Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 15 mai 2013

Paraphrase de du Bellay

Heureux celui qui peut vivre parmi les siens, et qui, sans rêver sa vie, sans crainte, sans envie, sans ambition, habite sa maison. Celui-là n'est pas hanté par le profit ni la conquête, celui-là aime sans intéressement, désire sans passion, jouit de ce qu'il a, de ce qu'il est. Il ne s'aigrit pas des manœuvres des autres, et fonde en lui seul son propre espoir, il est à lui-même son propre monarque, et ne reconnaît pour maître que lui-même. Il ne s'épuise pas dans l'exil, ne s’abîme pas dans la servitude, et se contente de sa propre richesse.

dimanche 12 mai 2013

Music for a while

La pianiste jouait pour les pauvres, dans la salle du réfectoire. Du Bach et du Chopin. Ceux pour qui elle joue pleurent, même ceux qui ne se souviennent de rien, même ceux qui n'ont plus de tête, plus de voix plus rien, ceux qui se frappent dans les couloirs et ceux qui dorment à en oublier les repas. Un vieux lui dit viens dans ma chambre, tu verras c'est joli, j'ai des cahiers plein de chansons et des images de chiens. Des chansons c'est bien répond-elle, et il y a encore du piano dans le rire du vieux.

samedi 11 mai 2013

La dame de Monterfil (Récit bref)

J'étais passé par Monterfil, ses maisons de schiste violet, dans la boue d'une déviation. J'apportais de l'herbe pour la nausée de la sœur, et quand j'ai expliqué mon retard, la mère s'est exclamée: "La dame de Monterfil!" (c'était le temps où elle pouvait encore s'exclamer). Quoi, la dame de Monterfil? Eh bien c'était un homme. Un homme qui se croyait femme, et qui ne se découvrit homme que lorsque les gendarmes vinrent le chercher lors de la mobilisation de 1914. La dame de Monterfil était donc un homme et comme tel mourut à la guerre, dans la boue d'un uniforme et le deuil impossible de ses robes.

samedi 4 mai 2013

Quant au vieil âge de ma mère, 3

Tu n'étais plus en réanimation, et lorsque j'ai trouvé ta chambre dans le service de pneumologie, tu m'as regardé, hagarde, et j'ai entendu les machines biper et les gargouillements de tes glaires dans les tuyaux.Je t'ai donné l'ardoise magique qui me rappelle toujours Georges Perros, et trois fois tu as écrit "enfer". Tu m'as écrit de m'en aller, tu étais trop épuisée. Je me suis assis dehors, sur les marches du bâtiment et j'ai pleuré sans pouvoir m'arrêter. Les gens entraient et sortaient en détournant le regard, par crainte de la contagion, sans doute.

Saint Mathurin à la Mailleraye (vue sur Seine)

Des manèges bouchaient la vue sur le méandre, et entre les attractions bâchées,des jeunes par grappes, des filles qui s’entraînaient au twirling bâton pendant que des garçons leur volaient des baisers. Quelques uns, coiffés comme des footballeurs, frissonnaient sous leurs survêtements à bandes dorées et affectaient des pauses d'affranchis en allumant des cigarettes sous le vent. Par trois fois, surgissant d'entre les camions, un bateau a surgi qui semblait fondre sur le quai, mais passait au ras de la berge dans un grondement tranquille. La fille au maillot rose a lâché son bâton pour se blottir contre le mec siglé Adidas et soudain il a fait moins froid dans la nuit tombante.

jeudi 2 mai 2013

L'impardonné

L'enfant roux guettait ses sœurs depuis les branches du marronnier et les bombardait de bogues quand elles venaient à sortir. L'une d'elles, plus rousse encore, rentrait en pleurant se plaindre à la mère qui sommait son cadet de descendre, et infligeait la punition. Tu as toujours eu le cul rouge, qu'il s'agisse des fessées de ton tromblon de mère, ou des brûlures que t'infligeait l’abbé qui tenait lieu de maître d'école et qui te faisait asseoir sur le poêle. Fesses en feu et cheveux roux, te consumant d'une rancune inépuisable, fesses rouges et cheveux de flammes, c'est à ce titre qu'il faudrait te pardonner la violence et l'inceste et le sang et le sperme. Mais à seulement y penser ma main se serre sur la première pierre du chemin.

mercredi 1 mai 2013

Couteau

Il fouille le ventre des femmes, cherche trace de sa naissance, soupçonne le vide au-delà du gant de chair que son impatience déchire. Qu’elle gise ou geigne, il cure de ses cartilages le creux intolérable, et la laissera morte, pantelant d’une violence fichée là comme le drapeau d’une nation sans merci.

mardi 30 avril 2013

Fonds de culotte

C’est la peur qui les fait jouir, c’est ça le grand secret. Je les flaire, je les connais, seule la peur les fait bander. Ils veulent des geôles, des uniformes, des pauvres en haillons, des victimes innocentes. Ils veulent des coupables noirs comme la suie, ils veulent des enfants de Marie dans un halo bleu pâle, sans désirs, sans sexe. Ils ont des rêves de petits garçons diabétiques, d’obèses en culottes courtes, ils votent des crédits pour un autre porte-avion, ils rient des jupons du ministre. L’an prochain, ils commanderont un sous-marin, si la crise leur en laisse les moyens. Ils hument la queue des arabes, ils frémissent au spectacle des nègres, s’affligent du mariage des pédés, y voient la fin de leur race, pure, forcément pure. Et, dans le ciel de leur bêtise, ils déploient en pleurant un cœur vendéen rouge.

lundi 29 avril 2013

Trappeur d'enfance

Je voulais juste partager le soleil de mon ventre, l’échanger contre des peaux et des fourrures, passer par la forêt broussailleux moi aussi. J’ai quitté les plaines, oublié jusqu’au nom des villes, aux couleurs des murs. On avait trop bercé mon enfance, mené dans trop d’églises adorer trop d’impostures. Je voulais me faire sauvage et manger la viande crue à même l'os du gibier, dormir à la fourche des arbres, m'allier aux loups, traquer les lynx, faire l'amour en passant. Des hivers interminables à tresser des mèches d'or, pour partir au dégel forcer des grottes et découvrir en leurs eaux noires des poissons aveugles. James Oliver Curwood, vous me vengiez des chloroses catholiques et des horizons bornés d'Europe. James Oliver Curwood, je n'ai pas mordu la chair crue des bêtes ni pêché le saumon des torrents à la façon des ours, mais je vous remercie des appétits que je vous dois.

Nous portons nos ombres

Survivre à l'enfant mort et le porter comme distraitement, ne jamais le montrer mais lui parler le soir quand tout est endormi et que seuls nous veillons et guettons les signes sous l'aile imbécile du monde. Ne pas s'attendrir, le tenir au courant, compter sur sa vigilance. Ne pas l'imaginer comme un pantin de chair, le sauver du gnan-gnan. Survivre à l'enfant mort et le porter au poing comme un oiseau nocturne, venger l'enfant mort en lui offrant des proies de choix, lui laisser se pousser les ongles pour que serres, elles paraphent l'air impur de ma vie d'homme mûr: rêves de chasses barbares de fauconnerie galante qui lacèrent ma léthargie d'épuisé. Que toujours l'enfant mort veille à mon qui-vive.

samedi 27 avril 2013

Paraphrase de Dryden

Puisse la musique, pour un instant, rien qu’un instant, chasser ta peine, t’apaiser jusqu’à la surprise, toi qui méprisais les plaisirs et qu’Alecto stupéfia en délivrant les morts de leurs chaînes, tandis que pleuvaient les serpents de sa tête, que le fouet lui tombait des mains.

Patience des vieux

Ce ne serait rien, des couloirs aux tons pastels avec des dessertes à chaque extrémité, sur lesquelles sont déposées des bouquets de fleurs, des romans sentimentaux, des biographies de grands hommes de la librairie Perrin. Une télévision allumée la tête d’un animateur aux cheveux rares et arrangés qui lit ses fiches et pose des questions savantes, cet homme toujours cravaté qui répond toujours juste à trop haute voix, qui tente l’impossible dialogue avec l’écran, mais ne parle guère aux autres que sa science intimide. Vous portez des noms qui reviendront à la mode, et certaines d’entre vous dansent entre elles certains dimanches à l’heure du thé. Vous payez cher la baignoire abaissée, le lit à télécommande, le fauteuil percé d’un pot. Vous attendez le week-end, où la fille viendra avec du linge propre, où le fils enverra des fleurs qui ne tiendront pas dans les vases, et le petit carton agrafé au bouquet, même pas de sa main. Le fils n’a jamais le temps, il faut lui pardonner, vous trouvez, dans le fatras de vos idées confuses, dans ce temps cotonneux qui est le vôtre, toutes les excuses pour l’absent. Et la fille repart avec le sac de linge sale, qui reviendra la semaine prochaine, elle, régulière et lasse, avec sur le visage l’expression de son effort.

jeudi 25 avril 2013

Napoli-Cagliari 3-2

Alors tu as surgi sur le balcon et ton cri m'a figé dans la rue. "Due, due!" répétais-tu, et avec toi la clameur du quartier. Tu étais jeune et beau, tu portais cette crête au sommet du crâne qu'arborent toutes des idoles qu'on subit dans tous les restaurants, et qui stupéfient la course des serveurs. Frénétique dans ton maillot bleu, tu hurlais "due due!" en secouant la rambarde, exultant d'un bonheur dont je ne comprends rien.

Chaud et froid

Brandon est né des suites du feu de Saint-Clair, comme il se doit. Le feu de Saint-Clair est utile en cela qu’il est un des rares moyens de savoir si l’année en cours va ou non déboucher sur une guerre : au sommet du bûcher, en juillet, on place une croix. Si elle brûle, ce sera la guerre. Si elle tombe, on est tranquille pour une année. Les gens sont formels, elle a brûlé en 14, elle a brûlé en 39, ils ne se souviennent plus pour les guerres coloniales. Sinon, c’est comme le feu de la Saint Jean, des histoires d’été, de nuits qui tardent, d’enfants sur les épaules de leur père pour mieux voir le feu, qui s’endorment pendant que chacun va retirer un brandon du bûcher qui protégera le foyer des foudres et des flammes le restant de l'année ; des jeunes qui fument et qui s’emmerdent, les garçons la tête perdue dans leur sweat à capuche, les filles aux tenues courtes comme la nuit, qui savent bien qu’elles vont avoir froid comme ça, qu’ici ce n’est pas la Provence, que si on dit sortir à la fraîche ce n’est pas pour rien, il est joli le mot, mais l’humidité les percera vite, et elles chercheront un gars dans un sweat à capuche, un gars pour les réchauffer, pour les sauver de la mucreur. Ici les filles ne brûlent pas, jamais, même pas les années où la croix de Saint-Clair brûle, ici, les filles vont voir les gars parce qu’elles ont froid, ici les gars ne draguent pas, ils attendent qu’elles aient trop froid. Brandon est né de ces frottements-là, d’une fille froide et d’un mec à capuche, qui avait une voiture, et dans le coffre un brandon éteint.

mercredi 24 avril 2013

Circumvesuviana

La vieille gitane au foulard fleuri débordait de son siège. Sa fille dont le visage de bronze se plissait d'un sourire, admirait son enfant qui mendiait dans le train où les touristes serraient leurs sacs. Puis, à cinq stations de Pompéi, elle s'est mise à pleurer, essuyant ses larmes avec une serviette de papier orange. Elle a gémi longuement, s'est levée, et la vieille à sa suite, entraînant l'enfant vers la sortie à trois stations de Pompéi. Ce qu'elle pleurait, nulle idée.

lundi 15 avril 2013

Villepreux, 2 (Upper-middle class, mettons.)

C’étaient déjà les Yvelines mais demeurait le vieux nom de Seine et Oise sur maints panneaux ; on parlait encore le plus souvent en anciens francs. Le village avait doublé avec la construction de pavillons à l’anglaise, accolés les uns aux autres, mitoyens par le garage. On se saluait par dessus la haie, on était forcés de s’entendre, et de fait on s’entendait, fondus dans l’homogénéité de la classe moyenne, blanche, où les pères étaient dessinateurs industriels et dont les mères organisaient l’après-midi des réunions Tupperweare lorsque les enfants étaient à l’école (Jean Rostand pour les garçons, Marie Curie pour les filles). Les placards étaient donc pleins de boites indispensables, salières étanches bleu pastel, mélangeurs de vinaigrettes dotés d’une hélice en plastique qui interdisait qu’on puisse douter du progrès. On votait à gauche, mais pas communiste, on avait une MJC où des réfugiés chiliens animaient des ateliers d’émaux, un théâtre plein d’illusions nationales populaires, un stade Salvador Allende, un collège Léon Blum. Le père, de droite, s’agaçait de ces noms. Restaient quelques champs au milieu des lotissements, quelques grands domaines dans cet espace mité, confins d’un continuum urbain aujourd’hui accompli. Haies de troènes, haies de thuyas, intimité toujours incertaine contrôle collectif de l’espace urbain, rues limitées à 45 à l’heure: les enfants pouvaient faire du vélo, aller en classe à vélo, au catéchisme à vélo, aucun danger vraiment, on savait toujours où ils se trouvaient. Les courses au Nova, la laideur des arcades du petit centre commercial, la laideur de l’église séparée de son clocher qu’on appelait beffroi pour légitimer l’aberration de son architecture : Tout s’inscrivait dans la fausse sécurité proprette d’une modernité médiocre.

Cabotage 2

Hachis de rides sur le sucre des vases où chient des vers impénétrables, un jour se leva de nouveau et moi plus rien à dire. Les tadornes cinglent le ciel et les clochers s'alignent dans une illusion d'équilibre. Si se repérer c'est regarder la côte, rameurs de Kirkegaard, nous jouissons des sillages, tournant le dos à l'avenir pour lequel nous tendons nos muscles que fouettent nos démons.

dimanche 14 avril 2013

Accepter la pluie

Je me suis refermé comme la mer, j’ai joint les deux lèvres de la blessure, j’ai attendu d’avoir moins mal, c’était l’hiver sur le Havre, la tempête balayait la place de l’Hôtel de Ville, je raconte toujours la même histoire d’abandon, frère d’Ariane empêtré dans son fil et qui trébuchant décide qu’à buter sur sa vie il danse. Ce visage en allé sur les rides de flaques il fallait l’aggraver à coups de pieds rageurs. Il faudra des mois pour reprendre mine, retrouver goût à regarder. Il faudra des années, d’autres rides sans reflet pour tendre vers l’autre de toutes ses fibres, et l’ayant atteint, reposer enfin, et regarder les nuages avec lui, accepter la pluie.

Le bain de la princesse d'Egypte

Faire un sac de la peau tombée de ton sein, mère, y jeter des rires d’enfant, la rame cassée de la barque, les roseaux mal liés, les cris et l’écorchure, la main droite inutile, l’épaule qui me fit boiter, nouer en besace cette théorie morte, la jeter dans le fleuve dont les eaux ne disent rien que la pente et rester sur la berge à guetter un panier qui flotte, qu’espère une princesse au ventre creux, au sexe sans espoir.

Gravir les collines

Digues rompues, par la ville noire on voit des corps flotter, des courants indécis qui tourbillonnent, et nos regards à leur tour s’affolent. La mer a-t-elle tout emporté de la plage et du port, des bateaux et des galets, jusqu'aux immeubles de son front ? Rats glabres chassés des conduits modernes, nous remontons essoufflés les collines, gras d'huile de palme hydrogénée. Notre cœur n'y tiendra pas, qui bat contemplant le mascaret remonter l'estuaire, déborder les méandres, noyer la centrale, engloutir les troupeaux. S'effondre le clocher de Notre-dame-de-Bon-Port, s’affalent par pans les vieilles falaises ravinées qui se déchirent à travers bois de valleuses insoupçonnées. Les haubans des ponts sont tombés les premiers : les rives désormais s'ignorent. Quand l'eau se retirera, si elle se retire, nous descendrons des points de vue et chercherons dans les gravats les corps des êtres aimés, que d'autres rats auront dévorés.

dimanche 10 février 2013

Onzième nocturne à l'ange

Nous sommes silencieux nous les isolés de l’obscur à guetter les signes voir trembler les étoiles dans l’eau glauque des mares et l’âme absinthe de la lune Anxieux nous sommes au rendez-vous de l’ange qui tarde, cavalier de nos songes verts et nous dormons lorsqu’il survient incendiant les buissons sans la moindre lumière et nous nous réveillons sous une aube de cendres.

samedi 2 février 2013

L'impondérable

De ce poids-là que je comprends, les pierres de vos poches. Le tissu tendu pour tendre vers le bas, que ce qui pèse l'emporte sur le pauvre instinct d'émerger. Vos cheveux dans l'eau, le chignon défait enfin le chignon défait qui vous délivre et et le courant dans vos cheveux pour dessiner d'autres figures, soit. L'âge venant, le poids des choses et la fatigue je les comprends et marcher dans la vase je sais quel effort le corps consent pour en être quitte. Devenir enfin l'indifférence de la rivière, peser plus qu'il ne faut pour toucher le fond, se fondre, chignon défait, dans des remous qui ne signifient rien.

samedi 26 janvier 2013

La vue basse

Qui ne le sent pas monter, à lui seul il est trois petits singes et l'étoupé. Qui n'entend pas sa mère étouffer sous son masque, qui ne se lève pas pour apaiser l'angoisse et desserrer l'étau ne mérite pas le sommeil. Qui ne voit pas son ombre progresser sous ses pas ne peut marcher sous le soleil. Qui ne la sent pas s'étirer au fil des heures pour se fondre dans la nuit, s'ignore et nous insulte.

jeudi 24 janvier 2013

John est mort

Mick m'écrit que John est mort, je le crois, je m'y attendais. John sidéen depuis vingt ans, a trompé la mort trente fois au moins mais le voilà mort, qui n'est pas mort du SIDA... Crises cardiaques répétées, son cœur à bout, angioplastie, ses artères ravagées par les trithérapies. Vingt ans de molécules incertaines, raisons de sa survie, ont causé sa mort. Mick m'écrit que tout fut digne. J'espère que la mort fut douce. Je ne sais ce que ça signifie, je comprends même que ça ne veut rien dire, espérer quand tout est accompli. La douceur de la mort, fantasme de vivant. John est mort. Je réponds à Mick trois lignes dans un mauvais anglais, je peine à dire, je suis triste comme un vendredi saint, je suis con comme un vendredi treize. John est mort, mardi dix. Je l'apprends ce matin sous un ciel hébété.

Lenteur des steppes

La moto fumait plus bleu que les gitanes de ma mère, et qui l’aurait volée ne serait pas allé loin. Elle leur restait donc, on la leur rapportait même, les soirs où le père était trop bourré pour rentrer avec, trop bourré même pour se rappeler où il l’avait laissée. Ils traversaient sans regarder le passage à niveau, mais aucun risque, aucun vertige : les trains étaient rares par la plaine, un seul s’arrêtait à la gare, les vieilles elles préféraient prendre le car cacochyme qui fumait plus noir que la moto ne fumait bleu. Elles l’avaient attendu des heures, c’était un temps où tout prenait des heures, ce n’était pas la fin de l’histoire, non, puisque rien, jamais, n’avait commencé, on savait bien qu’au delà de l’horizon, c’était encore la plaine, on avait la sagesse de ne pas aller vérifier. Tout était patience, jusqu’au cours de la rivière, au sourire des filles. Ce n’était pas l’ennui non plus : le désir trouvait sa solution. Allongés la nuit sur le bord du chemin ils écoutaient les peupliers bruisser, le long de la rivière ils regardaient l’eau fuir comme l’amour. Mélancolie kirghize.

mardi 15 janvier 2013

Serre-livres

Il fut un temps quelque temps pas longtemps temps de jeunesse, moment d'enfance où nous espérions. Il fut un temps quelque temps pas longtemps dans l'allégresse de l'ignorance, fous nous avions confiance. Qu'avons-nous perdu dans le temps gaspillé et la lumière éteinte? Cette photographie déteinte et nos souvenirs détrempés Voilà ce qui demeure et qu'il faudrait chérir pour le temps qu'il nous reste. Ce temps qui fut, ce temps fut, oh qu'il fut bon ce temps qui fut, il y a longtemps de cela et plus une photo qui reste, il a plu sur le carton du temps perdu. Gestes ensoleillés et maillot de bain rouge - ce qu'il reste il faut fouiller, les sables des plages différents sous le pied, le gros grain de Port-Lin je m'en souviens dans les sandales, ce qu'il reste il faut l'arracher aux sables (sable plus fin à Valentin, les enfants y font des pâtés). Ce temps qui fut qui a fui oh qu'il fut bon ce temps le temps de l'innocence, de la confiance, des confidences. J'avais une photo mais elle fut inondée lors d'un dégât des eaux pour parler assurances, pleurer le temps perdu. Peaux de cuivre tannées, brûlées peaux pelantes, tignasses blondies par la mer, dentelles de sel sur le maillot de bain rouge sur la peau rouge et les yeux rouges après la nage, des écorchures sur les rochers, glissades estafilades éclaboussures, ce qu'il reste il faut l'arracher.

dimanche 28 octobre 2012

Memento 1 variante

Un an durant, tous les jours qu'il fit, nous avons joué au Monopoly. Il fallut plus d'un an à jouer tous les jours pour que je gagne une partie. Gagner c'était sans importance. On disait que tu avais de la chance. On ne savait pas, comme on sait aujourd'hui.

mercredi 17 octobre 2012

Memento 1

Un an durant, qu'il vente, pleuve, neige, chaque jour qui fut nous vit jouer au Monopoly. Tu gagnais tous les jours, il fallut plus d'un an c'est invraisemblable mais c'est vrai, pour qu'enfin je l'emporte et qu'importe, j'ai toujours été bon joueur, j'entends, jamais un gagnant, jamais un gagneur. Et de ce jour on ne joua plus. Ca ne rime à rien, ça ne rime à rien.

mercredi 5 septembre 2012

Souverains de la marée basse

Et tous deux accroupis ma sœur, les mares nous étaient mondes à notre échelle, crabes minuscules qui ne faisaient pas peur, crevettes translucides battant l’eau transparente, fuyant nos épuisettes maladroites. Forêts d’algues vertes, cascades de moules enchevêtrées, berniques cramponnées sur le flanc des rochers, une mer miniature, un vaste coquillage. Souverains de la marée basse, nous écrasions des moules pour les anémones que nous regardions absorber de leurs bras pourpres la chair déchirée, jaune, visqueuse. Et parfois, joyeusement, par justice, nous écrasions de nos sandales en plastique les anémones repues, avec un frisson de plaisir dégoûté.

dimanche 2 septembre 2012

Le vent d'été

Au bout du corridor, les chambres des enfants. Maison de bruit, de courants d’air, portes battues et courses de sandales. Une horde d’enfants qu’il fallait contenir, puisque c’était le temps des vacances communes, une théorie de cousins, de parents, une grand-mère levée tôt, des repas à heures fixes sur la table Henri II dont les rallonges semblaient n’avoir pas de limites. Il faudrait vous nommer, enfants, mais pour l’heure vous m’êtes masse indistincte, masse non, élan pur d’énergie, vous êtes les infatigables, ceux que rien ne crève, ni les agrès du club de gymnastique, ni les pêches dans les rochers, ni la nage dans l’eau froide pourvu que sous le parasol une mère attende, le panier plein de tranches de pain et de carrés de chocolat. Un temps d’avant l’individu, d’avant que ne poussent les seins aux filles, le duvet aux garçons. Un temps d’avant la fuite et les désirs, sous un soleil donné comme évidence. Vous me revenez, hordes d’enfants bronzés, cuivrés, roux, blonds, châtains au plus sombre, vous me revenez en courant, mais je n’ai pas le temps de vous saisir que déjà il ne reste plus de vous que le sable que vous rapportez, des traces de pas mouillés sur l’escalier de la cuisine, des draps de bains qui sèchent au nord, claquant au vent. On vous retrouve dans le jardin grillé par la mer, grimpant dans les cupressus, on entend vos cris surgir des fusains dorés que les tempêtes ont taillés, blottis derrière les murs de pierre, émergeant à peine, rusant pour malgré tout s’élever. Sous leur ombrage, chat perché et balle au chasseur. C’est un lieu où les ballons ne durent pas, où les volants échappent aux raquettes, et les cheveux aux peignes. Les courants d’air, le vent, la course des enfants.

mardi 5 juin 2012

dimanche

Il pleuvait sur les aubes et Brionne se grisait au porche de l'église et les pavés plus gris penchaient vers vers la rivière où passaient des cygnes plus blancs que les capelines des communiantes. Il pleuvait fin sur les étals au marché où la bruine faisait luire les légumes et les poissons rafraichis hors l’œil terne. Il pleuvait doux, il pleuvait dru, dimanche de juin, le marché, le crachin la mucreur, vivre sous le ciel gris debout sur le ciel bas.

mercredi 18 avril 2012

La peau des pauvres

Quelque chose dans le visage des gens m’a intimé ça : il faut que tu changes, il faut que tu changes, ces gens de la braderie ton manteau d’aujourd’hui ne saurait les couvrir ces gens qui aiment Johnny et qui boivent de la bière dans des gobelets de plastique rue Thiers ces gens qui n’ont la tête d’aucun métier ceux qu’on accuse de voter le Pen, ces gens qui ne votent pas, dont les dents de devant manquent, qui font beaucoup d’enfants sales qui courent en faux survêtements adidas, il faut pouvoir les dire il faut aller les voir manger avec eux pralins et chichis c’est à la braderie de Bernay c’est à la foire à Lieurey le 11 novembre, où l’on couronne le plus gros mangeur de harengs (parfois c’est le même homme qui, la semaine précédente, a remporté le prix du plus gros mangeur de tartes aux pommes à Cormeilles) mais en novembre ils portent des polaires et les mères obèses à la peau très blanche des caleçons d’il y a dix ans. c’est plus déprimant, la peau des pauvres qui déjà se prépare au froid. La très blanche peau des pauvres d'ici, les yeux très bleus un peu saignants sur les côtés: Ici quand on est pauvre, on vient toujours d'avoir pleuré.