton silence il n'est rien à répondre et que tu n'en peux mais. Le jardin de décembre se tait dans la nuit précoce et le gel sur les haies crispe les dernières feuilles en des convulsions brunes, et les troncs des arbres dessinent tous les possibles squelettes du vivant. Où tu gis je sais, je n'y vais jamais, les toussaints sont des sabbats tristes, et je suis juif errant dans le deuil de mon deuil. La tombe de maman j'y vais, sa mort j'y ai consenti, la tienne s'est imposée, lentement brutale, avec elle l'existence alourdie, la survie coupable. Je ne te parle plus ton fils est malheureux qui croule sous les deuils mais qui pleure désormais, ce que je voulais dire, ce que tu n'entends pas, c'est qu'il m'appelle quand il est mal, faute de toi, et que j'accueille sa douleur, tâchant vaille que vaille de me faire passeur de feu.
vendredi 19 novembre 2021
Caduc
Le jour nait difficilement, les feuilles se font rares, le figuier ressemble au squelette d'un monstre préhistorique. L'érable blessé par la tempête nous aura offert un bain de sang sur l'herbe jaune, le doux chat noir a saigné sans haine une musaraigne dont il reste peu. De l'automne rouge à l'hiver noir, il s'en faut de quelques jours, quelques semaines au plus pour que noircissent à leur tour les feuilles tombées au sol, et seuls à demeurer houx et lierres d'un vert sombre, et la mésange charbonnière perchée sur le réverbère kitsch, et nous calfeutrés, à se demander si le jour va naître -il semblerait que non- s'il ne serait pas temps d'installer la mangeoire avec la boule de graisse et les graines de tournesol -d'évidence oui. Mais où l'installer dans la nuit, hors d'atteinte du chat noir dont le grelot tragique menace le rouge-gorge que la faim rend audacieux? Ce sont nos graves questions, les graines de courges iront aussi, l'or, le sang, la nuit noire le jour hésitant.
vendredi 12 novembre 2021
Le jardin sans nom
Il fait froid ce matin et décidément le bureau plus froid que les autres pièces, mais aussi la première à prendre le soleil qui s'élève au dessus des arbres et frappe les carreaux. Les dernières feuilles, caduques, perlent et gouttent du gel fondu, celles du figuier pendent comme des torchons sales et tomberont avant les fruits verts qui n'auront pas mûri, tant pis, c'est le hasard des fruits, cette année n'était pas celle des fruitiers, ça reviendra, sans doute, encore, ça reviendra les prunes, les pommes et les poires, nous n'avons pas encore brisé tous les cycles. Restent des roses vitrifiées par le gel, qui persistent à s'ouvrir, deux fleurs de primevères égarées dans l'automne, et tant que je ne sais pas nommer. Il faudrait noter les noms qu'on nous indique, dessiner un plan du jardin dit Patrick, Tanguy n'en est pas persuadé, on ne notera rien, on laissera pousser, les noms se feront oublier, les fleurs nous les rappelleront.
mercredi 3 novembre 2021
Le temps qu'il fait
Il faut maintenant désapprendre, vivre chaque matin comme une nouvelle ignorance, se méfier des mots précis et des phrases qui s'ourlent comme une robe trop bien coupée pour être honnête, se réjouir des insectes insensés qui peuplent le jardin, reconnaître qu'on a tout oublié des fleurs et des simples, qu'on n'identifie que les roses et les arbres, et encore, pas tous -on avait pris le catalpa pour un noyer, va pour le catalpa, les noix me donnent des aphtes. Une branche de l'érable est tombée dans la mare, un pont rouge sur les eaux noires, cela ne me rappelle rien, ça qui me fait du bien, c'est une vie sans précédent, des premières fois tout le temps dans le jardin dans la maison le pire n'est pas toujours certain, on plante un rosier black baccara, nom ridicule, pourpre velouté, on plante des arbres comme si rien n'allait se passer, rien de fâcheux, le temps qu'il fait, comme si tout allait continuer, les feuilles jaunes de novembre, les herbes blanches des premières gelées, il gèle encore, il pleut sur le bocage, il pleut encore pas mal, l'eau pas encore rare ici, on ferme les volets sur le temps qu'il fait, le temps que nous avons défait.
jeudi 28 octobre 2021
Planter un arbre
On a acheté un poirier, un petit poirier avec sa motte de terre, c'est moi qui l'ai choisi, et comme je n'ai pas de fantaisie, j'ai pris un poirier de jadis, un "louise-bonne", à la foire aux plantes du château d'Harcourt. Elle s'appelle les Automnales, la foire aux plantes, on met du prétentieux partout, c'est l'air du temps, c'est l'ère du rien, avec bien peu en faire beaucoup, prendre la pause, donner à la foire un petit goût de festival, moi je m'en fiche, je repars avec mes espoirs de poires un peu rouges, ce sont de petites poires me dit Patrick, ce n'est pas grave, c'étaient les poires de Honfleur -il y avait aussi des williams et des passe-crassane si je me souviens bien des arbres en espalier contre le mur de pierre. Les louise-bonne c'étaient celles que ma grand-mère goûtait, c'étaient ses poires à elle, au grand-père les pommes qu'il gaulait d'un coup de béquille, ce n'était pas malin, elles s'abimaient en tombant les pommes fragiles qu'il aimait tant qu'il n'y avait qu'une sorte de pommes dans tout le jardin, j'en ai déjà parlé, il les aimait pour leur nom, les "transparentes de croncels", pour leur chair translucide, juteuse et sucrée, qu'elles se gâtent avait peu d'importance, elles pourrissaient dans l'allée, on glissait dessus, c'était un peu dégoûtant, il y en avait tant qu'il en restait toujours assez pour les compotes et les gelées. J'ai demandé au vendeur d'arbres s'il en avait, il en avait eu mais il les avait vendus ses pommiers, pas de veine, mais moi je me trouvais bien veinard quand-même de tomber sur un vendeur de transparentes de croncels, même de loin, même de l'Orne, même de Domfront -même si Domfront c'est plutôt les poires et le poiré- et décidément de la veine j'en ai car le vendeur d'arbres de Domfront me propose d'en réserver un qu'il apportera au marché aux arbres du Neubourg mi-novembre, un marché aux arbres qui s'appelle "marché aux arbres", c'est plutôt bien, on ne change rien, on reprend un pommier de jadis, on va retrouver le goût des transparentes de croncels.
dimanche 17 octobre 2021
Que chacun vive
Pas de coups de feu ce matin, la chasse est bâillonnée par la brume, c'est l'avantage d'être au rebord de la vallée, la brume remonte et mord le plateau, s'éprend des haies du petit bocage, se love, s'attarde, se blottit dans le moindre creux. Qu'y voir? Elle étouffe jusqu'aux treillis orange des chasseurs modernes, qu'on entraperçoit sur les chemins, le fusil cassé, et lorsque le soleil enfin la déchire, inondant les carreaux de la maison comme alanguie de tiédeur, c'est trop tard, ils sont planqués les faisans, les lièvres, les perdrix rouges et même nos lapins crétins sont terrés au terrier, et le terrier c'est chez nous, et chez nous seul le chat noir chasse, et notre chat noir nous l'avons affligé d'un grelot pour que soient prévenus grives et lapereaux , qu'il tinte et que chacun se garde, que chacun vive, il y a la place,
jeudi 14 octobre 2021
Matin blanc
Ce matin c'était givre sur les parebrises des voitures, l'herbe blanchie dans la pâture, deux hommes orange sont venus dès le jour pointant vidanger la fosse qui aurait dû l'être avant l'achat de la maison mais bon. Le chat noir a pris peur et disparu dans le fond du jardin en friche, ils se sont affairés les deux gars en fumant des cigarettes, ont regardé dans le regard et le regard était bouché, étoupé il aurait dit Ronsard et ç'aurait été juste. Le plus vieux a proposé de revenir réparer au noir, si jamais ça se rebouchait, on a parlé des environs, de Berthouville et de Boisney, du lycée Boismard de Brionne, "on repart avec un métier", du fermier d'à côté qui est quelqu'un de bien, on a pris le temps, j'ai réglé et le camion a quitté la cour, j'ai refermé le portail vermoulu, j'ai appelé le chat dont j'ai entendu le grelot, il est venu et dort sur mon bureau dans le soleil qui entre à flots.
mercredi 13 octobre 2021
Notre mare
On voit, maintenant que Tanguy a rompu la couronne de ronces qui en défendait l'accès, rasé les bambous saugrenus qui prenaient trois mètres en un été -ils repoussent déjà- on voit maintenant l'âme noire de la mare, les pierres blanches de sa berge, et les lentilles d'eau qui dans l'ombre en faisaient comme un mirage de pelouse. Le chat noir s'y trompa qui sauta sur la libellule bleue, traversa la pellicule verte et plongea dans l'eau sombre, pour ressortir plus noir encore s'il est possible, sentant la vase, mouillé comme un de ces chiens de chasse qui se roulent dans chaque ornière avec des délices de curiste à Bagnoles de l'Orne. On devine mieux l'eau noire (il a fallu laver le chat qui n'aime pas ça), on attend que les feuilles du saule y tombent et nous fassent rêver à l'or et à la boue dans un foutoir de reflets, on attend qu'après l'hiver vienne le temps des iris jaunes et des nids d'oiseaux, la reverdie du saule pleureur et des amours bruyantes de reinettes enhardies.
mercredi 6 octobre 2021
Et tôt serons
Compter les jours d'automne, lumières plus humaines jusqu'à ce que la herse de la pluie hache les roses et les feuilles des haies vives, et jusqu'au jour rabattu sur la terre comme moisson sous l'orage. Les chats rentrent dès qu'il pleut, les petits douillets comptables de neuf vies à se lustrer le poil, le rouge-gorge peut souffler, puisqu'il en reste un qui chante. Le temps passe, il a bien raison, à sa place je ne m'attarderais pas, le temps n'a pas de temps à perdre, le temps ne nous regarde pas frémir sous les averses qui passent, le temps n'écoute pas les pétoires des chasseurs en treillis orange, aux trophées dérisoires, le temps mais nous nous en allons.
jeudi 30 septembre 2021
Peau de lapin et patte de chat
C'est un pli dans le temps qui passe, un chat s'étirant au soleil sur mes papiers qu'il froisse, la chatte se lèche couchée sur Pantagruel et d'un coup de patte fait tomber Gargantua, pourquoi? Plaisir de chat. Il fait bon ce matin les chats voudraient sortir, ne veulent plus, sont bien là sur mon bureau dérangé, Pantagruel à son tour est tombé, je ne les laisse pas sortir, j'ai vu un lapereau ce matin par la fenêtre de la salle de bain, s'ils sortent pas de lendemain pour le petit lapin, alors qu'ils dérangent mon bureau ne me dérange pas, dérangé c'est bien, c'est doux, c'est le chaos du monde mais atténué et le Destin plus si terrible s'il se résume à la fantaisie d'une patte de chat.
mercredi 29 septembre 2021
Le vent se lève
Le vent se lève, il n'est plus temps, que ceux qui ont des enfants leur demandent pardon, les enfants vont tenter de vivre comme il se doit pour des enfants, le pourront-ils seulement? Le vent souffle sur les braises, les champs de blés tapis ardents, les forêts en torches fulminent, mais bonnes vacances au bord de la mer qui monte et mord les rivages et nos falaises blanches cariées de valleuses qui promettent des effondrements. Il n'est plus temps de rien du tout, dérision des gestes qui sauvent, nausée devant les charlatans dont les mensonges glissent sur nos vitres poudreuses, dont les haines furieuses appellent à l'incendie quand déjà tout brûle à l'entour, autodafés que vent attise, le vent se lève il n'est plus temps.
lundi 27 septembre 2021
Sale Histoire
Il faudrait des vents résolus, une mousson torrentielle pour que tombe du ciel non la merci d'un dieu -les dieux ne tombent pas du ciel, ils s'accrochent aux cintres du théâtre où nous inventons nos peurs- mais au moins l'occasion d'un nettoyage à grandes eaux des brûlis de l'été, des brûlures du passé, de la bile des haineux, du dentier des rancuniers à l'haleine faisandée, j'arrête d'énumérer, il faudrait tout noyer, nous n'aurons jamais assez d'eau, et quelle colombe au bout du ciel, et quel ciel pour éclairer quel rameau d'olivier, et quel dieu inventer qu'on puisse croire s'il nous permettait de tout recommencer? Sale Histoire.
samedi 26 juin 2021
Bernay
Je suis revenu à Bernay, dans le lycée où j'enseignai voici trente quatre ans passés. Les élèves n'ont pas changé à Bernay -le merveilleux de ce métier, les élèves ne vieillissent jamais. Ils ont préparé leur oral de français, j'écoute à Bernay des élèves me parler des Cahiers de Douai, ils ont l'âge de Rimbaud, ne se privent pas de le préciser, au cas où ça ne se verrait pas assez. Entre deux, je regarde par la fenêtre la vue sur la rue en contrebas, quelques arbres, un toit terrasse, le temps qui passe, il passe vite le temps à Bernay, hier soleil aujourd'hui frais, et le professeur maigre qui débutait tutoie la retraite et le surpoids désormais. Que s'est-il passé à Bernay, quel baiser enchanté m'a fait vieillir en un clin d'œil, quelle sorcière m'a jeté le sort qui m'alourdit, étoupe mes yeux clairs, dégarnit mon front, et dépeuple ma maison de ceux qui me furent chers? Il ne se passe rien à Bernay, une crue de la Charentonne, il a plu, l'eau coule sous les ponts -un élève parle d'Apollinaire, de Marie Laurencin de la virgule manquante qui change tout. Rien ne change à Bernay, ce que je voudrais croire dans ce lycée désamianté, restructuré, débarrassé de son carrelage violet, et je regarde la pluie tomber par la verrière qui n'existait pas lorsque j'y enseignais. Une jeune fille masquée stabilote "Automne malade", j'écris sur des feuilles de brouillon vertes à Bernay où le temps s'accélère que je regarde défiler devant mes yeux fatigués, l'âge de mes artères on dirait.