La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 17 juillet 2015

Île Dumet, Zodiac Mark 3

C'était à peine une île, c'était à peine un fleuve, un estuaire un bien grand mot, mais c'était l'horizon de l'aventure et comme moi tu aimais le sillage du moteur Evinrude, qui cabrait le Zodiac de ses trente trois chevaux sur les vagues de l'été. Tu m'as demandé, un soir avant ta mort, d'écrire ce qui fut, ce qui t'a fait vivre, et l'ombre et la lumière m'as-tu répété ce soir-là, et l'ombre et la lumière… Si tu savais combien me hante ta commande, et comment y souscrivant je crains toujours de te trahir, car le chanteur ne peut se retourner mais se retourne et perd ce qu'il voulait garder. Cependant je m'y tiens, c'est le dernier amer, et l'île Dumet le possible soleil de l'enfance: le fort Vauban nous aurait protégé de toutes les attaques, et les goélands par flocons toujours là pour couvrir nous courses de leurs cris affolés. Reviens, nous y retournerons, nous aborderons l'île en pirates heureux, et de l'ombre du fort, nous combattrons l'ombre, et pirates heureux nous rirons de nos pillages lumineux.

mardi 7 juillet 2015

Quand même

Ce que ta mort a changé, je ne saurais le dire, quelque chose comme la saveur du monde affadie, altérée. Elle n'avait pas besoin de cela, la saveur du monde. J'y goûte encore, mais nulle joie n'est pure, nulle joie qui ne soit mêlée du chagrin de ne pouvoir la partager avec toi. La mention très bien de Thalie t'aurait tant réjouie, tu ne l'apprendras pas c'est maman qui le dit, elle aussi d'une joie fêlée. Alors je m'en réjouis pour toi, c'est une joie mêlée, c'est une joie quand même. C'est cela, ce qui a changé, ce quand même qui se dépose sur toute chose, car il n'est pas de chose qui, dans l'insomnie des nuits ne me ramène à toi. Ce quand même, cet effort pour être désormais, et si possible heureux et si possible en paix, c'est le drôle de lot que tu m'as laissé.

dimanche 5 juillet 2015

Mordre la pomme

Il y eut un été vert et mauve, de granny smith et de robes indiennes, où tu te trouvas moche et grosse en dépit de l'évidence, où tu ne t'aimas pas. Tu avais seize ans et, cet été-là, tu portas ces robes sacs, de larges chemises, et tu mordais dans ces pommes acidulées. Il te fallait des salades, des haricots verts, je ne comprenais pas, moi qui n'étais que maigreur dévorante, nul n'a compris, mais maman inquiète t'a préparé ce que tu voulais, et ce furent fruits, légumes, verdure et crudités qui me faisaient râler, moi qui mangeais tant, moi qui brûlais tout. On ne savait pas, on ne voyait pas, ton corps empaqueté, la presque anorexie, il aura fallu des années pour rabouter les signes de ta souffrance, ce que tu signifiais, la honte de ta chair, il aura fallu des années pour en faire émerger le père que tu tentais de dégoûter en te dégoûtant de toi-même. Tu le mordais en croquant dans les pommes vertes, tu t'en gardais dans ces sacs de toile indienne qui flottaient informes et mauves au large de ton corps meurtri.

dimanche 28 juin 2015

L'ombre de tes cils

Tu avais de si longs cils qu'on aurait pu les croire faux mais non, ils étaient trop beaux, trop souples, trop fins et toi trop petite pour t'orner de postiches. Tes cils étaient plus longs que ceux de tes poupées, des poupées Bella, notre enfance c'est avant Barbie, je parle du siècle dernier, quand nous allongions les poupées dont les yeux se fermaient alors sous des cils de nylon à la courbe laquée. Tes cils interminables frémissaient au vent sur le zodiac de juillet quand tu plissais les yeux sous le soleil radical du Croisic. 
J'avais oublié tes cils, les avais intégrés, ils étaient toi comme étaient tiens les grains de beauté qui parsemaient ton dos, ta blondeur changeante au fil des saisons, ils abritaient tes yeux -c'était tout une affaire, la couleur de tes yeux.
On aurait pu croire qu'avec les traitements tomberaient cheveux et cils comme ils tombent si souvent lors des chimiothérapies or non, tu m'as dit avoir perdu de tes cheveux, mais rien qui se voie, pas besoin de perruque, celle qui signale ce qu'on voulait cacher. Lorsqu'échouèrent opérations comme médications d'usage, on te proposa, tu étais compatible, une thérapie génique, et pendant quelques mois, près d'un an je crois, cela stupéfia la tumeur et t'offrit le sursis qui fut mieux que survie. Je vins alors à Vannes reconduire Thibaud en fin d'année scolaire, et déjeunant avec vous, tes cils m'ont intrigué. Pour la première fois, j'ai cru à des postiches, ils sonnaient faux, me semblaient artificiels, ton visage était altéré. Bien sûr je me suis tu et je suis reparti. C'étaient des cils si longs qu'ils paraissaient friser, pas ces cils de nylon qu'on colle sur les yeux des poupées, c'étaient des cils épais, des cils touffus, presque. En juillet nous sommes allés faire quelques courses avant d'aller chercher Bastien au club de voile, et tu t'es absentée dix minutes, le temps pour moi d'acheter des fruits. A ton retour tu riais, les cils raccourcis par l'esthéticienne et tu m'as expliqué qu'entre autres effets secondaires, ton traitement te valait ces cils démesurés, ces cils châtain clair qui m'avaient tant surpris, et de nouveaux cheveux encore plus fins que ceux d'avant -pour les cheveux je n'avais rien vu, alors que ces cils inconnus, ces cils nouveaux sur terre, ni cils de femme, ni de poupée, ces cils t'ombraient les yeux et crochaient la lumière.

lundi 22 juin 2015

Te reconnaître

A la fin du sonnet d'Arvers, l'aimée demande quelle est donc cette femme?, ne se reconnaît pas malgré ces vers tout remplis d'elle, comme il est dit si gauchement.
Qui te reconnaîtra ma sœur, ma consanguine, mon manque ma frangine, puisque te voilà sans connaissance? Dans ces lignes qui ne parlent que de toi, que reste-t-il de toi, j'entends de toi vivante, te reconnaîtrais-tu dans les traces que je collecte? Ce que j'écris n'est ni tombeau ni épitaphe, pas le camée de ton profil en taille douce sur la nacre, ni le keepsake de notre enfance, pas si dorée, pas si jolie. Des bris, des bouts, des bribes semblables à ce que la vague balbutie au bord des bords de mer, ma sœur de bois flotté, ma sœur de coquillages, ma sœur de verres polis à force d'être roulés, de grappes d’œufs de seiches desséchés, d'os de seiches pour cage à oiseaux, de carapaces roses, de touffes de mucus et de plumes de mouettes, sous ces oripeaux qui te reconnaîtra, qui te verra vivante comme je te vois?

samedi 20 juin 2015

Le temps des cerises

Le cerisier -il y en avait peut-être plusieurs, mais je n'en vois plus qu'un, toi aussi tu n'en verrais qu'un, je sais pourquoi, ce cerisier peint en fleurs par Roland -était il alors fiancé à maman?- nous l'avons vu longtemps à Chateau-d'Oex, d'un blanc crayeux sur une terre encore nue et l'herbe qui sentait l'hiver, une terre un peu trop sombre, pas la terre de Honfleur, une palette importée des paysages d'Egon Schiele, Roland sur l'estuaire peignait continental, j'y pense maintenant c'est drôle, c'est ce qui clochait dans la toile, alors que chez Vallotton pas du tout, un suisse ne fait pas l'autre mettons, tant mieux tant pis si je m'égare.
Le cerisier rhapsode, nous ramène aux fruits, abrite merles et tourterelles, s'étend sur Pâques aux coucous pullulant dans les fossés du bocage: viens je t'emmène.
Le cerisier était taillé comme de rigueur tout en hauteur, formant une manière de grosse poire blanche. J'ai appris récemment que cette taille était de tradition dans la vallée de Seine, où fleurissaient jadis bien plus de cerisiers sur les routes des fruits , et que cette taille réclamait des cueilleurs habiles qu'on payait bon prix car ils savaient comment poser leurs échelles étroites sans casser les branches. Les meilleurs froissaient à peine les feuillages.
Le cerisier rhapsodique trônait sur la pelouse du haut, la seule où il fît un peu frais lorsque par accident, Honfleur en août avait ses chaleurs. Sous son ombre, bonne-maman et ses filles, les gendres, les petits enfants que nous étions, assis sagement sur ces chaises de tubulures que l'on avait tendues de cordons de plastique, et nous pincions nos cuisses à cette étrange trame qui nous dessinait des bourrelets même si, ces années-là, nous étions maigres comme carême.
Les cerises, on les mangeait fin juin, début juillet, sans nous donc le plus souvent, pas encore en vacances. Début juillet plutôt, c'était une variété tardive, des bigarreaux Napoléon à ce qu'il me semble, des cerises aux teintes bifides, qui m'évoquent aujourd'hui celles des coupes vanille fraise des glaces Frigécrème d'alors. Les merles, les étourneaux, les grives étaient chargés de tous les maux, dévoreurs de cerises, sans cerises pas de gâteaux, si pas de cerises, à défaut, des pruneaux dans le clafoutis -nous faisions fi des pruneaux. Le père au printemps braconnait les oiseaux pilleurs, et nous mangions avec délices les tourterelles : il avait tué les prédateurs des cerises qui nous revenaient, il sauvait les fruits innocents, tu t'en souviens nous en croquions nous aimions ça intensément ces odeurs de petit gibier, leur chair brune violacée (lui rêvait de pigeons au chou, son seul rêve nous écœurait, nous n'aimions pas le chou). Nous étions sous cet aspect -cet aspect seulement- les enfants de l'ogre, et certes nous avions la canine aiguë, mais c'est de l'incisive que nous mordions dans la pulpe pâle des cerises, quand par chance il en restait.
Le cerisier tu as dû le revoir l'automne dernier, quand Philippe pour tes cinquante ans, a réservé une chambre à Honfleur dans la maison qui fut -certes fugacement- ta première maison, la maison des grands parents restaurée magnifiquement pour des chambres d'hôtes luxueuses. Ce fut ton dernier anniversaire, je sais que tu le savais, même si tu ne me l'as pas dit. Nous avons marché sur la jetée comme nous le faisions jadis, nous avons raillé les statues du "jardin des célébrités" -enfants, là s'étendait un marais jusqu'à la plage du Butin, la plage pas jolie, la plage dangereuse où des mines longtemps sont restées tapies dans le sable, la plage aujourd'hui simplement polluée. Tu as expliqué la promenade et notre ennui d'enfants à Bastien et Thalie.
Du cerisier tu n'as rien dit. Peut-être a-t-il été coupé.

lundi 8 juin 2015

Je te survis

C'est ainsi je te survis c'est ainsi c'est si imprévu que je dure, moi qui n'ai jamais rien construit, moi qui n'ai jamais rien prévu, moi qui n'ai ni procréé ni trouvé l'être aimable, l'être aimé, qui n'ai jamais vécu qu'en amateur, moi qui suis par mégarde, qui te survis par erreur, me voilà stupide de ton absence, toi qui fus si solide, si consistante, si constante, si tenace. Je ne veux pas retrouver les catégories du père qui t'avait adjugé le mérite quand il m'assignait la facilité du don, ce poison-là, non. Mais je reste pantois d'être-là quand tu n'es plus. Jamais, avant que tu ne me préviennes -tu me prévins très tôt, je n'ai pu que te croire- jamais je n'avais envisagé te perdre, et c'était doux pour moi t'imaginer me survivant, c'était naturel, c'était l'ordre des choses dans ma petite cervelle de dilettante de l'existence. Je te survis c'est ainsi, ça n'a pas de sens, je suis un vieillard qui danse sur un air qu'il ne connait pas.

jeudi 4 juin 2015

Mitoyenne

Il fallut des années pour comprendre la stratégie des chambres, toi mitoyenne forcée d'entendre -cloison de papier, tête à tête contrainte et forcée- le refus de maman les érections du père s'acharnant dans la pulsion, tout ce que j'ignorais puisque repoussé par sa pulsion-même, je dormais dans la chambre à l'opposé du palier, la chambre lointaine qu'il m'avait assignée. Ce furent des années étranges, ce furent des années toxiques, géométriques, horizontales verticales, étage chambres escalier, il avait tout calculé pour et cela fut. 
Le père se couchait tôt, nous racontait au lit une histoire qu'il traduisait de l'anglais, il y était question de gnomes et de séquoias. En bas, très loin, tout bas, maman regardait seule la télévision, jusqu'à piège d'heure, extinction des programmes. Il me chassait du lit, te gardait après nous avoir expliqué que maman était compliquée, que maman était malade, frigide il disait, je n'avais pas dix ans tu n'en avais pas huit. Il me chassait pour te garder et longtemps je me suis demandé pourquoi, ce que j'avais de repoussant. Je ne savais pas, je ne comprenais pas, je n'avais pas dix ans, tu n'en avais pas huit, je ne savais pas la chance que j'avais, à quel point ne pas être aimé c'est une chance quand l'amour est porté par lui. Le champ libre il te caressait, te berçait, se branlait, jouissait sur ton sommeil, puis il te portait dans ton lit où tu te réveillais -tu me l'as raconté trente ans après-, ta culotte trempée de son sperme te réveillait. Tu entendais maman monter, tu aurais voulu lui parler, tout lui raconter, mais il t'avait prise dans la nasse des secrets: tu ne pouvais trahir -les secrets il faut les crever avant qu'ils vous crèvent- tu aurais voulu lui parler tout lui raconter, mais tu savais aussi maman soulagée de se coucher dans le sommeil repu du père, sans qu'il l'assaille ni l'insulte, puisqu'il s'était vidé sur toi. Alors tu n'as jamais rien dit, alors tout a recommencé. Villepreux, pendant douze années.

Mitoyens

Parler de Villepreux, tu sais, tu te doutes bien, c'est revenir aux douze années constitutives de ce nous que ta mort a dissous. De 69 à 81, entre de Gaulle et Mitterrand pour faire court et faux et what's the fuck, pendant douze ans de notre enfance jusqu'à mon bac, nous avons habité la maison mitoyenne, 8 rue du ruisseau Saint Prix, et ces années furent interminablement courtes, et ces années nous fondèrent et nous fêlèrent et nous fédérèrent, et comme la maison mitoyenne, siamois, nous nous sommes adossés, et bifides, nous avons fait face. Tant que nous fûmes côte à côte, dos à dos, main dans la main qu'importe: ensemble tu ne craignais rien. Ce nous dont je parle, qui nous fit partager voitures et poupées, qui nous fit oublier les postures, les genres, ce nous j'en ignorais la cause, mais d'évidence le gros bébé s'était mué en petite fille aux cheveux courts dressés d'épis, et sœur elle m'était proche et c'était bien et c'était toi et c'était tout.

mercredi 3 juin 2015

Sable de Pen-Bron

Nous étions si petits que je ne sais même pas si tu t'en souviendrais ou non, de ces jours-là de traversée où nous luisions dans nos cirés bretons fiers comme sont enfants de briller au soleil et frémir sous l'écume. Nous prenions la vedette pour aller à Pen-Bron, une croisière de cinq minutes, une carrière de marin breton à l'échelle de nos trois-quatre ans , nous allions avec maman qui tricotait l'aventure voir Sœur Marie-René -pour nous c'était tante Fanchette- infirmière au sanatorium -plus tard, on parlerait de centre hélio-marin, les mots changent, pas la pierre grise. C'était je crois le premier bateau sous nos pas mal assurés, c'étaient je crois nos premiers cirés.
Le sable de Pen-Bron, cela tu ne peux pas ne pas t'en souvenir, nous y sommes si souvent retournés, c'était un sable d'une finesse de farine, sable de dune, d'imparfait tombolo qui s'envolait en tourbillons blancs dès qu'un peu de vent se levait. Quelques chardons bleus y poussaient, et cette plante aux fleurs vieil or qui sentait fort le curry était trop rare pour le fixer. Un lapin y titubait comme ivre, tremblant, les yeux gonflés, zigzaguant à l'aveugle -aveugle il l'était ou presque. Ce jour-là j'ai appris le mot myxomatose qui ne m'a jusqu'aujourd'hui été d'aucune utilité, qui ne nous a pas consolés de savoir le lapin malade et pas soigné, si près d'un hôpital et de ses infirmières.