Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

samedi 20 juin 2015

Le temps des cerises

Le cerisier -il y en avait peut-être plusieurs, mais je n'en vois plus qu'un, toi aussi tu n'en verrais qu'un, je sais pourquoi, ce cerisier peint en fleurs par Roland -était il alors fiancé à maman?- nous l'avons vu longtemps à Chateau-d'Oex, d'un blanc crayeux sur une terre encore nue et l'herbe qui sentait l'hiver, une terre un peu trop sombre, pas la terre de Honfleur, une palette importée des paysages d'Egon Schiele, Roland sur l'estuaire peignait continental, j'y pense maintenant c'est drôle, c'est ce qui clochait dans la toile, alors que chez Vallotton pas du tout, un suisse ne fait pas l'autre mettons, tant mieux tant pis si je m'égare.
Le cerisier rhapsode, nous ramène aux fruits, abrite merles et tourterelles, s'étend sur Pâques aux coucous pullulant dans les fossés du bocage: viens je t'emmène.
Le cerisier était taillé comme de rigueur tout en hauteur, formant une manière de grosse poire blanche. J'ai appris récemment que cette taille était de tradition dans la vallée de Seine, où fleurissaient jadis bien plus de cerisiers sur les routes des fruits , et que cette taille réclamait des cueilleurs habiles qu'on payait bon prix car ils savaient comment poser leurs échelles étroites sans casser les branches. Les meilleurs froissaient à peine les feuillages.
Le cerisier rhapsodique trônait sur la pelouse du haut, la seule où il fît un peu frais lorsque par accident, Honfleur en août avait ses chaleurs. Sous son ombre, bonne-maman et ses filles, les gendres, les petits enfants que nous étions, assis sagement sur ces chaises de tubulures que l'on avait tendues de cordons de plastique, et nous pincions nos cuisses à cette étrange trame qui nous dessinait des bourrelets même si, ces années-là, nous étions maigres comme carême.
Les cerises, on les mangeait fin juin, début juillet, sans nous donc le plus souvent, pas encore en vacances. Début juillet plutôt, c'était une variété tardive, des bigarreaux Napoléon à ce qu'il me semble, des cerises aux teintes bifides, qui m'évoquent aujourd'hui celles des coupes vanille fraise des glaces Frigécrème d'alors. Les merles, les étourneaux, les grives étaient chargés de tous les maux, dévoreurs de cerises, sans cerises pas de gâteaux, si pas de cerises, à défaut, des pruneaux dans le clafoutis -nous faisions fi des pruneaux. Le père au printemps braconnait les oiseaux pilleurs, et nous mangions avec délices les tourterelles : il avait tué les prédateurs des cerises qui nous revenaient, il sauvait les fruits innocents, tu t'en souviens nous en croquions nous aimions ça intensément ces odeurs de petit gibier, leur chair brune violacée (lui rêvait de pigeons au chou, son seul rêve nous écœurait, nous n'aimions pas le chou). Nous étions sous cet aspect -cet aspect seulement- les enfants de l'ogre, et certes nous avions la canine aiguë, mais c'est de l'incisive que nous mordions dans la pulpe pâle des cerises, quand par chance il en restait.
Le cerisier tu as dû le revoir l'automne dernier, quand Philippe pour tes cinquante ans, a réservé une chambre à Honfleur dans la maison qui fut -certes fugacement- ta première maison, la maison des grands parents restaurée magnifiquement pour des chambres d'hôtes luxueuses. Ce fut ton dernier anniversaire, je sais que tu le savais, même si tu ne me l'as pas dit. Nous avons marché sur la jetée comme nous le faisions jadis, nous avons raillé les statues du "jardin des célébrités" -enfants, là s'étendait un marais jusqu'à la plage du Butin, la plage pas jolie, la plage dangereuse où des mines longtemps sont restées tapies dans le sable, la plage aujourd'hui simplement polluée. Tu as expliqué la promenade et notre ennui d'enfants à Bastien et Thalie.
Du cerisier tu n'as rien dit. Peut-être a-t-il été coupé.

lundi 8 juin 2015

Je te survis

C'est ainsi je te survis c'est ainsi c'est si imprévu que je dure, moi qui n'ai jamais rien construit, moi qui n'ai jamais rien prévu, moi qui n'ai ni procréé ni trouvé l'être aimable, l'être aimé, qui n'ai jamais vécu qu'en amateur, moi qui suis par mégarde, qui te survis par erreur, me voilà stupide de ton absence, toi qui fus si solide, si consistante, si constante, si tenace. Je ne veux pas retrouver les catégories du père qui t'avait adjugé le mérite quand il m'assignait la facilité du don, ce poison-là, non. Mais je reste pantois d'être-là quand tu n'es plus. Jamais, avant que tu ne me préviennes -tu me prévins très tôt, je n'ai pu que te croire- jamais je n'avais envisagé te perdre, et c'était doux pour moi t'imaginer me survivant, c'était naturel, c'était l'ordre des choses dans ma petite cervelle de dilettante de l'existence. Je te survis c'est ainsi, ça n'a pas de sens, je suis un vieillard qui danse sur un air qu'il ne connait pas.

jeudi 4 juin 2015

Mitoyenne

Il fallut des années pour comprendre la stratégie des chambres, toi mitoyenne forcée d'entendre -cloison de papier, tête à tête contrainte et forcée- le refus de maman les érections du père s'acharnant dans la pulsion, tout ce que j'ignorais puisque repoussé par sa pulsion-même, je dormais dans la chambre à l'opposé du palier, la chambre lointaine qu'il m'avait assignée. Ce furent des années étranges, ce furent des années toxiques, géométriques, horizontales verticales, étage chambres escalier, il avait tout calculé pour et cela fut. 
Le père se couchait tôt, nous racontait au lit une histoire qu'il traduisait de l'anglais, il y était question de gnomes et de séquoias. En bas, très loin, tout bas, maman regardait seule la télévision, jusqu'à piège d'heure, extinction des programmes. Il me chassait du lit, te gardait après nous avoir expliqué que maman était compliquée, que maman était malade, frigide il disait, je n'avais pas dix ans tu n'en avais pas huit. Il me chassait pour te garder et longtemps je me suis demandé pourquoi, ce que j'avais de repoussant. Je ne savais pas, je ne comprenais pas, je n'avais pas dix ans, tu n'en avais pas huit, je ne savais pas la chance que j'avais, à quel point ne pas être aimé c'est une chance quand l'amour est porté par lui. Le champ libre il te caressait, te berçait, se branlait, jouissait sur ton sommeil, puis il te portait dans ton lit où tu te réveillais -tu me l'as raconté trente ans après-, ta culotte trempée de son sperme te réveillait. Tu entendais maman monter, tu aurais voulu lui parler, tout lui raconter, mais il t'avait prise dans la nasse des secrets: tu ne pouvais trahir -les secrets il faut les crever avant qu'ils vous crèvent- tu aurais voulu lui parler tout lui raconter, mais tu savais aussi maman soulagée de se coucher dans le sommeil repu du père, sans qu'il l'assaille ni l'insulte, puisqu'il s'était vidé sur toi. Alors tu n'as jamais rien dit, alors tout a recommencé. Villepreux, pendant douze années.

Mitoyens

Parler de Villepreux, tu sais, tu te doutes bien, c'est revenir aux douze années constitutives de ce nous que ta mort a dissous. De 69 à 81, entre de Gaulle et Mitterrand pour faire court et faux et what's the fuck, pendant douze ans de notre enfance jusqu'à mon bac, nous avons habité la maison mitoyenne, 8 rue du ruisseau Saint Prix, et ces années furent interminablement courtes, et ces années nous fondèrent et nous fêlèrent et nous fédérèrent, et comme la maison mitoyenne, siamois, nous nous sommes adossés, et bifides, nous avons fait face. Tant que nous fûmes côte à côte, dos à dos, main dans la main qu'importe: ensemble tu ne craignais rien. Ce nous dont je parle, qui nous fit partager voitures et poupées, qui nous fit oublier les postures, les genres, ce nous j'en ignorais la cause, mais d'évidence le gros bébé s'était mué en petite fille aux cheveux courts dressés d'épis, et sœur elle m'était proche et c'était bien et c'était toi et c'était tout.

mercredi 3 juin 2015

Sable de Pen-Bron

Nous étions si petits que je ne sais même pas si tu t'en souviendrais ou non, de ces jours-là de traversée où nous luisions dans nos cirés bretons fiers comme sont enfants de briller au soleil et frémir sous l'écume. Nous prenions la vedette pour aller à Pen-Bron, une croisière de cinq minutes, une carrière de marin breton à l'échelle de nos trois-quatre ans , nous allions avec maman qui tricotait l'aventure voir Sœur Marie-René -pour nous c'était tante Fanchette- infirmière au sanatorium -plus tard, on parlerait de centre hélio-marin, les mots changent, pas la pierre grise. C'était je crois le premier bateau sous nos pas mal assurés, c'étaient je crois nos premiers cirés.
Le sable de Pen-Bron, cela tu ne peux pas ne pas t'en souvenir, nous y sommes si souvent retournés, c'était un sable d'une finesse de farine, sable de dune, d'imparfait tombolo qui s'envolait en tourbillons blancs dès qu'un peu de vent se levait. Quelques chardons bleus y poussaient, et cette plante aux fleurs vieil or qui sentait fort le curry était trop rare pour le fixer. Un lapin y titubait comme ivre, tremblant, les yeux gonflés, zigzaguant à l'aveugle -aveugle il l'était ou presque. Ce jour-là j'ai appris le mot myxomatose qui ne m'a jusqu'aujourd'hui été d'aucune utilité, qui ne nous a pas consolés de savoir le lapin malade et pas soigné, si près d'un hôpital et de ses infirmières.

jeudi 28 mai 2015

Ta naissance à Honfleur

L'été 64, je me suis cassé la clavicule à Honfleur, où maman t'attendait, on dit que sautant du banc de cocher qui se trouvait dans l'entrée, je serais tombé sur la béquille de grand-père, c'est bien possible, je ne me souviens pas, j'avais dix-huit mois. Tu n'étais pas née, tu n'allais pas tarder, tu tardais pourtant, c'était bien chiant la clavicule fracturée de l’aîné qui n'avait pas deux ans. Pour maman, il fut lourd cet été, lourd de toi, très gros bébé pas pressé de naître -quinze jours de retard, se faire désirer- lourd de son enfant plâtré à qui il fallut trouver une baby-sitter, une jeune fille au pair qui l'aille promener: déséquilibré je ne pouvais plus marcher. Je ne me souviens de rien de cet été là, je ne me souviens pas de toi qui naquis en retard en septembre, ni de la jeune fille qui me poussa jusqu'au bois s'y faire trousser par son gars et qui m'oublia là - angoisse quand on me chercha, émotion lorsqu'on me retrouva, de colère on la congédia (on, bien-sûr, c'est le grand-père). Une autre, un peu plus tard me mena jusqu'à l'hôpital te voir, c'était le vieil hôpital de brique, de silex et de craie. Tu fus ce gros bébé dans les bras de maman et dès lors, deux nous fûmes, pour elle deux poids pour sûr, le très gros bébé pas pressé de naître, et le garçonnet boitant de l'épaule. C'est ainsi, de ce poids commun sur terre, que se dessina l'être-ensemble, la joie d'être ton frère: Que ce gros bébé me soit tout sourire, qu'il me dévoue ses premiers pas, qu'il m'appelle de ses premiers mots, la dernière syllabe de mon prénom bissée. Je te fus nécessaire, tu me l'es et tu manques.

lundi 25 mai 2015

Ton nom sur la pierre

Philippe est allé voir ta tombe. Nous n'avions pas eu ce courage quand les pompes funèbres avaient téléphoné pour lui dire que la dalle était posée, pas eu le courage d'aller retirer les fleurs fanées, les rubans blancs mouillés sous le ciel de plomb de Vannes début mai. Un ami s'en est chargé, pétales tombés, tiges rouies, couronnes réduites à leurs trames. Alors Philippe a pu y aller, avec Corinne, jeudi de l'Ascension. La pierre est un peu sombre, mais il n'y avait pas plus clair, j'ai bien choisi, c'est sobre, il a porté des fleurs qui tiendront jusqu'à octobre, mais il s'étonne que sur la lame il n'y ait que ton nom de femme, son nom de fait et pas le mien. Pas de Flavie Dalifard née Chesnais ni de Flavie Chesnais épouse Dalifard, juste ton nom suivi des dates: Flavie Dalifard, 1964-2015. Avais-je choisi l'inscription, choisi d'effacer le nom qui fut le tien, ce nom qui me demeure? Non, ce qui est gravé là n'a pas posé question, ce qui est inscrit est allé sans dire, et Corinne, notre cousine de même nom, l'a rassuré: ce n'était pas plus mal, c'est un nom lourd à porter que celui du père, c'est un nom qui nous a fait mal, c'est le nom de qui t'a blessé, plus le tien, pas celui de tes enfants. Pas plus mal sans doute, Corinne a raison.

dimanche 17 mai 2015

Rue des coquillages

Je reviendrai au Croisic, cet été, ou un autre, retrouver la lumière. Tu m'as dit avant de mourir que le Croisic avait changé, comme tous les lieux changent, à notre âge on tend à croire que ce n'est pas en bien. La presqu’île lotie, un continuum urbain, du rêve balnéaire, pas en bien non, qui dirait le contraire? La Pointe couverte de villas bretonnes, pas surprenant, de fait on le sentait venir, et chaque année la lande rétrécissait, chaque année déjà les maisons inutiles et les fièvres immobilières. Tu as ces derniers mois revu le Croisic par deux fois, revu la maison -ne pas s'arrêter- fait le tour de la Pointe -ne pas reconnaître. Par deux fois, seule ou avec Philippe, tu as repris le chemin des vacances et de l'enfance, et c'était courageux de leur confronter le présent, et peut-être c'était amer, ce pèlerinage improvisé quand on sait ses jours comptés, mais ce n'est pas ainsi que tu m'en as parlé. Tu n'avais plus le temps pour la nostalgie, et jamais eu le goût de la facilité: tu m'as donné les clés, tu m'as dit où aller pour retrouver ce qui peut l'être. Voir s'ouvrir le Traict depuis le Mont-Esprit, prendre la rue des coquillages, regarder le sable et les barges, se rappeler la pêche aux coques et les pas enfoncés dans le sable mou de Pen-Bron. 
Je reviendrai te retrouver rue des coquillages, où rien m'as-tu dit n'a changé, s'asseoir sur le petit bout de plage -dire plage c'est beaucoup l'honorer ce bout perdu de rivage aux coquilles brisées, aux herses rouillées, aux épaves- prendre le risque du coltard et se faire goudronner le derrière ou les pieds, s'offrir l'averse de lumière qui souvent nous a bouleversés, te pleurer ma sœur et demeurer par-là ton frère.

vendredi 15 mai 2015

Ce que boiter veut dire

Aux Sablons, à Provins, il y avait tout un monde, qu'il est lointain ce monde, qu'il est ancien ce monde, il approche ton âge. C'était en 67 et nous étions enfants, j'allais seul à l'école dans un petit couvent, tu étais trop petite, j'allais seul à l'école en traversant la cour qui sentait les latrines. Je savais déjà lire, et ce couvent a décidé que j'écrirais de la main gauche au stylo bille d'une écriture dévoyée mais qu'importe, j'avais forcé le père à m'apprendre les lettres, il ne serait pas dit qu'on me raconte des histoires sans que j'en sois le maître.
Aux Sablons, à Provins, la voisine, Madame Gomis -ça revient, tu vois, ça revient- habitait un escalier plus loin. Je crois me souvenir d'un mari boulanger -tout ne me revient pas, forcément, le passé criblé- mais je me souviens de sa douleur -peut-être pas toi, tu étais si petite- son petit-fils mort, de ce mot dont j'ignorais tout, mort en Saint disait-elle, leucémie pleurait-elle, à l'âge qui bientôt allait être le nôtre.
Aux Sablons, à Provins, tu te mis à boiter si spectaculairement qu'on appela le médecin de la garnison dont le nom nous faisait rire. Le Docteur Poireau mesura tes hanches et ne comprit pas. Tu boitas donc près d'un an, tu boitas en jouant dans la tente que nous dressions sur la pelouse -tabourets manches à balais et couvertures militaires pour bédouins miniatures. Il y avait deux petites filles dont je ne me souviens que des diminutifs, il y avait Bouboute et Nanouche, leur mère pied-noir et leur père amputé, le crâne rasé, les prothèses rangées dans le porte-parapluie. Tout un monde militaire. Tu boitas comme leur père, près d'un an, et le Docteur Poireau finit par le comprendre, mais je crains aujourd'hui qu'il n'ait pas tout compris et que ta boiterie si je sais bien la lire, n'était pas tant l'imitation de celui qui jeune avait sauté sur une mine, mais le signe alors illisible de l'assaut du père sur toi, au point qu'il te fallut un an -tu n'en avais que trois- pour remarcher droit.

mardi 12 mai 2015

Bouchée à la reine

Nous avons connu, enfants, la vie de garnison, enfin, un peu connu. Mulhouse nous ne savions pas bien, Provins t'en souviens-tu? L'appartement des Sablons, le 9ème Hussards à Sourdun, comme c'est loin le père maigre et militaire à la tête des E.B.R. en rangs pour la parade du 14 juillet, le mess des officiers où nous avons bu nos premiers cocas à ce bar où grimper sur les tabourets c'était tout une affaire, tout une fierté. Mais pour toi le comble du plaisir, c'était lorsqu'au déjeuner tu pouvais commander une bouchée à la reine. C'est drôle, ça ne te ressemble pas, cette gourmandise pour cette fadeur-là, ces champignons, la béchamel, mais aucun doute en moi, tu avais quatre ans et tu préférais les bouchées à la reine, pour le nom peut-être? Dans le salon des officiers, des trophées, des tableaux, une selle de dromadaire qui nous fascinait. Je ne sais plus si nous avions le droit, mais je crois l'avoir chevauchée, et tu n'es plus là pour que je puisse m'en assurer auprès de toi. C'est aussi ça ta mort: me voici seul face à ces manques, maître de notre enfance criblée par ces trous de mémoire; moi, j'étais tout près d'oublier. Mais il faut raconter, tu l'a voulu je te le dois; tu vois, une selle de dromadaire et me voilà désarçonné.