Le cerisier -il y en avait peut-être plusieurs, mais je n'en vois plus qu'un, toi aussi tu n'en verrais qu'un, je sais pourquoi, ce cerisier peint en fleurs par Roland -était il alors fiancé à maman?- nous l'avons vu longtemps à Chateau-d'Oex, d'un blanc crayeux sur une terre encore nue et l'herbe qui sentait l'hiver, une terre un peu trop sombre, pas la terre de Honfleur, une palette importée des paysages d'Egon Schiele, Roland sur l'estuaire peignait continental, j'y pense maintenant c'est drôle, c'est ce qui clochait dans la toile, alors que chez Vallotton pas du tout, un suisse ne fait pas l'autre mettons, tant mieux tant pis si je m'égare.
Le cerisier rhapsode, nous ramène aux fruits, abrite merles et tourterelles, s'étend sur Pâques aux coucous pullulant dans les fossés du bocage: viens je t'emmène.
Le cerisier était taillé comme de rigueur tout en hauteur, formant une manière de grosse poire blanche. J'ai appris récemment que cette taille était de tradition dans la vallée de Seine, où fleurissaient jadis bien plus de cerisiers sur les routes des fruits , et que cette taille réclamait des cueilleurs habiles qu'on payait bon prix car ils savaient comment poser leurs échelles étroites sans casser les branches. Les meilleurs froissaient à peine les feuillages.
Le cerisier rhapsodique trônait sur la pelouse du haut, la seule où il fît un peu frais lorsque par accident, Honfleur en août avait ses chaleurs. Sous son ombre, bonne-maman et ses filles, les gendres, les petits enfants que nous étions, assis sagement sur ces chaises de tubulures que l'on avait tendues de cordons de plastique, et nous pincions nos cuisses à cette étrange trame qui nous dessinait des bourrelets même si, ces années-là, nous étions maigres comme carême.
Les cerises, on les mangeait fin juin, début juillet, sans nous donc le plus souvent, pas encore en vacances. Début juillet plutôt, c'était une variété tardive, des bigarreaux Napoléon à ce qu'il me semble, des cerises aux teintes bifides, qui m'évoquent aujourd'hui celles des coupes vanille fraise des glaces Frigécrème d'alors. Les merles, les étourneaux, les grives étaient chargés de tous les maux, dévoreurs de cerises, sans cerises pas de gâteaux, si pas de cerises, à défaut, des pruneaux dans le clafoutis -nous faisions fi des pruneaux. Le père au printemps braconnait les oiseaux pilleurs, et nous mangions avec délices les tourterelles : il avait tué les prédateurs des cerises qui nous revenaient, il sauvait les fruits innocents, tu t'en souviens nous en croquions nous aimions ça intensément ces odeurs de petit gibier, leur chair brune violacée (lui rêvait de pigeons au chou, son seul rêve nous écœurait, nous n'aimions pas le chou). Nous étions sous cet aspect -cet aspect seulement- les enfants de l'ogre, et certes nous avions la canine aiguë, mais c'est de l'incisive que nous mordions dans la pulpe pâle des cerises, quand par chance il en restait.
Le cerisier tu as dû le revoir l'automne dernier, quand Philippe pour tes cinquante ans, a réservé une chambre à Honfleur dans la maison qui fut -certes fugacement- ta première maison, la maison des grands parents restaurée magnifiquement pour des chambres d'hôtes luxueuses. Ce fut ton dernier anniversaire, je sais que tu le savais, même si tu ne me l'as pas dit. Nous avons marché sur la jetée comme nous le faisions jadis, nous avons raillé les statues du "jardin des célébrités" -enfants, là s'étendait un marais jusqu'à la plage du Butin, la plage pas jolie, la plage dangereuse où des mines longtemps sont restées tapies dans le sable, la plage aujourd'hui simplement polluée. Tu as expliqué la promenade et notre ennui d'enfants à Bastien et Thalie.
Du cerisier tu n'as rien dit. Peut-être a-t-il été coupé.
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