La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

jeudi 18 novembre 2010

La gloire de mon père, 2

Je suis le fils d'un menteur kaki, d'un bûcheron sanglant, puisqu'il y eut corvées de bois, d'un assassin convaincu qui tua jusque pendant les trêves. Vous trouverez son nom sanglant dans bien des archives, et j'imagine des bouches meurtries qui ne sauraient le prononcer sans horreur. Ce sous-lieutenant maigre à la brosse blond roux, c'est lui qui parle arabe et qui hait les arabes, c'est lui qui fusille les bergers qu'il habille en fellouzes, c'est lui qui parle doucement aux petites filles dont peut-être il a tué les pères, il leur promet des écoles, il leur dit qu'elles sont jolies, qu'il y aura des poupées, qu'il leur apprendra la vie, à écrire en français. Peut-être il caresse leurs cheveux, peut-être il hume l'odeur du henné.
Il a gardé, longtemps, les preuves : j'ai vu les photos, il les a montrées, un dimanche, au pousse-café. Je me souviens des yeux ouverts des fusillés (dans le dos), je peux dire que je me souviens, moi qui n'étais pas né, je peux dire que ces officiers qui s'échinent à oublier, ce sont des salauds. Je revois ces corps abattus dans les brèches de la frontière électrique. J'entends mon père aviné dire qu'il a gagné la guerre, qu'on a perdu la paix, je l'entends débiter toutes les conneries du monde, et je me vois mourir de honte, mais ce n'est pas grave, on ne meurt pas de honte, du moins pas de cette mort-là qui tordit la bouche des cadavres sur les photos qu'un dimanche, en famille, mon père a ressorties.

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