Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 24 septembre 2010

Maurice

Vous embrasser, c’était une épreuve, les après-midi de vacances où nous vous visitions. Nous aimions bien Blanche, nous amusaient ses exclamations à notre coup de sonnette, nous l’entendions depuis derrière la porte, “A la bonne heure ! A la bonne heure ! ”, puis les baisers puis le jardin où couraient pour notre plaisir des poules naines et des coqs cayens. Elle vous appelait depuis le bas de l’escalier : “ Maurice ! Maurice ! ”, on vous entendait arriver, ça prenait très longtemps pour le temps de l’enfance, c’était vraiment trop long ces pas mesurés du Parkinson, le frottement de vos pantoufles à l’étage, sur le parquet ciré. Vous arriviez enfin, vous bredouilliez un bonjour qui se noyait dans la salive que vous ne conteniez plus. Vous embrasser bavant, c’était dégoûtant mais obligatoire. Nous étions des enfants dociles, nous embrassions donc, mais cruellement : à votre lenteur d’automate, à votre agonie sédimentée, nous opposions la légèreté d’Ariel, et vous n’aviez pas fini de tendre les lèvres que déjà nous courions hors de vous nous essuyer la joue d’un revers de la main, nous courions au jardin poursuivre les poules naines, les coqs cayens.

jeudi 23 septembre 2010

Programme

La mesure comble ne satisfait personne : il n’est que de vouloir. Ce que nous voulons n’est pas de l’ordre de la dose, ce que nous voulons n’est à l’aune de rien, ce que nous voulons c’est l’absolu même. Au-delà des besoins médiocres, des désirs de fraise, des arômes des marchands d’oublies, des sourires fêlés des candidats sur les placards. Remplir les creux n’a pas de sens, et la plénitude, c’est un bonheur de prud’homme, un fantasme pansu. Autant rêver de diabète gras pour les enfants creux de l’Afrique, autant militer pour les charités obscènes.
Ce que nous voulons ne peut pas se dire, un tel scandale écorche la bouche, ce que nous voulons excède le bon sens, ce que nous voulons passe les bornes : ce que nous voulons c’est l’absolu même, c’est la mesure brisée enfin.

mercredi 22 septembre 2010

Assassin

Puisque les ombres sont, il faut les obscurcir. Nous ne lirons rien dans les entrailles des bêtes, les cendres des bœufs resteront cendres au sens, et rien qui vaille dans les menstrues des vierges. Qui se tient dans les hoquets du monde, je le reconnais. Qui sait qu’il parle une langue étrangère je lui sais gré de son mystère.
Travaillons à la nuit. Toutes les histoires, tous les mensonges, affabulons. Tout est préférable à la vérité si elle prend le visage de dieu, ce profil, cette face de monnaie. Dieu n’a qu’un œil, qui ne nous regardera jamais.
Je choisis la tête coupée des pavots, je choisis la gorge saignante du gibier, la hampe du satyre. Je cours nu dans le pré de vos bergeries, et de mes pas nait le brouillard des énigmes. Compatissant, j’étrangle les vieillards et les petits enfants. Dans ma main palpite une pierre. Je reprends ma course sans rose, je n’oublie pas d’embrasser ma mère, à charge pour elle d’effacer les traces, laver le linge de mon crime.

mardi 21 septembre 2010

Cabotage

Preuve que quoi, preuve que rien mais machinaux, nous marchons sans penser au fil qui relie nos pas, la rose tatouée dans nos mains désigne un nord hypothétique, et le désir nous fatigue au point que nous dormons sans le nommer. La preuve en est que rien ne s’envisage mais l’aveuglement où nous progressons. Rameurs de Kierkegaard, au ciel de lait nous ne déchiffrons rien (et qui déchiffre celui-là ment).
Nous reste la nostalgie du sillage : vieillards nous savons lire toutes les cicatrices. Preuve que quoi ? qu’en nous sont mortes jusqu’à nos souffrances, que nos chairs se sont refermées sur nos nerfs rompus, qu’on n’est jamais que raccommodés.
Reste alors à sauter le pas. L’autre bord ? Rien n’est sûr, c’est déjà ça, rien de sûr sinon que rien ne reviendra, sans retour sauter le pas. Preuve que quoi ? Preuve que rien.

lundi 20 septembre 2010

Asile

Vieilles doudounes, pulls acryliques, pardessus de couleur incertaine, si elle vivait encore, Denise, elle vous dirait couverts comme des oignons, elle vous offrirait du bouillon, Denise, elle se moquerait gentiment à vous voir maladroits de toutes vos frusques superposées. Elle ne comprendrait pas ces herses sur la route, ces enfants coursés dans les bois, les chiens sur les femmes aux jupes à carreaux, les policiers un peu excités par la traque. Vous n'auriez rien pu lui expliquer, elle ne parlait pas votre langue, sa langue à elle a disparu. Mais elle aurait reconnu la misère, elle l'aurait reconnu dans toutes les langues, elle aurait touché les visages des enfants de ses mains ravinées. Et vous auriez reconnu, à ses ongles fendus, ses traces d'engelures, une sœur en Denise. Et vous auriez bu le bouillon gras qu'elle vous aurait tendu.

dimanche 19 septembre 2010

Jusque là tout va bien

L’enfant noyée ne criera plus puisqu’à votre dernier souffle sa seconde mort fut consommée, et vous rageusement lançant des galets de silence de vos bras grêles dans la soupe de jade que la mer mauvaise touille, image impensable que se hâte d’annuler la vague qui bouillonne d’une haine neigeuse, et vous plongé dans l’écriture vous abîmez sans peur ni hâte dans l’avalanche de l’écume.
Vieillard fragile aux jambes de verre, vieillard asphyxié par le deuil, ne respirant que de l’ampleur de phrases aux cadences rompues, vieillard dont l’œil luisant a su ne pas tomber dedans la larme obscène, vous vous tenez au rivage, vertical, comme enfin l’homme se doit d’être, qu’à tout le moins l’instant d’avant sa chute injurie la victoire des choses.

samedi 18 septembre 2010

Fatigue des héros

On vous dira combien l’attente nous fut longue, et comme votre retour nous tardait. Ce disant, à vous voir, qui ne comprendrait pas ? Des revenants comme on dit dans les vieux romans, c’est l’ombre de vous-mêmes qui nous est revenue, vos yeux inhabités, vos regards comme voilés d’un glaucome, à vous voir, comment ne pas comprendre que le retour est l’occasion d’un autre deuil ? Les nœuds de vos mains font trembler les journaux que vous peinez à lire, et comment, revenants, pourriez vous sauver notre écume de l’insignifiance ?
Revenus, vous n’irez pas jusqu'à nous qui vous espérions de si longue date, vous ne parlerez pas les langues dont nous avions rêvé. Quand vous parlez, vos mots sont ceux des marchands d’armes, et vos récits ruinent nos espérances, qui évoquent Tombouctou en ruines, Samarkand en cendres. Golconde, vous en riez comme de vieux chibanis. A cinq heures, vous vous refermez. Dehors, nous vous regardons dormir comme si la vie en dépendait.

vendredi 17 septembre 2010

Bordures 3

A les voir marcher clairs sur le bord de la route, légers dans leurs joggings de toile à parachute, leurs yeux vides sous la casquette bombée par le crâne aux cheveux ras, se dire que quelque chose commence, qu’on ne sait pas encore nommer, que ces corps siglés qui sillonnent toutes les routes de la moindre campagne, vêtus sportswear sans faire de sport, ces corps qui marchent et ne courent jamais ne peuvent pas ne rien signifier, sans quoi il faudrait stopper là, sans quoi il vaudrait mieux se taire.
Ils ne sont pas les fils des anciens cheminots, ils arpentent propres, les fossés, les talus les contre-allées, rien ne les tache, ils ne sont jamais crottés, et leurs corps placides ne présentent pas les creux des errants de jadis. Ceux-là ne fuient pas les petites maisons, ceux-là ne parlent pas en marchant, ni n’invectivent ceux qu’ils croisent. Ils ne tendent plus le pouce et marchent sous la pluie sans révolte, et qui les éclabousse ne les atteint pas. Immaculés ils marchent sans regarder ce qu’ils foulent, indifférents aux mousserons, sans couteaux pour les pissenlits. Ils ne cherchent rien, ils ne demandent rien. Cela ne fait que commencer. Ils ignorent qu’ils me sont énigme, que cette énigme me fait trembler. Leur beauté brutale par la plaine, et l’assassinat du langage.

jeudi 16 septembre 2010

fond/forme

Quelque effort qu’il faille, tracé fébrile, mauvais tableau, faire en sorte que la fabrique soit la seule raison du geste. La beauté blesse, et plus encore, la tyrannie des sentiments : c’est ce serpent-là qu’il faudrait étrangler, que nos mains premières soient celles qui rompent le rampant.
Quant au sens, foutre ! qu’il se fixe sans nous, s’il se peut, qu’il glisse. Nous qui posons les dalles n’avons conçu nulle mosaïque, juste calculé la pente de l’eau, jointoyé le carrelage blanc. Qu’il s’écoule, le sens, nous n’en retiendrons rien.

mercredi 15 septembre 2010

Obstinément

Tisser, cela ne sert à rien, si la nuit la main contredit ce qu’affirma la main la veille. Resterait alors à tuer le chien aveugle dont le nom même est oublié, envoyer l’enfant chercher son père par-delà le détroit, ouvrir votre sexe à ces pesants crétins qui veulent s’y ficher parce que résiderait là le lieu tiède du pouvoir, inconscients qu’ils sont qu’ils ne combleront rien de l’absence, que le désir qui les érige n’est pas né de vos parfums, qu’ils bandent imbéciles dans le vide de votre deuil impossible. Non.
Tisser ne sert à rien, vous le savez qui regardez la trame des rides gagner le coin de vos yeux usés par le métier. Régner ne vaut qu’avec l’aimé ; vos yeux fatigués, ils ne sont pas émus des chibres qui s’échinent à susciter les cendres neutres de votre ventre. Qu’ils prétendent. Avec la douceur d’une étoffe lasse, vous retournez à votre ouvrage, inutile et nécessaire.