Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

vendredi 17 septembre 2010

Bordures 3

A les voir marcher clairs sur le bord de la route, légers dans leurs joggings de toile à parachute, leurs yeux vides sous la casquette bombée par le crâne aux cheveux ras, se dire que quelque chose commence, qu’on ne sait pas encore nommer, que ces corps siglés qui sillonnent toutes les routes de la moindre campagne, vêtus sportswear sans faire de sport, ces corps qui marchent et ne courent jamais ne peuvent pas ne rien signifier, sans quoi il faudrait stopper là, sans quoi il vaudrait mieux se taire.
Ils ne sont pas les fils des anciens cheminots, ils arpentent propres, les fossés, les talus les contre-allées, rien ne les tache, ils ne sont jamais crottés, et leurs corps placides ne présentent pas les creux des errants de jadis. Ceux-là ne fuient pas les petites maisons, ceux-là ne parlent pas en marchant, ni n’invectivent ceux qu’ils croisent. Ils ne tendent plus le pouce et marchent sous la pluie sans révolte, et qui les éclabousse ne les atteint pas. Immaculés ils marchent sans regarder ce qu’ils foulent, indifférents aux mousserons, sans couteaux pour les pissenlits. Ils ne cherchent rien, ils ne demandent rien. Cela ne fait que commencer. Ils ignorent qu’ils me sont énigme, que cette énigme me fait trembler. Leur beauté brutale par la plaine, et l’assassinat du langage.

jeudi 16 septembre 2010

fond/forme

Quelque effort qu’il faille, tracé fébrile, mauvais tableau, faire en sorte que la fabrique soit la seule raison du geste. La beauté blesse, et plus encore, la tyrannie des sentiments : c’est ce serpent-là qu’il faudrait étrangler, que nos mains premières soient celles qui rompent le rampant.
Quant au sens, foutre ! qu’il se fixe sans nous, s’il se peut, qu’il glisse. Nous qui posons les dalles n’avons conçu nulle mosaïque, juste calculé la pente de l’eau, jointoyé le carrelage blanc. Qu’il s’écoule, le sens, nous n’en retiendrons rien.

mercredi 15 septembre 2010

Obstinément

Tisser, cela ne sert à rien, si la nuit la main contredit ce qu’affirma la main la veille. Resterait alors à tuer le chien aveugle dont le nom même est oublié, envoyer l’enfant chercher son père par-delà le détroit, ouvrir votre sexe à ces pesants crétins qui veulent s’y ficher parce que résiderait là le lieu tiède du pouvoir, inconscients qu’ils sont qu’ils ne combleront rien de l’absence, que le désir qui les érige n’est pas né de vos parfums, qu’ils bandent imbéciles dans le vide de votre deuil impossible. Non.
Tisser ne sert à rien, vous le savez qui regardez la trame des rides gagner le coin de vos yeux usés par le métier. Régner ne vaut qu’avec l’aimé ; vos yeux fatigués, ils ne sont pas émus des chibres qui s’échinent à susciter les cendres neutres de votre ventre. Qu’ils prétendent. Avec la douceur d’une étoffe lasse, vous retournez à votre ouvrage, inutile et nécessaire.

mardi 14 septembre 2010

Juste après la pluie

On ne pouvait pas rester à regarder les blessures du ciel dans les flaques, mieux valait marcher dedans, troubler les bords roses du crépuscule. On n’attendait rien de précis, l’évidence d’une peau peut-être, une main amie juste avant la nuit, une anatomie du hasard qui aurait expliqué pourquoi on était sorti juste après la pluie dans la ville mauve et grise. Pas pour les odeurs, ni pour les traînées de feuilles vers les caniveaux, pas pour le coulis d’enseignes sur les façades, et l’espoir de quelqu’un qu’on croiserait là, on n’y croyait pas. On sortait quand même, on s’asseyait sur le dossier d’un banc, on fumait des blondes, jusqu’à ce que les flaques ne reflètent plus que les lampadaires, qu’on se rende compte qu’une fois encore, on n’avait parlé à personne.

lundi 13 septembre 2010

Le chanteur ne peut se retourner

Le chant qui ne serait plus chant mais ombre de la voix au pays des ombres, ombre de la voix qui ne tendrait plus vers le cri mais se délierait, comme déprise de ses devoirs.
Le chanteur ne se retournera pas. Il n’en a pas le pouvoir. Les cohortes de rats, les troupeaux d’enfants, les larmes de l’enfer, rien n’est à son épreuve, le chanteur requiert, le chanteur ressuscite, mais ce que le chanteur donne, il ne le possède pas. Et ce que le chanteur désire, son chant l’en éloigne. Il est cet ange édenté qui susurre My funny Valentine. Il a fait pleurer le diable en personne, qui lui en veut. Il le paiera.

dimanche 12 septembre 2010

bordures

Le long des haies, je sais des signes, il suffit de scruter les limites. Tous les matins, au lieu-dit des Égyptiennes, je croise un bouquet jaune noué à la clôture d’un pré. Parfois, une main hostile l’arrache, le lance parmi l’herbe haute, on voit palpiter le plastique des roses. Le lendemain un autre bouquet plus gros, noué plus solidement sur le même piquet témoigne du même pèlerinage, et l’on sent que si la main hostile est celle du propriétaire du champ, c’est en vain qu’il s’échine : sa clôture ne lui appartient plus, la voici devenue l’autel d’un culte sur lequel il n’a pas prise. Ce bouquet le dépasse, prétend à la durée. Voici cinq ans que s’est tué le motard que l’on fleurit dans la constance.

samedi 11 septembre 2010

Muet sous le toit

N’ignorant rien des catastrophes promises, je fais pourtant réparer mon toit, épuisant ainsi les veines d’ardoise de l’Espagne (c’est terminé pour Trélazé). Espérer que ça tienne, que les lames de pierre noire résistent aux tempêtes annoncées (je n’ai jamais désiré les orages). Tenir là, au moins, puisque tenir discours, comme on disait jadis tenir terre, m’est impossible : la terre manque, et les mots, fausse monnaie, n’ont plus cours entre nous. Il n’est que de voir crier les pauvres quand nous devrions les entendre pour le mesurer. Parler ne sert à rien s’il n’est personne à entendre, parler ne sert qu’à préparer des crimes, justifier des assassins. Mieux vaut réparer son toit, en espérant qu’il tienne.

vendredi 10 septembre 2010

Galets

Ce seront des galets lancés au front des temples. Ce geste qui brise le cercle où s’enfermait l’élan de la pierre, ce geste est mien. Lapidaire dit-on. Lapidaire mon galet sertissant vos fronts.

Ma parole un noyau sans fruit. Une amande plus dure que l’écorce. Que s’y brisent ton appétit, tes dents qui broient et pulpe et chair et jusqu’au pignon des naissances.

Polir n’est pas un geste doux, polir n’est pas de la caresse. Polir pour mieux meurtrir encore. Angles, arrêtes prêtent flanc, offrent ventre à l’autre. Je n’ai rien de tendre à te révéler, pas de terre meuble pour ton soc, pas de foie palpitant que tu puisses brandir hors du sillon tracé par le couteau d’obsidienne qui se brise sur mon galet.

Galets de mes grèves au pied des falaises, leçon de la mer: silex retournés contre la falaise-même; arrondissant les angles, faire s’effondrer les murs.

Mon galet comme un œil tibétain quand le géant titube, mon galet dans le pied d’argile du colosse, mon galet mais aussi ce bivalve fragile (aile d’ange dans les collections d’enfants, dont la salive acide ronge le calcaire, y creuse des galeries qui le minent): physique et chimie d’une violence qui m’exalte, tant en elle, de toutes mes fibres d’animal moderne, je retrouve le chant du monde.

Le chant passe par votre meurtre, par le désir que j’en ai qui me tend tout entier. Je me fous que ce soit bien ou mal, je me fous de crever l’œil de dieu. Je voudrais juste que ce soit bien fait. Que mon sexe excède sa gaine. Que de cette démesure, le monde s’en trouve aspergé. Que mon galet soit si dense et dur, obtenu d’un silex noir déchâssé de la craie de Caux, qu’il se fiche mieux qu’un dard dans l’os du guerrier qui voulait ma mort. Qu’il s’y brise n’importe : il n’est pas de forme parfaite, et pourvu qu’il en reste un éclat dans le crâne du géant, qu’il voyage, traverse ses lobes et lui permette des visions foudroyantes au moment même où il s’effondre.

jeudi 9 septembre 2010

J'aveugle

La nuit je lance des pierres sur des volets fermés
La nuit je brise la course des phares
Depuis l’ombre de la forêt j’aveugle

La nuit je crie dans le sommeil des vieux
Comme si ma vie en dépendait
Je caresse les arbres
Je m’allonge dans la rivière

La nuit je cours derrière les bêtes
La nuit j’aimerais mordre
et ma bouche se ferme
Dans un goût de feuilles
D’humus d’herbes sèches

La nuit je laisse la pente en décider
Je la suis je ne sème ni cailloux ni signe
La nuit me mène
Et la hulotte coupe ma route de gauche à droite
Et je ne sais ce que l’augure dirait du vol
De l’aile qui frôle ma tête

La nuit je fatigue l’eau des mares
Il s’agit de troubler la lune
Il s’agit de brouiller le cercle
Je veux de mon bâton noyer tout Pythagore
Que jamais jamais les corps ne remontent
De la vase de mon rêve où ils veillent
Yeux ouverts

mardi 7 septembre 2010

Eloge de l'arête

Cailloux roulés par l’onde du deuil, nous sommes laissés pour galets sous la falaise blanche, et la mer peut mousser de toutes ses muqueuses, et la mer peut nous couvrir d’une toison d’algue, nous n’offrons plus d’angle au désir. Il faudrait qu’entrechoquant nos douleurs enkystées, nous brisions la membrane qui nous arrondit, nous force à nous-mêmes, à l’annulation du retour sur soi.
Redevenir aigus au prix de la cassure, offrir une face à l’usure, bifides oser la pointe du silex qui se fichant, refuse la tautologie de la sphère. Briser là. Dire non.