La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 24 décembre 2021

Un éclat bleu

 Les branchages sombres griffent le ciel gris, on fait feu d'ampoules pour lire à l'abri, même le vert vire au vert-de-gris, la saison sans doute, l'époque peut-être, l'air du temps est au moisi, ce pourquoi je me suis blotti, cette longère un nid décidément, un terrier peut-être, un trou de hobbit où se terrer dans l'espoir de temps plus cléments -ça ne tient pas debout, je sais, décembre est un mois détestable, on se vautre, on régresse. Surgit à midi comme d'une coulisse -de fait la haie de thuyas vert empire qu'il faudra arracher un jour (fatigue rien que d'y penser)- un paon qui me regarde et c'est un éclat bleu, du lapis lazuli qui se détache du vert pisseux de la prairie, du ciel qui n'est pas bleu mais d'un gris pas si clair, pas même laiteux. Il se pavane par le jardin il anoblit ce qu'il effleure promet un monde de couleurs, le manteau de la vierge dont Champaigne couvre Marie, c'est lui, il déploie sa roue, effraie les chats.  Le paon se perche sur mon toit, sur un des poteaux du portail, il sait prendre de la hauteur -prendre la pose aussi-  il fait refluer la vermine, appelle un pape qui ne vient pas (je crois bien qu'il est mort), et dépité rentre chez lui.

mercredi 22 décembre 2021

Pierre fendre

 La croûte blanche a tout saisi, le caillou rebondit sur l'eau transie de la mare où les lentilles vertes sont prises parmi les tiges vitrifiées, alors c'est encore vrai qu'il gèle encore, parfois, un peu? On aime la buée sur les fenêtres qui troublent la vue sur les arbres, et le chat noir qui se détache sur l'herbe cotonneuse de givre reste moins longtemps dehors, douillet qu'il est, frileux un tant soit peu; le rêver tel alors qu'il accourt au bruit de la porte ouverte. C'est l'hiver, la semaine des fêtes insanes, et tout est bon pour calmer les bêtes. Les loups sont de retour, on offre des spectacles, on projette sur les murs calcaires des églises des images , des coloriages, les loups rêvent-ils en couleur? Les enfants ont-ils peur du loup, le loup  qui peuple leurs images? C'est l'hiver, on bondit d'une nuit à l'autre et le gros chat gris à qui on a ouvert la porte n'en revient pas de l'aubaine dort sans discontinuer, et gémit quand il rêve. Tout est prétexte à bougies, guirlandes, flambées, nous tuerions pour lacérer l'ombre d'un éclat de briquet, d'une torche de téléphone -étrange objet. La nuit nous brûle, on voudrait éprouver la glace de la mare on voudrait patiner, mais la couche reste mince, et l'âge nous a passé de chausser les patins. La nuit nous pèse, c'est l'hiver, on s'invente des parfums de thés, fleurs de cerisier, jasmin, on laisse le printemps infuser pendant que la nuit gagne le temps d'une tasse, comme le négatif d'un nuage de lait (on n'en met jamais dans le thé).

jeudi 2 décembre 2021

Marcher sur les cendres

 Je ne te parle plus la mort nous a gagnés j'entends par là qu'à ton silence il n'est rien à répondre et que tu n'en peux mais. Le jardin de décembre se tait dans la nuit précoce et le gel sur les haies crispe les dernières feuilles en des convulsions brunes, et les troncs des arbres dessinent tous les possibles squelettes du vivant. Où tu gis je sais, je n'y vais jamais, les toussaints sont des sabbats tristes, et je suis juif errant dans le deuil de mon deuil. La tombe de maman j'y vais, sa mort j'y ai consenti, la tienne s'est imposée, lentement brutale, avec elle l'existence alourdie, la survie coupable. Je ne te parle plus ton fils est malheureux qui croule sous les deuils mais qui pleure désormais, ce que je voulais dire, ce que tu n'entends pas, c'est qu'il m'appelle quand il est mal, faute de toi, et que j'accueille sa douleur, tâchant vaille que vaille de me faire passeur de feu.

vendredi 19 novembre 2021

Caduc

 Le jour nait difficilement, les feuilles se font rares, le figuier ressemble au squelette d'un monstre préhistorique. L'érable blessé par la tempête nous aura offert un bain de sang sur l'herbe jaune, le doux chat noir a saigné sans haine une musaraigne dont il reste peu. De l'automne rouge à l'hiver noir, il s'en faut de quelques jours, quelques semaines au plus pour que noircissent à leur tour les feuilles tombées au sol, et seuls à demeurer houx et lierres d'un vert sombre, et la mésange charbonnière perchée sur le réverbère kitsch, et nous calfeutrés, à se demander si le jour va naître -il semblerait que non-  s'il ne serait pas temps d'installer la mangeoire avec la boule de graisse et les graines de tournesol -d'évidence oui. Mais où l'installer dans la nuit, hors d'atteinte du chat noir dont le grelot tragique menace le rouge-gorge que la faim rend audacieux? Ce sont nos graves questions, les graines de courges iront aussi, l'or, le sang, la nuit noire le jour hésitant.

vendredi 12 novembre 2021

Le jardin sans nom

 Il fait froid ce matin et décidément le bureau plus froid que les autres pièces, mais aussi la première à prendre le soleil qui s'élève au dessus des arbres et frappe les carreaux. Les dernières feuilles, caduques, perlent et gouttent du gel fondu, celles du figuier pendent comme des torchons sales et tomberont avant les fruits verts qui n'auront pas mûri, tant pis, c'est le hasard des fruits, cette année n'était pas celle des fruitiers, ça reviendra, sans doute, encore, ça reviendra les prunes, les pommes et les poires, nous n'avons pas encore brisé tous les cycles. Restent des roses vitrifiées par le gel, qui persistent à s'ouvrir, deux fleurs de primevères égarées dans l'automne, et tant que je ne sais pas nommer. Il faudrait  noter les noms qu'on nous indique, dessiner un plan du jardin dit Patrick, Tanguy n'en est pas persuadé, on ne notera rien, on laissera pousser, les noms se feront oublier, les fleurs nous les rappelleront.

mercredi 3 novembre 2021

Le temps qu'il fait

 Il faut maintenant désapprendre, vivre chaque matin comme une nouvelle ignorance, se méfier des mots précis et des phrases qui s'ourlent comme une robe trop bien coupée pour être honnête, se réjouir des insectes insensés qui peuplent le jardin, reconnaître qu'on a tout oublié des fleurs et des simples, qu'on n'identifie que les roses et les arbres, et encore, pas tous -on avait pris le catalpa pour un noyer, va pour le catalpa, les noix me donnent des aphtes. Une branche de l'érable est tombée dans la mare, un pont rouge sur les eaux noires, cela ne me rappelle rien, ça qui me fait du bien, c'est une vie sans précédent, des premières fois tout le temps dans le jardin dans la maison le pire n'est pas toujours certain, on plante un rosier black baccara, nom ridicule, pourpre velouté, on plante des arbres comme si rien n'allait se passer, rien de fâcheux, le temps qu'il fait, comme si tout allait continuer, les feuilles jaunes de novembre, les herbes blanches des premières gelées, il gèle encore, il pleut sur le bocage, il pleut encore pas mal, l'eau pas encore rare ici, on ferme les volets sur le temps qu'il fait, le temps que nous avons défait.

jeudi 28 octobre 2021

Planter un arbre

 On a acheté un poirier, un petit poirier avec sa motte de terre, c'est moi qui l'ai choisi, et comme je n'ai pas de fantaisie, j'ai pris un poirier de jadis, un "louise-bonne", à la foire aux plantes du château d'Harcourt. Elle s'appelle les Automnales, la foire aux plantes, on met du prétentieux partout, c'est l'air du temps, c'est l'ère du rien, avec bien peu en faire beaucoup, prendre la pause, donner à la foire un petit goût de festival, moi je m'en fiche, je repars avec mes espoirs de poires un peu rouges, ce sont de petites poires me dit Patrick, ce n'est pas grave, c'étaient les poires de Honfleur -il y avait aussi des williams et des passe-crassane si je me souviens bien des arbres en espalier contre le mur de pierre. Les louise-bonne c'étaient celles que ma grand-mère goûtait, c'étaient ses poires à elle, au grand-père les pommes qu'il gaulait d'un coup de béquille, ce n'était pas malin, elles s'abimaient en tombant les pommes fragiles qu'il aimait tant qu'il n'y avait qu'une sorte de pommes dans tout le jardin, j'en ai déjà parlé, il les aimait pour leur nom, les "transparentes de croncels", pour leur chair translucide, juteuse et sucrée, qu'elles se gâtent avait peu d'importance, elles pourrissaient dans l'allée, on glissait dessus, c'était un peu dégoûtant, il y en avait tant qu'il en restait toujours assez pour les compotes et les gelées. J'ai demandé au vendeur d'arbres s'il en avait, il en avait eu mais il les avait vendus ses pommiers, pas de veine, mais moi je me trouvais bien veinard quand-même de tomber sur un vendeur de transparentes de croncels, même de loin, même de l'Orne, même de Domfront -même si Domfront c'est plutôt les poires et le poiré- et décidément de la veine j'en ai car le vendeur d'arbres de Domfront me propose d'en réserver un qu'il apportera au marché aux arbres du Neubourg mi-novembre, un marché aux arbres qui s'appelle "marché aux arbres", c'est plutôt bien, on ne change rien, on reprend un pommier de jadis, on va retrouver le goût des transparentes de croncels.

dimanche 17 octobre 2021

Que chacun vive

 Pas de coups de feu ce matin, la chasse est bâillonnée par la brume, c'est l'avantage d'être au rebord de la vallée, la brume remonte et mord le plateau, s'éprend des haies du petit bocage, se love, s'attarde, se blottit dans le moindre creux. Qu'y voir? Elle étouffe jusqu'aux treillis orange des chasseurs modernes, qu'on entraperçoit sur les chemins, le fusil cassé, et lorsque le soleil enfin la déchire, inondant les carreaux de la maison comme alanguie de tiédeur, c'est trop tard, ils sont planqués les faisans, les lièvres, les perdrix rouges et même nos lapins crétins sont terrés au terrier, et le terrier c'est chez nous, et chez nous seul le chat noir chasse, et notre chat noir nous l'avons affligé d'un grelot pour que soient prévenus grives et lapereaux , qu'il tinte et que chacun se garde, que chacun vive, il y a la place, 

jeudi 14 octobre 2021

Matin blanc

 Ce matin c'était givre sur les parebrises des voitures, l'herbe blanchie dans la pâture, deux hommes orange sont venus dès le jour pointant vidanger la fosse qui aurait dû l'être avant l'achat de la maison mais bon. Le chat noir a pris peur et disparu dans le fond du jardin en friche, ils se sont affairés les deux gars en fumant des cigarettes, ont regardé dans le regard et le regard était bouché, étoupé il aurait dit Ronsard et ç'aurait été juste. Le plus vieux a proposé de revenir réparer au noir, si jamais ça se rebouchait, on a parlé des environs, de Berthouville et de Boisney, du lycée Boismard de Brionne, "on repart avec un métier", du fermier d'à côté qui est quelqu'un de bien, on a pris le temps, j'ai réglé et le camion a quitté la cour, j'ai refermé le portail vermoulu, j'ai appelé le chat dont j'ai entendu le grelot, il est venu et dort sur mon bureau dans le soleil qui entre à flots.

mercredi 13 octobre 2021

Notre mare

 On voit, maintenant que Tanguy a rompu la couronne de ronces qui en défendait l'accès, rasé les bambous saugrenus qui prenaient trois mètres en un été -ils repoussent déjà- on voit maintenant l'âme noire de la mare, les pierres blanches de sa berge, et les lentilles d'eau qui dans l'ombre en faisaient comme un mirage de pelouse. Le chat noir s'y trompa qui sauta sur la libellule bleue, traversa la pellicule verte et plongea dans l'eau sombre, pour ressortir plus noir encore s'il est possible, sentant la vase, mouillé comme un de ces chiens de chasse qui se roulent dans chaque ornière avec des délices de curiste à Bagnoles de l'Orne. On devine mieux l'eau noire (il a fallu laver le chat qui n'aime pas ça), on attend que les feuilles du saule y tombent et nous fassent rêver à l'or et à la boue dans un foutoir de reflets, on attend qu'après l'hiver vienne le temps des iris jaunes et des nids d'oiseaux, la reverdie du saule pleureur et des amours bruyantes de reinettes enhardies.