La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

samedi 7 janvier 2017

La pluie l'absence

Il a plu, il a gelé, des aléas d'hiver, à la radio ce sont numéros d'autoroutes, camions en portefeuille et grands embouteillages givrés. Il fait un temps à écouter un vieux disque de Dire Straits, mais on n'a pas de vieux disque de Dire Straits, on cherche une vidéo, on veut se souvenir. Ils ont blanchi sous le harnais, et vieillie leur musique aussi, prévisible et bien jouée, et les mêmes défauts ces claviers qui ne savent que faire quand la guitare nous ressert sa poisseuse mélancolie entre blues et country. Sous le ciel bas givrant, le guitariste aux cheveux blancs chante d'une voix blanche aussi des espaces mornes, le désenchantement, on entend la pluie, on prend un café, on n'éteindra pas la lumière de la journée. On l'aimait bien, toi et moi, Mark Knopfler, adolescents, dans ces morceaux qui s'étiraient comme un départ de vacances chez les grands-parents. Laid back on écoutait pleuvoir sur des routes désolées, sa guitare étreignait une vie glauque qu'on ne faisait qu'imaginer. Il a plu il a gelé, je n'ai pas bougé, pas écouté jusqu'au bout Telegraph road me suis demandé ce qui manquait, ce que j'ai fini par comprendre. Tu sais, maman n'appelait jamais, il fallait lui téléphoner, sauf en ces temps de vent mauvais, d'alerte orange et de pluie fauve qui l'affolaient, là on était sûr de l'avoir, et dieu que cela m'agaçait mais aujourd'hui ce fut étrange, triste qu'elle manque à l'appel de la sorte.

vendredi 6 janvier 2017

Bois du jeudi

Aux forêts du père, préférer les bois de maman, au p'tit bois p'tit bois charmant, quand on y va on est bien aise, au p'tit bois p'tit bois charmant, quand on y va on est content, c'était la chanson pour aller au bois toi maman et moi, chemin de Rambouillet, contourner la statue qu'on ne trouvait pas jolie, passer sous la voie ferrée, vers la ferme du Val Joyeux, pour piquer dans le bois des Clayes en continuant de chanter, tout était chanson quand maman n'était pas couchée. Un petit bois, pas une forêt, une promenade de jeudi, on emportait gourdes et goûter et l'on chantait le petit bois charmant dont on aimait les anémones d'avril, les jacinthes de mai. Les jacinthes on en faisait des bouquets qu'on rapportait à la maison en chantant une autre chanson, les lauriers sont coupés, tu remplissais d'eau un petit vase d'étain (maman nous le confiait parce qu'il pouvait tomber sans casse) et nous disposions les fleurs bleues qui tenaient bien, près d'une semaine, une éternité pour l'enfance, presque jusqu'au jeudi prochain.

dimanche 1 janvier 2017

Bout d'an

Réveillonner j'en avais perdu l'habitude dès avant ta mort, avant peut-être même que tu ne commences à compter les années, les mois, les jours à vivre. Je restais chez moi et la nuit passait comme une autre, ni plus belle ni plus triste, et j'ignorais les vœux, les bonnes résolutions, les bilans et les bêtisiers. Je suis rentré de Bruges où tu n'es pas allée, où j'avais emmené maman, c'était il y a longtemps, le temps où j'aimais et j'étais aimé, le temps où l'on pouvait emmener maman, où elle pouvait encore marcher sans perdre souffle. J'ai rapporté ici la brume des canaux et le givre des arbres. Tu aurais aimé Bruges, ton fils a trouvé ça presque cool, c'est dire, plus que Gand, l'Agneau mystique très peu pour lui, Philippe a bien tenté d'expliquer l'invention de la peinture, le mystère des juges intègres, bernique, Bastien a préféré les Saints Jean de Memling et c'était bien son droit. Moi le bout d'an, de retour de Bruges et de Gand, je croyais le vivre chez moi et puis non, les amis sont bienveillants qui pensent à mon réveillon, pas de chambre verte pour moi, pas rester seul à la maison en conversation avec toi. Je suis allé à Rouen sur une vieille péniche et c'était chaleureux comme le sont Patrick et ses amis; Christine et ses frères ont habité jadis la Haie-Bergerie, vraiment pas loin de chez nous, au 4 chemin de Rambouillet a précisé leur mère encore très alerte, vraiment pas loin du tout, au point de connaître la rue du ruisseau Saint-Prix. Il y avait un cerisier par chez eux. Notre place était bordée de cinq acacias qui n'existent plus, qui s'en souvient des acacias de la rue du ruisseau Saint-Prix, qui se souvient des ormes malades chemin de Rambouillet? Je réveillonne et tu me reviens, et l'histoire du hamster plus malade que les ormes, que le père lança sous tes yeux contre un tronc d'orme pour l'achever, c'était chemin de Rambouillet, ainsi tu me le racontas, bien longtemps après, ainsi le nouvel an boucla sur la Haie-Bergerie.

vendredi 23 décembre 2016

Décalé

On se tient à côté, c'est très simple, la vie coule et vous évite, on doit être marqué quelque part d'un mauvais signe, porter le mauvais œil et sans doute et qu'importe, pour ceux qui y croiraient le seul sort que je jette, c'est l'aile imbécile. La vie continue certes, il me faut l'imiter, mais je n'ai pas le cœur aux fêtes, si tu voyais maintenant à quel point on vous somme de fêter, cette injonction civique fait de moi mauvais citoyen, mauvaise tête. Je suis la toussaint à Noël, le vendredi saint en janvier, en deuil toute la sainte journée. Rien de si triste à ça, j'abêtis la machine, me plie aux rites dont j'espère apprendre comment faire sans toi, comment ne plus me dire si j'appelais maman pour la faire rire? dès que j'ai un moment, je fais les choses à vide, répète des routines, je marche à côté de moi.

jeudi 22 décembre 2016

Pierre de Vire

Je suis repassé par Honfleur, la nuit tombait, la nuit tombe tout le temps, c'est bien rare qu'à Honfleur il y ait si peu de monde, on aurait pu sans encombre longer le vieux bassin mais pourquoi faire? La Lieutenance est emballée pour travaux, je veille à ne faire que passer, je ne voulais pas être saisi là par le passé, cette ville plus morte que Bruges pour nous je la traverse, je l'ai traversée, Rue de la République, Cours Albert Manuel, après la caisse d'épargne, on ne peut pas se tromper c'est tout droit, j'entre avec la nuit au magasin des pompes funèbres, j'y viens demander qu'on grave le nom de maman sur le caveau de ses parents. Un petit homme rond et suant me demande leur nom, une croix moderne, de la pierre bleue de Vire, il connaît tous les caveaux par cœur, il connait mon oncle, qui voulait la même dalle, mais c'est très cher la pierre de Vire, surtout une telle épaisseur. Quel nom inscrire sur le caveau? c'est alors que je pense à toi, nom de jeune fille ou d'épouse, mettre les deux? N'en conserver qu'un? Le nom que je porte, qui n'est pas gravé sur ta pierre, le sera sur le caveau de Saint-Léonard, elle avait choisi maman de garder le nom après le départ du père, à tort ou à raison, va pour les deux noms sur la pierre bleue, et puis, tant qu'on y est, faire redorer celui des grands-parents. Le petit homme rond me promet une proposition, il doit retourner au cimetière prendre des photos, réfléchir à la place de l'inscription du nom sur le granit de Vire qui coûte si cher, oui ça demande réflexion. Le devis, pour après les fêtes, m'indique-t-il, et de fait, je repars sous les illuminations clignotantes qui bavent dans la nuit sur Honfleur l'endormie.

samedi 17 décembre 2016

Perdre le goût

Elle ne me l'a pas donnée, pas plus qu'à toi, la recette du pâté de lapin qu'elle préparait pour Noël, le pouvait-elle? La recette changeait chaque année, mais c'était toujours la même saveur et pour elle, la même crainte du raté. Il fallait de la gorge de porc, c'était difficile à trouver, les charcutiers rechignant à la vendre, ils préfèrent la garder pour leurs propres terrines, elle s'obstinait. Un lapin entier à désosser, faire mariner. Au cognac originel, elle substitua souvent du whisky, du brandy portugais, de la grappa, ce qu'il restait dans le placard en fait d'alcool et ça ne changeait rien. Deux feuilles de laurier, de la gelée au madère, ne pas trop mixer les morceaux, des terrines de terre, des bardes grasses et blanches, les proportions comme ci comme ça, la cuisson comme hasardée, dont une pointe de couteau au coeur du pâté sondait le degré, la pincée de sel cruciale, tout dans son geste tremblait d'incertitude, et ses scrupules recommencés nous faisaient sourire car nous savions toi et moi, qu'en dépit des variantes, et peut-être grâce à elles, maman nous servirait pour Noël ce pâté à la saveur exacte de l'enfance, et le goût nous le connaissions d'avance, et pour rien au monde nous n'y aurions renoncé.

mercredi 7 décembre 2016

Maman

La tristesse se fixe en de menus agacements. Dans la nuit qui tombe, la voix enregistrée d'une clerc de notaire me réclame des "informations pour le dossier de succession de votre maman". C'est le mot maman qui m'exaspère, ce mot la concernant nous appartient, et toi morte, moi seul suis à même de le prononcer. Ce mot doux comme un linge usé, à peine un mot, presque une onomatopée, le reste d'un balbutiement comme doublé d'un possessif, ce mot commun et singulier, cette voix n'a pas titre à le dire, pas accès à l'affectif car je suis l'affecté, et moi seul le droit de nommer ainsi ma mère, l'évoquant aux intimes qui la connurent et qui l'aimèrent. Maman c'est un nom propre, qui ne désigne qu'une mère à la fois, chacun en désigne sa mère, c'est le mot de l'appel, et qui l'emploie me rappelle que je ne puis plus appeler ma mère. Je ne dis jamais ma maman, ça sonne comme un pléonasme, des lèvres prises de tremblement. Maman, c'est une couverture posée sur l'enfant qui dort, sur l'enfant mort en moi, et nul ne peut s'en emparer sans mettre à nu la plaie, m'injurier dans mon dénuement.

vendredi 2 décembre 2016

N'y pouvoir mais

Maman nous l'avons vu mourir souvent, tomber bas, reprendre pied, nous appeler -vérifier que nous répondions- étouffer, se briser, avaler des quantités effarantes de médicaments, cortisone, antalgiques il n'y en avait jamais assez. Maman c'était Mater Dolorosa et la reine des trompe la mort, sept douleurs c'était peu pour elle, neuf vies ce n'était pas assez. La voir mourir encore cela nous accablait, dents cassées tuyauteries perfusions infirmières affairées, tu serais là tu approuverais, tu serais incrédule puisqu'à son tour la voici morte, pour de bon, à jamais, après toi et moi seul à n'y pouvoir mais. Maman c'était aussi la virtuose de la reverdie, un Phoenix en chemise de nuit, à peine morte, déjà rejaillie, la vie qui revenait toujours en elle, et ses rires sa fantaisie dans toutes les chambres d'hôpital, la joie de lire et de parler, s'écocaillant avec ses sœurs, je ne voudrais pas qu'on oublie ses yeux verts, les plis de sa malice, tu m'aiderais dans l'entreprise si toi aussi tu n'étais morte pour de vrai, si toi morte elle ne s'était déprise.

jeudi 1 décembre 2016

Hivernal

Faut-il qu'il ait venté, faut-il qu'il ait gelé pour qu'en si peu de temps plus une feuille aux arbres, mes cheveux blancs, cheveux tombés, peau décousue des plis du cou, faut-il que je sois nu sans vous mes mortes, faut-il que j'aie froid dans le vent qui vous emporte. Je reçois les courriers adressés à maman, les factures que je ne peux plus régler pour elle, les catalogues Damart, un stylo humanitaire, quelques lettres de condoléances en retard mais qu'importe il n'est dans ma saison que feuilles mortes, troncs noirs et nuits tombées. La banque m'adresse ce jour un "dossier succession", la photo d'une vieille dame un peu mélancolique, il faudrait que je l'ouvre, et je ne le peux pas, je compte sur le vent pour feuilleter ces pages, je compte sur le vent pour les disperser loin, dissiper le mirage, en vain: chaque jour me renvoie vos images, chaque soir vous rappelle et les soirées sont longues, et votre silence revient comme la houle contre la falaise, comme le givre sur l'herbe stupéfiée, et ces appels sont insensés. La lampe allumée ne produit que des ombres étirées dans la nuit, la lampe que je porte projette vos ombres de mortes sur la vie fuyante, la lampe dont la flamme me creuse n'éclaire rien qui vaille, la flamme est froide et la nuit bleue se perd dans le ciel vide de vous, au dessus des arbres grinçants.

vendredi 25 novembre 2016

Il faut

C'est à mon tour de glisser dans des enveloppes les actes de décès, les photocopies du livret de famille, les coordonnées du notaire. Chaque feuille pèse, chaque timbre détaché est un arrachement. Il faut répondre aux lettres de condoléances, il faut reprendre le travail, il faut se plier aux devoirs qui seuls me tiennent, il faut puisque je ne veux plus rien. Tu n'auras pas connu le deuil répété, les morts ne pleurent pas les morts, les morts manquent tu manques comme manque maman. Le diacre s'est trompé dans la sottise de sa foi, qui prétendait qu'Armelle avait rejoint Flavie là-haut, dans la lumière, c'est faux, s'il vous est un lieu commun, c'est l'absence en nous creusée par vous mes mortes, c'est ce trou sans fin qui me ronge, que je m'échine à cerner de la ronde insensée des souvenirs des images des visages et des peaux. Ton cou mince comme un cheveu, tes cils démesurés, la bouche ouverte de maman dans l'effort d'un autre souffle, la pluie qui nous trempa Laurent Philippe et moi dans la nuit de novembre, les ongles rongés de l'employé des pompes funèbres, le chant faux des vieilles bigotes, il faut faire avec ce magma, c'est à dire faire sans vous, vous survivre, reprendre la ronde, attendre mon tour.