La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 14 juillet 2017

14 juillet, pour inventaire

La nuit dernière j'ai entendu les pétards des feux d'artifice, d'où venaient-ils? Pas du village, et peu importe. J'étais à moitié endormi, j'ai pensé au Croisic où nous allions en famille crier à la belle bleue, après avoir guetté sur la petite télé de la villa de pierre la silhouette du père sur ses engins blindés, il était militaire il était cavalier, il fallait être fier du père qui avait tué, il était officier, il était décoré, colonial et amer le père qu'on admirait, qu'on guettait dans le défilé sur ses E.B.R.. Pour toi nul ne savait, pour la guerre c'était à peine plus clair, il avait gardé des clichés, des morts aux visages de berbères, des morts aux mains de bergers, des morts aux yeux ouverts de fusillés, il a fallu attendre bien des années bien des leçons d'histoire pour y voir plus clair en effet, savoir de qui on était né, une manière de meurtrier, d'exécuteur de corvée de bois, qui fut inculpé pour avoir tué pendant la trêve, qui fut décoré un 14 juillet par un de ses pairs qui m'a montré sa queue et qui m'a demandé Comment va ta mère?. Je n'aime pas tu sais les 14 juillet, je n'aime pas la Marseillaise, je n'aime pas les militaires, ni ceux que la mort fait bander.

dimanche 9 juillet 2017

Rien voilà l'ordre

Je ne fais pas de bruit ce soir, c'est la petite cérémonie dominicale, je te parle, il pourrait pleuvoir, le ciel est gris le temps lourd, un âne braie qu'on entend de loin. Une femme au Havre me parlait hier des géants je n'entendais rien, je deviens sourd, ils étaient revenus pour les cinq cents ans du port de Grâce, je ne fais pas de bruit ce soir, ils furent machinaux les géants, mais dieu que cette ville est belle, tu l'aimais aussi, le musée la plage les vitraux de Saint-Joseph et le café du bout du monde. Les géants se sont un peu répétés, pas la magie d'antan, la magie d'antan c'est raté, nous sommes d'après la magie, quand la machine s'est installée, le perlimpinpin se disperse. Il vente toujours par le Havre, alors c'est à toi que j'ai pensé par les rues, tu aurais aimé la joie des gens bigarrés qui suivaient la marche du scaphandrier, tu aurais aimé voir dormir le petit géant noir, mais tout comme moi, t'auraient glacée la clameur, les applaudissements: le peuple assemblé, tout bigarré qu'il fût, célébra la police qui fermait le ban plus que les artistes de rue, la foule voulait l'ordre, elle l'eut, qui règne sur nos joies désormais contenues, sous contrôle.

vendredi 7 juillet 2017

Frère et soeur

Nous les trouvions bruyantes, les grandes familles d'autrefois, les fratries du père et de maman, ces oncles et tantes à la douzaine, ces cousins si nombreux qu'on ne les connaissait pas tous, mais il fallait faire comme si, que nous n'aimions pas tous -il aurait fallu faire mieux nos aimables, nous n'avons pas su, pas voulu, qu'importe, ces familles nous encombraient, surtout l'été, ces grandes tablées, le concert des sœurs de maman qui riaient trop fort, pas méchamment mais trop fort, les chansons des frères du père (à eux les rires gras, les mains baladeuses, les plaisanteries déplacées). Avec la cousine boudeuse (elle avait raison de bouder) nous regardions la comédie se dérouler, nous en avions honte, quoi, nous étions de ce monde-là? nous aurions donné n'importe quoi pour être ailleurs ces moments-là, se délier de ces gens-là, lorsqu'avinés les oncles chantaient le pas d'armes du roi Jean, qu'ils chantaient en meute Nous qui sommes, De par Dieu, Gentilshommes De haut lieu, Il faut faire Bruit sur terre, Et la guerre N'est qu'un jeu et meute ils étaient, de fait et pas qu'un peu. A bien y réfléchir ce qui nous hérissait, c'était de subir ces chœurs de frères, ces fous-rires de sœurs, ces pluriels impensables de tribus archaïques: j'étais ton frère, tu étais ma sœur, c'était tout, c'était singulier, unique, c'était suffisant: ça, nous savions le signifier, que seule la cousine boudeuse comprenait.

lundi 3 juillet 2017

Le gras du jambon

Et lorsqu'à mon tour tombé mort, nul ne te parlera plus d'enfance, et qu'oubliés seront nos peurs, nos gourmandises, nos dégoûts -la peau du lait, le sucre fondu dans le beurre des crêpes, le gras du jambon, le parfum des fraises des bois qui changeait selon qu'elles avaient poussé à l'ombre ou non, le ténia du renard qui nous menaçait puisqu'on avait mangé les fraises des bois à même les bois, sans les laver, les fils des haricots verts et de la confiture de rhubarbe, verte elle aussi -tu le mangeras pour ton dessert râlait la grand-mère devant le gras qu'on délaissait sur le rebord de nos assiettes, elle avait traversé deux guerres, laisser du gras, ça ne se faisait pas, ça ne va pas te boucher disait-elle parfois, bien sûr que non, mais on n'aimait pas ça. Lorsque tombant à mon tour seront ensevelies avec moi les traces du sel sur nos maillots de bain, la peau pelée des coups de soleil, les gerçures de tes lèvres au froid, lorsque sera tournée la page qui ne tournera qu'avec moi -car j'aurai tenu parole- certains sans doute en seront soulagés. Si triste de penser cela, que ta mort lasse, que ton souvenir puisse peser, que d'aucuns travaillent à l'oubli, comme si l'oubli c'était affaire de volonté, comme si l'oubli ne s'accomplissait pas, quoi qu'on en ait: je ne fais que le retarder.

samedi 1 juillet 2017

Ca se lève

Le retour de la pluie ne m'ennuie ni ne me réjouit, c'est sur les ardoises le petit bruit de l'ouest, si elle n'était morte maman aurait dit je vous assure que ça se lève, nous aurions souri, sous la pluie, un peu transis, les pieds sur le sable jauni de l'averse à regarder la mer salie par les nuages noirs, bleu-gris, les vagues vertes gercées par la herse de la drache (ce n'est pas un mot d'ici, mais il cingle comme il faut, il glace et hache, c'est ainsi qu'il pleut aujourd'hui). Ca va se lever, ça se lève répétait maman, bien seule à y croire sous les nuages noirs, comment occuper les enfants, il y en avait des compagnies, des grands, des petits, les siens, des neveux, des cousins des amis, les emmener à la crêperie, sortir les jeux de société, Mille Bornes, Scrabble, Monopoly, les jeux de cartes, pas de disputes, pas de cris, maman jouait, tu gagnais toujours, elle perdait joyeusement en regardant de temps en temps par la porte-fenêtre, prête à l'ouvrir au premier signe d'éclaircie et nous envoyer prendre l'air.

lundi 26 juin 2017

Le goût des framboises

Il a fini par faire moins chaud, mais rien de plus éloigné du débarquement que ces jours de plomb où chacun sua par la campagne et jusque sur la côte, on ne sait pas faire avec ça sous nos climats, nos climats ne s'en remettent pas de ces chaleurs-là; Rouen on dirait Bordeaux, tu n'y croirais pas si tu étais là mais tu n'es là qu'en moi, et c'est déjà trop pour les autres, je le sais, je ne pardonne pas. Le chien roux, fou qui court sur la pelouse et m'accueille chez Patrick, tu ne le connais pas mais il te ferait rire puis te fatiguerait de son épuisant enthousiasme, mais il aime le monde entier et n'obéit qu'à sa joie. Lorsque je suis entré, il a couru près de la voiture, a gambadé autour de moi, m'a un peu léché mais pas trop, il avait chaud encore, il se ménageait. Nous avons diné dehors sous le cerisier il faisait tiède, c'était bon mais étonnant pour un juin normand. En guise de dessert, nous avons cueilli des framboises à même les framboisiers, Patrick en a beaucoup, ils ont bien poussé, ils croulent de fruits. Les fruits sont assez petits mais sucrés, la sécheresse sans doute, je ne sais, j'ai pensé à nous, à Honfleur, on aimait faire les étourneaux et s'abattre sur les fruits rouges, à la volée. Les framboises sitôt cueillies sitôt mangées, les bouts des doigts tachés de rouge j'ai pensé à toi, je les ai mangées pour toi, et j'ai regretté ton absence, et je t'ai dédié la douceur des framboises jaunes dont enfants nous ignorions tout.

mardi 13 juin 2017

Je te parle

Est-ce que t'écrire c'est parler tout seul? Une manie de vieux cinoque, solitaire atterrant je continuerai tant que tu te tairas. Je te parle, je persiste, je ne parle pas de toi, pas tant que cela, je te parle, j'entends par là, dans ton silence, qu'à ton corps disparu, qu'au rien des souvenirs usés je substitue un corps de mots, un manteau de langage. Cette offrande naïve j'en sais la vanité, c'est celle dont on sourit à voir dans les églises castillanes les capes dorées des madones qui jurent sur les champs brûlés de juillet. Je n'ai rien de mieux à donner, je ne sais rien faire d'autre, je me remets au métier, je recouds ce qui est déchiré, ça se voit que c'est recousu, ça s'entend que je te parle, c'est gênant les cicatrices quand on voudrait qu'il n'y paraisse plus.

lundi 5 juin 2017

Images fantômes


Je ne sais plus si bien Villepreux ni Provins, encore plus loin Mulhouse, Mourmelon plus rien, Paris ce qu'on m'en a dit, la rue de Béarn, la fuite au plafond, les promenades Place des Vosges. Avant, ça ne compte pas, avant, tu n'étais pas née. Ces lieux je les oublie autant qu'ils disparaissent, ces lieux nous y avons vécu ils sont méconnaissables, Le Marais, la rue de Béarn, ce dont je me souviens ça sentait le pipi jusque sous les arcades.
Je ne veux pas fouiller, mais que ça me revienne, pas creuser je ne suis ni fossoyeur ni archéologue, ce que je veux, la résurgence, pas descendre, que cela remonte, ni catabase ni catacombe: elle est trop violente ma lampe de vivant, et malheur à celui qui cherchant des ombres les éclaire. A percer le mur du passé, il tue jusqu'au souvenir de ce qu'il suscitait, pigments saisis sous la lumière brutale des torches électriques, fantômes blessés qu'on approche mais qu'on n'embrasse jamais, c'est à jamais qu'ils s'évanouissent, et s'ils nous quittent ainsi, c'est qu'à vouloir les surprendre on les a trahis, à révéler les fresques de la crypte on les efface en égoïstes.
Alors j'attends que tu me reviennes, je suis le seul je crois à t'attendre de la sorte, pouvoir t'attendre ainsi car seul je reconnaitrai tes gestes d'enfance, tes secrets, ta façon d'habiter les lieux. Rien de désespéré, peut faire retour à tout instant une image fantôme, une saveur un mot de toi que je retrouverai, qui me retrouvera.

lundi 22 mai 2017

Cendre des cendres

Afin qu'il ne reste rien ni de l'air ni du refrain ni de ta mèche épi, ni de tes jambes comme ciseaux s'entortillant dans l'élastique de l'enfance, de ton enfance se défaire afin que vivent les vivants peut-être faudrait-il admettre que tu n'es plus rien je ne peux pas, m'y résoudre impossible j'ai ta voix dans ma tête, tu chantes faux c'est bien toi je ne peux pas ta voix résonne en moi je suis l'escalier d'un château vide. Il faudrait peut-être renaître, ça serait plus sain, une vie sans toi sans le poids de ta mort, on ferait semblant de rien pour qu'il n'en reste rien, la peine un mauvais rêve, on s'en souvient à peine on a dormi toutes ces semaines on ne se souvient de rien. Celui qui se souvient sans doute il le veut bien qui marche sur des cendres chaudes, se trace un chemin de corne brûlée, sachant combien sont comptés ses pas de l'aube à l'aube s'en aller sur place, laisser la place enfin, s'effacer, qu'il ne reste plus rien.

vendredi 19 mai 2017

La peau du lait

Rien ne m'appartient, même pas le manque le vide que je m'acharne à circonscrire, qui me contourne et me déborde, lait brûlé sur le feu -tu n'aimais pas petite, la peau du lait qui se froissait sur les bords de la casserole, il fallait le passer, tu pouvais en pleurer, boire la peau du lait c'était le bord assuré de tes larmes, un drame d'enfant, de chocolat brouillé de phobies indistinctes. Le lait ce n'était pas l'image que je cherchais, mais celle qui t'a trouvée, que je n'attendais pas, toi, la peau du lait, je n'aimais pas le lait, peau ou pas, maman ne nous allaita pas, le lait, maigre ou gras, peu pour moi. Ces soirs où le manque me gagne, où le vide m'emplit, me dépossède du langage et du goût des fruits, rien ne m'appartient plus du temps que nous étions, goût de fraise des bois, jaune des corètes du Japon, si je t'écris c'est de guingois et parfois il me semble que je suis ce canard sans tête qui courait dans le champ de Denise, se survivant sans savoir pourquoi, se survivant pour quelques pas.