La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mardi 12 novembre 2019

Le choix des plages

Les plages de la presqu'île n'exposaient pas aux mêmes vents, c'était un art de décider où l'on irait tendre serviette, un art spéculatif, augurer du vent, une discutaille scolastique: la plupart du temps, nous allions au plus près, à Port-Lin à deux pas, à Valentin, à peine plus loin, pour un sable plus fin, pour des rouleaux plus amusants. On ne pêchait pas à Valentin, pas de rocher pour se couronner les genoux, on se baignait voilà tout. Les grandes cousines (toute cousine était grande à notre aune, seule Véronique avait notre âge, mais elle était en Amérique, elle ne venait pas si souvent), elles portaient toutes des bikinis et  elles bronzaient comme si leur vie en dépendait elles bronzaient à en peler, les cousines à la peau sèche. Nous n'aimions pas trop lézarder, l'enfance n'a pas de temps à perdre, nous creusions des canaux, nous faisions des pâtés, tous les après-midi c'était barrage contre l'Atlantique, c'étaient remparts, c'étaient polders, et chaque jour la mer déjouait nos dispositifs, et si par extraordinaire, elle se retirait sans avoir abattu nos petits jérichos, nous les piétinions de nous-mêmes avant, à notre tour, de nous retirer pour le soir, les cheveux rêches et la peau salée.

mardi 5 novembre 2019

Port-Lin

C'était un drôle de chapeau rouge que tu portais, un bob on disait, un bob de coton rouge doublé d'un tissu éponge fleuri, une drôle de cloche sur ta drôle de tête de petite fille aux cheveux courts, la cloche couvrait ton épi, te gardait du soleil sur la plage. Était-ce le soleil ou le sel de la mer qui te faisait  blondir, je ne sais, sous le bob même tu blondissais, une blondeur de provision qui disparaitrait à la rentrée à peine moins vite que le bronzage -c'était un temps où il fallait  bronzer, les mélanomes on s'en fichait, on ne savait pas que ça existait. Tu étais donc blonde et bronzée sous le bob de plage, le parasol c'était pour la tante Annick, le privilège de la rousse qui ne bronzait pas mais brûlait sitôt qu'on la sortait de l'ombre. Sortir de l'ombre elle n'y songeait pas, concentrée sur les diminutions d'un tricot savant, c'était la reine des pulls à torsades, une  parque siglée phildar qui au cœur de l'été travaillait à l'hiver. Nous, nous n'étions qu'enfance, j'entends par-là présence pure à l'instant même de la joie, sous le soleil nos pas sans ombres à peine alourdis par  le sable grossier de Port-Lin, dévorant les pains de seigle au raisin, les tartines et le chocolat Poulain.

mercredi 30 octobre 2019

Le mot qui manque

Je devrais ce jour gris corriger des copies, tant pis, je procrastine, ma vie passée à procrastiner, ça me connaît, tu t'en souviendrais, mais il fait si gris que je farfouille, et qu'au hasard du net, j'entends ce mot nouveau dans une chronique écolo, solastalgie. C'est australien ce mot, cette forgerie, ce qu'elle signifie, la nostalgie du solace, de la part heureuse du monde, du refuge, du gîte où demeurer pour reprendre souffle, du souffle-même, qui sait ? Un mot d'aujourd'hui qui pleure hier, un tout petit sanglot contrit d'enfant gâté devant le jouet cassé, la fête gâchée, quelque chose meurt dans ce mot, quelque chose ment aussi, dans l'anthropocène nous ne savons plus nommer, j'ai pas les mots, ce qui se dit, dans ce monde épuisé le premier manque est langagier.

mardi 29 octobre 2019

Remède à la mélancolie

Plus que moi pour me souvenir, ça qui m'attriste, ça qui me pèse, de notre enfance seul dépositaire, le dépôt j'en croulerais parfois, parfois je me fais l'effet d'un centenaire, Tanguy lève les yeux au ciel, dans ses yeux clairs je n'ai pas cent ans. Au moins m'est-il donné de vieillir, ça que tu m'aurais répondu, incontestable ça, la chance de tous les matins, même les plus maussades, même quand on a mal aux dents, mal au dos, qu'on est plus perclus que la vierge aux sept douleurs, que nos rêves ont des allures d'ossuaires, la chance que tu n'as pas eue: tous les matins me tombe dessus la surprise du survivant. Et si mélancolique je trouve cette chance amère, ou plus précisément, je la juge injuste comme une fée avare qui ne t'accorda aucun vœu mais m'exauça sans que pour ma part j'aie rien demandé, le rire de Tanguy me rappelle qu'il n'y a rien à justifier, qu'il s'agit maintenant de se saisir des joies qui restent, la surprise d'une lumière d'automne, le bonheur de ses bras au réveil, cette chance insensée, ce souffle sans rose des vents.

mercredi 23 octobre 2019

Aucun sens

Ils sont curieux les rêves, j'en fais peu, m'en souviens encore moins, pas ce matin où rendormi dans les bras tendres de Tanguy, j'ai rêvé, pas de toi mais d'Arnaud, du père, de maman dont je découvrais qu'elle s'était remariée, de fruits de mer, de côte rocheuse, de paysages inchangés, d'enfants non identifiés mais familiers, d'un océan méconnaissable. Le poissonnier ne vendait que des produits transformés, je voulais des étrilles et des bouquets, tant pis si c'était cher, je les voulais vivants, cela l'étonnait le poissonnier, je tenais bon, Arnaud était déjà malade, avec un cancer les envies se font rares, alors l’envie de fruits de mer il fallait bien la satisfaire, souscrire au rituel de notre amitié, acheter les crustacés, tout cuire moi-même, il a cédé le poissonnier. Mais la mer a monté dans le sac de crabes et les étrilles s'en sont allées avec la marée et je suis revenu bredouille à l'hôtel inconnu où une chambre m'était allouée, j'y ai croisé le père, lui ai dit que ça avait bien changé, la côte rocheuse, le poissonnier qui ne vendait plus que des filets et des plateaux tout préparés, vingt-cinq ans que je n'y étais pas retourné, le père m'a dit qu'il regrettait, ce n'était plus le moment des regrets, aussi l'ai-je planté là pour retrouver maman dans une autre chambre, qui m'a présenté son nouveau mari -en fait, je le connaissais déjà- puis au détour d'un couloir, un magasin de disques, récemment fermé, et le regret de ne rien y pouvoir acheter. Au moins n'est-ce pas un cauchemar ai-je pensé juste avant de me réveiller et de tout raconter à Tanguy qui m'a gentiment écouté pendant que, racontant, je mesurais combien tout cela n'avait aucun sens.

lundi 21 octobre 2019

Linoléum

C'est très propre ici, le meublé de Tanguy, de l'autre côté on aurait pu voir la chaîne des Puys, mais il donne sur la voie ferrée, quelques trains pas pressés, quelques immeubles un ciel changeant, souvent chargé, c'est bien chauffé ici. Tout fonctionnel un peu vieillot, confort sommaire, ici on vient pour travailler, chaises, lino, tables, tout vert d'eau, tout ici bien entretenu, je suis content d'être venu, heureux d'être avec lui. Au sous-sol une laverie, c'est bien organisé ici, un grand couloir orange une tuyauterie démesurée qui mène aussi à la chaufferie, ça vous a des airs de film, Wes Anderson, avec odeurs de détergent, c'est très propre ici, je l'ai déjà dit ? Plus troublant, le bruit des pas sur le linoléum gris du couloir interminable qui mène à l'appartement, après l'escalier gris à la rampe rouge, ce bruit, le sentiment d'un sol un peu collant, si bien lavé, presque ciré, le souvenir passe par mes semelles, ces pas-là je les fis souvent, tu étais déjà très malade quand il fut question de l'EPHAD, tu avais préparé le dossier, j'étais allé visiter le lieu de vie et de fin de vie, ainsi l'avait nommé l'infirmier, tu m'as demandé comment c'était, c'était propre et maman s'y résigna, un mois avant ta mort. Pour la voir, il fallait aller au bout du couloir très propre malgré les charriots de couches souillées -parfois c'était en apnée- et détacher les pas du sol collant lino bleu ciré, avec ce bruit que je retrouve ici, ce bruit de propreté, avant qu'ouvrant la porte de sa chambre je ne sois saisi d'effluves de "Shalimar" dont elle fit, sa dernière année, un usage immodéré.

jeudi 3 octobre 2019

Lubrizol

Se taire ça vaudrait mieux danser sous la pluie noire désormais sans mystère aimer qui je peux tant qu'il est encore temps -ce que je fais je crois et du mieux que je peux mais le livre ah ça non pas la peine, ma peine tu sais j'en suis le portefaix ma peine porte ton nom mais le livre à quoi bon qui lirait quand finie la fête foraine nous serons tous rendus à nos visages de carême, nos faces blêmes de veille de fin du monde? A quoi bon dire la prophétie si chacun déjà la connaît, tu la connaissais toi aussi, le monde il nous prend de vitesse, et l'on s'acharne à l'achever tout en priant en douce que les catastrophes aient la politesse d'attendre notre Alzheimer pour se déployer sur la nuit de nos neurones en cendres. Il a plu de la suie noire, de l'huile bitumeuse, de la poussière d'amiante, un peu de dioxine, il pue de l’œuf pourri comme il pleut sur la ville, quelles sont ces particules qui pénètrent mon cœur? Il faut bien respirer, comment s'en empêcher mais vraiment si on peut, se taire ça vaudrait mieux que ces paroles dévoyées, ces nuages toxiques rien qu'un peu.

jeudi 22 août 2019

De tout de rien

Même si l'avenir s'effondre comme un pan de toit sous le ciel, sous la dalle grise où ton nom s'efface, tu n'es plus tu n'y es pas, les pas sur le gravier s'éloignent, c'est doux de te parler, tu ne me réponds pas -j'ai oublié le timbre de ta voix. Je ne vais plus à Vannes, je ne me retourne pas, les pas sur le gravier s'éloignent, me revient "c'est n'importe quoi", ce que tu disais quand ça n'allait pas. Je suis comme ces vieilles femmes, ces veuves d'Almodovar qui nettoient les tombes en Espagne, elles parlent des vivants aux morts, des morts aux vivants, elles disent des horreurs et chantent des chansons d'enfants. Cet été, ton fils est venu m'aider pour l'emménagement -Tanguy s'installe ici- bien-sûr c'était la canicule, ton fils déborde d'énergie tu serais rassurée tu serais fière de lui. Il a fait si chaud cet été que des arbres ont grillé que des arbres ont jauni, brûle l'Amazonie, qui aurait pu l'imaginer? 43° degrés à Lille fin juillet, ton fils te le confirmerait, il te dirait aussi la fraîcheur de la cathédrale d'Amiens où nous fîmes étape, ses lumières insensées. Tanguy a rangé les armoires, vingt ans de linge accumulé, coton jauni, laine mitée c'est fou ce qu'il fallut jeter chemises défraîchies, manteaux élimés, jeans déchirés, au recyclage, faire le grand ménage: tout est entré dans la maison plus grande qu'il n'y parait, le passé s'est tassé. Je suis encore vivant, je sais encore aimer c'est doux de te parler.

mercredi 10 juillet 2019

Eté tempéré

C'est un soleil normal un soleil d'avant, exactement la lumière de juillet d'antan qui ricochait sur les flaques où nous agitions nos épuisettes, entre les rochers de Port-Lin dont le mica scintillait par à coups, une lumière qui certes avait sa violence mais qui ne brûlait pas comme il arrive que brûle le ciel de nos jours -que d'incendies dans le journal  qui incrimine des enfants, se méfier des enfants, dissimuler les allumettes, les ranger en haut des buffets, avec les bonbons, les confitures. Comment à ce compte ne pas désirer le feu? Nos enfants brûleront le monde, nous leur en avons donné le désir, leur avons montré comment faire. Mais aujourd'hui, l'air n'est pas trop rare, le ciel bleu sans trainées brunâtres, un été tempéré jurerait-on, un été  banal où l'on lit la fenêtre ouverte, il t'aurait rappelé ce jour lointain où le chat noir voulut chasser les papillons et tomba de l'étage dans le buddleia bourdonnant d'insectes -les rosiers  sous ma fenêtre bruissent d'abeilles, j'entends un merle. Pas un âge d'or, pas un soleil d'Eden, juste un jour d'été.

mercredi 19 juin 2019

Balouba chat noir

On nous apprit le jour où le père installa la balançoire verte et jaune, la mort du chat noir, comme ça, ceci compensant cela, il nous fallut payer la joie de l'escarpolette au prix de Balouba. On l'avait baptisé pour nous, on ne nous avait pas dit pourquoi "Balouba" -Baluba de fait, on ne l'écrivait pas. On aurait pu nous le dire, nous n'y aurions pas vu malice, enfants blancs dont les atlas obsolètes coloraient d'un parme colonial des pans entiers d'Afrique -Empire Français, ça s'appelait. Ça aurait pu aller de soi, nous étions des enfants de droite, il fallait appeler un chat un chat, un chat noir Balouba, blancs, noirs, chacun sa place, chacun sa race, tralala rance et pourtant c'était l'enfance.
Nous avons pleuré Balouba, esquinté par des chats normands, à Honfleur, en fin de vacances, l'œil crevé l'oreille manquante, on nous avait promis qu'on allait le soigner, on le fit piquer puis on acheta la balançoire pour contrebalancer, la balançoire verte et jaune pour colorier le deuil du chat noir, escomptant -à raison d'ailleurs- que dans le va et vient -la tête en bas les pieds au ciel, soleil!- de Balouba qu'on aimait tant, de Balouba qu'on s'en balance, quelques larmes, un rien.