Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 4 février 2020

Anticipé

Le jour ne se lève pas, il a raison le jour, si la nuit l'emporte, que faire de mieux en février que se coucher en écoutant la pluie tomber mezzo forte sur la fenêtre et sur la porte? Hier c'était printemps, prunus en fleurs à Clermont-Ferrand, printemps menteur qui souriait de ses dents en or, des premiers pompons des corêtes du Japon. Tout se hâte, course folle vers le rien de nos assouvissements, tout à la fois précoce obsolescence. Bientôt cinq ans que tu es morte, moi aussi je suis en avance, et déjà ta dernière sortie c'était pour t'enchanter de tulipes anticipées sous ciel de mai, en mars. Un chat en chaleur miaule comme un nourrisson, une petite chouette a survolé la route, fantôme minuscule dans le pinceau de mes phares blancs. J'y voudrais voir des signes mais je n'y comprends rien, me fais l'effet d'être un augure analphabète, ce que je consigne m'échappe, je le sais bien, au moins me suis-je ainsi étourdi de vie, au moins la main de Tanguy, qui dort mieux qu'il ne dit, la main dans ma main les nuits d'insomnie, au moins le rire de Tanguy qui perle et qui cascade et c'est amour en moi et cette année encore je vais passer l'hiver.

mercredi 29 janvier 2020

Ere dernière

Il reste si peu à vivre, un hiver sans neige, un été sec où les arbres seront autant de mèches d'amadou et des milliers de mains pour battre le briquet. Attendons-nous aux cris des bêtes en feu, au ventre blanc des poissons à l'envers dans les restes des rivières, à la suie sur des peaux en sueur, aux innocences répétées contre toute évidence, à l'eau souillée des puits taris. Encore une pointe à 40, et les hêtres grilleront dans les forêts domaniales. Tout est allé si vite, à peine es-tu morte qu'il n'est déjà plus temps d'avoir peur, la terre part en poudre, notre vie quenouille, et les fleurs mauves jaunissent dans des herbiers obsolètes. Qui fleurit tant qu'il pleut, qui flétrit au soleil, il reste si peu de vivants que la vie même est crémation, enterrement, il sera bref l'anthropocène, un spasme, un égarement, trois gouttes de sperme sur un fer chauffé à blanc.

mercredi 8 janvier 2020

Fondu au gris

L'air est tiède il faudrait que ça gèle mais ça fond dans la brume un gris de plomb, tu pourrais en ressurgir, tu pourrais dire me revoilà, mais bon tu ne reviens pas, je n'en reviens pas que ce soit sans retour, dans la tombe pour de bon, enfants on aurait dit c'est pour de vrai, le bon le vrai, le grain l'ivraie, elle prend tout ma phrase invertébrée, dans son chaos réverbéré elle répète ce qu'elle peut dire, ce que pleurent les malheureux dans les trous de leurs dents, l'espoir est un boniment, tu es morte évidemment, et tu es morte juste avant qu'on s'assure du pire. Tes cendres ne brûleront pas dans le grand incendie, tu ne te noieras pas dans la montée des eaux, tu ne pleureras pas le silence des oiseaux, tu ne nous entendras pas nous mentir; tu fus avant la fin du monde, il s'en est fallu de très peu, je regarde, je te dis ce que tu ne peux entendre, je n'ose plus former de vœux, j'ai fini par comprendre, mais je te parle encore un peu.

dimanche 8 décembre 2019

Hantez comme on danse

Bonsoir mes morts, revenez-vous hanter ? Je vous attends les bras ouverts, je ne veux pas vous effrayer, les ombres, je sais vous embrasser, je n'ai rien à craindre du passé, entrez. Hantez comme vous êtes, vous êtes ici chez vous, des vieux fauteuils, une armoire disjointe, du fourbis à cent sous. Ma mère au café trop fort, ma sœur au thé vert brûlant, il fera chaud, il fera doux, nous boirons en croquant des gavottes au chocolat au lait. Arnaud nous rejoindra, c'était son anniversaire, Marie le lui a souhaité, et la photo publiée montre qu'elle aussi sait se faire hanter, que c'est doux, en effet: les fantômes de l'enfance perdue valent ceux de la jeunesse enfuie. Vieux de vous, mes morts, mes souvenirs sont vos autels lorsque la nuit s'étend trop tôt .

mardi 12 novembre 2019

Le choix des plages

Les plages de la presqu'île n'exposaient pas aux mêmes vents, c'était un art de décider où l'on irait tendre serviette, un art spéculatif, augurer du vent, une discutaille scolastique: la plupart du temps, nous allions au plus près, à Port-Lin à deux pas, à Valentin, à peine plus loin, pour un sable plus fin, pour des rouleaux plus amusants. On ne pêchait pas à Valentin, pas de rocher pour se couronner les genoux, on se baignait voilà tout. Les grandes cousines (toute cousine était grande à notre aune, seule Véronique avait notre âge, mais elle était en Amérique, elle ne venait pas si souvent), elles portaient toutes des bikinis et  elles bronzaient comme si leur vie en dépendait elles bronzaient à en peler, les cousines à la peau sèche. Nous n'aimions pas trop lézarder, l'enfance n'a pas de temps à perdre, nous creusions des canaux, nous faisions des pâtés, tous les après-midi c'était barrage contre l'Atlantique, c'étaient remparts, c'étaient polders, et chaque jour la mer déjouait nos dispositifs, et si par extraordinaire, elle se retirait sans avoir abattu nos petits jérichos, nous les piétinions de nous-mêmes avant, à notre tour, de nous retirer pour le soir, les cheveux rêches et la peau salée.

mardi 5 novembre 2019

Port-Lin

C'était un drôle de chapeau rouge que tu portais, un bob on disait, un bob de coton rouge doublé d'un tissu éponge fleuri, une drôle de cloche sur ta drôle de tête de petite fille aux cheveux courts, la cloche couvrait ton épi, te gardait du soleil sur la plage. Était-ce le soleil ou le sel de la mer qui te faisait  blondir, je ne sais, sous le bob même tu blondissais, une blondeur de provision qui disparaitrait à la rentrée à peine moins vite que le bronzage -c'était un temps où il fallait  bronzer, les mélanomes on s'en fichait, on ne savait pas que ça existait. Tu étais donc blonde et bronzée sous le bob de plage, le parasol c'était pour la tante Annick, le privilège de la rousse qui ne bronzait pas mais brûlait sitôt qu'on la sortait de l'ombre. Sortir de l'ombre elle n'y songeait pas, concentrée sur les diminutions d'un tricot savant, c'était la reine des pulls à torsades, une  parque siglée phildar qui au cœur de l'été travaillait à l'hiver. Nous, nous n'étions qu'enfance, j'entends par-là présence pure à l'instant même de la joie, sous le soleil nos pas sans ombres à peine alourdis par  le sable grossier de Port-Lin, dévorant les pains de seigle au raisin, les tartines et le chocolat Poulain.

mercredi 30 octobre 2019

Le mot qui manque

Je devrais ce jour gris corriger des copies, tant pis, je procrastine, ma vie passée à procrastiner, ça me connaît, tu t'en souviendrais, mais il fait si gris que je farfouille, et qu'au hasard du net, j'entends ce mot nouveau dans une chronique écolo, solastalgie. C'est australien ce mot, cette forgerie, ce qu'elle signifie, la nostalgie du solace, de la part heureuse du monde, du refuge, du gîte où demeurer pour reprendre souffle, du souffle-même, qui sait ? Un mot d'aujourd'hui qui pleure hier, un tout petit sanglot contrit d'enfant gâté devant le jouet cassé, la fête gâchée, quelque chose meurt dans ce mot, quelque chose ment aussi, dans l'anthropocène nous ne savons plus nommer, j'ai pas les mots, ce qui se dit, dans ce monde épuisé le premier manque est langagier.

mardi 29 octobre 2019

Remède à la mélancolie

Plus que moi pour me souvenir, ça qui m'attriste, ça qui me pèse, de notre enfance seul dépositaire, le dépôt j'en croulerais parfois, parfois je me fais l'effet d'un centenaire, Tanguy lève les yeux au ciel, dans ses yeux clairs je n'ai pas cent ans. Au moins m'est-il donné de vieillir, ça que tu m'aurais répondu, incontestable ça, la chance de tous les matins, même les plus maussades, même quand on a mal aux dents, mal au dos, qu'on est plus perclus que la vierge aux sept douleurs, que nos rêves ont des allures d'ossuaires, la chance que tu n'as pas eue: tous les matins me tombe dessus la surprise du survivant. Et si mélancolique je trouve cette chance amère, ou plus précisément, je la juge injuste comme une fée avare qui ne t'accorda aucun vœu mais m'exauça sans que pour ma part j'aie rien demandé, le rire de Tanguy me rappelle qu'il n'y a rien à justifier, qu'il s'agit maintenant de se saisir des joies qui restent, la surprise d'une lumière d'automne, le bonheur de ses bras au réveil, cette chance insensée, ce souffle sans rose des vents.

mercredi 23 octobre 2019

Aucun sens

Ils sont curieux les rêves, j'en fais peu, m'en souviens encore moins, pas ce matin où rendormi dans les bras tendres de Tanguy, j'ai rêvé, pas de toi mais d'Arnaud, du père, de maman dont je découvrais qu'elle s'était remariée, de fruits de mer, de côte rocheuse, de paysages inchangés, d'enfants non identifiés mais familiers, d'un océan méconnaissable. Le poissonnier ne vendait que des produits transformés, je voulais des étrilles et des bouquets, tant pis si c'était cher, je les voulais vivants, cela l'étonnait le poissonnier, je tenais bon, Arnaud était déjà malade, avec un cancer les envies se font rares, alors l’envie de fruits de mer il fallait bien la satisfaire, souscrire au rituel de notre amitié, acheter les crustacés, tout cuire moi-même, il a cédé le poissonnier. Mais la mer a monté dans le sac de crabes et les étrilles s'en sont allées avec la marée et je suis revenu bredouille à l'hôtel inconnu où une chambre m'était allouée, j'y ai croisé le père, lui ai dit que ça avait bien changé, la côte rocheuse, le poissonnier qui ne vendait plus que des filets et des plateaux tout préparés, vingt-cinq ans que je n'y étais pas retourné, le père m'a dit qu'il regrettait, ce n'était plus le moment des regrets, aussi l'ai-je planté là pour retrouver maman dans une autre chambre, qui m'a présenté son nouveau mari -en fait, je le connaissais déjà- puis au détour d'un couloir, un magasin de disques, récemment fermé, et le regret de ne rien y pouvoir acheter. Au moins n'est-ce pas un cauchemar ai-je pensé juste avant de me réveiller et de tout raconter à Tanguy qui m'a gentiment écouté pendant que, racontant, je mesurais combien tout cela n'avait aucun sens.

lundi 21 octobre 2019

Linoléum

C'est très propre ici, le meublé de Tanguy, de l'autre côté on aurait pu voir la chaîne des Puys, mais il donne sur la voie ferrée, quelques trains pas pressés, quelques immeubles un ciel changeant, souvent chargé, c'est bien chauffé ici. Tout fonctionnel un peu vieillot, confort sommaire, ici on vient pour travailler, chaises, lino, tables, tout vert d'eau, tout ici bien entretenu, je suis content d'être venu, heureux d'être avec lui. Au sous-sol une laverie, c'est bien organisé ici, un grand couloir orange une tuyauterie démesurée qui mène aussi à la chaufferie, ça vous a des airs de film, Wes Anderson, avec odeurs de détergent, c'est très propre ici, je l'ai déjà dit ? Plus troublant, le bruit des pas sur le linoléum gris du couloir interminable qui mène à l'appartement, après l'escalier gris à la rampe rouge, ce bruit, le sentiment d'un sol un peu collant, si bien lavé, presque ciré, le souvenir passe par mes semelles, ces pas-là je les fis souvent, tu étais déjà très malade quand il fut question de l'EPHAD, tu avais préparé le dossier, j'étais allé visiter le lieu de vie et de fin de vie, ainsi l'avait nommé l'infirmier, tu m'as demandé comment c'était, c'était propre et maman s'y résigna, un mois avant ta mort. Pour la voir, il fallait aller au bout du couloir très propre malgré les charriots de couches souillées -parfois c'était en apnée- et détacher les pas du sol collant lino bleu ciré, avec ce bruit que je retrouve ici, ce bruit de propreté, avant qu'ouvrant la porte de sa chambre je ne sois saisi d'effluves de "Shalimar" dont elle fit, sa dernière année, un usage immodéré.