La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

jeudi 26 mai 2016

L'aérienne

Tu reprends ta course. Tu as tout le temps de l'enfance et ce sont marelles, balle au prisonnier, tu t'élances, je te vois t’élancer de toutes tes jambes maigres de sauterelle de huit ans, dans la cour de l'école, sur la place, et je te pousse sur la balançoire jaune et verte, et nous nous penchons au passant guetter les carrioles du marché dont les chevaux rares nous émeuvent. Cours, que ton cœur batte encore dans le cœur de l'enfance, le temps ne saurait te rattraper, chante faux les chansons que nous aimions enfants, lance la balle ou le volant dans le vent du Croisic, ton souffle défie le cancer, tu cours en moi dans le pré voir Denise, elle a pour ces occasions, des bonbons collants en forme de coquelicot rouge. Prends ma main, le père s'éloigne et nous allons vers la mer bleue, grise ou verte, et grisés nous sommes du présent de nos muscles frêles, et légers nous flottons dans ces maisons bourgeoises où les secrets menacent les corps des petites filles. Tu reprends ta course, jusqu'aux haies de fusains, de troènes tu t'y caches et nul ne te trouvera blottie, et jamais je ne trahirai ta présence. Cours contre le vent, contre la pente et la marée, rien ne te retient plus, tu lances le frisbee qui te revient biaisé par la rafale, tu te balances sur le trapèze du Club Mickey la tête en bas, tu t'envoles sur le trampoline, tu rebondis sur le gros ballon bleu où s'affiche la réclame pour Milky-Way (la barre de chocolat mousse), tu échappes à l'érection hagarde du père et tu respires, dans la poussière d'été, délivrée de la pesanteur.

mardi 17 mai 2016

Guetter les signes

Je rentrais du travail ce soir, à la radio une chronique: le festival de Cannes, Julieta d'Almodovar, puis un autre film, sur la perte dit la critique. J'en ai oublié le titre, je ne sais rien du cinéaste. L'argument simple dit ceci: un frère, une sœur, un serment: le premier mort fait signe à l'autre. Le frère meurt, sa sœur guette les signes.
Ce serment que nous n'avons pas prononcé me bouleverse au volant au point que je m'arrête. Quels signes, d'où viendraient-ils, quel tremblement dans l'air, quelle couleur pour les feuilles tendres du printemps trop vert? Dieu m'est plus mort que toi que je sais morte, dont je n'attends pas le retour, le printemps revient mais pas toi. Quels signes, quel frisson sur les bords de Seine, quelle palpitation d'oiseau? Ta mort certes, mais tu m'habites, tu me hantes, et je revois ton cou frêle dans la chemise de nuit bleue. Dieu non, foutaise de résurrection, mais ta présence certes, et désormais je crois aux fantômes, je les accueille, ils le savent qui viennent sans que je les guette.

lundi 16 mai 2016

La barre au front

La mémoire est trouée tu sais, j'ai la pente à l'oubli, mais je persiste et dans la nuit reviennent des images. On m'y aide on m'écrit, telle cousine se signale et m'encourage loin des chuchotis pitoyables de ceux que la lâcheté disqualifia. Maman se souvient, elle aussi, et me rappelle, incidemment, comment le père se trahissait quand il avait la barre au front. J'avais oublié cette barre, qui lui venait sur le visage, entre les deux sourcils, le souci disait-on, la honte à fleur de peau, c'est ce que j'aimerais croire, mais pas de honte pour le père obscène qui fit valoir ta lettre pour s'ériger en victime dans le marécage des complaisances écœurantes où tant se sont vautrés. Tu n'imaginais pas le destin de ta lettre, tu es morte persuadée qu'elle resta lettre morte, qu'il l'avait déchirée, mais c'était encore optimiste et faire peu de cas de son malin génie. Ce père, c'est toujours pire. L'imaginer drapé dans son mensonge, se targuer de ta lettre comme d'une infâmie, nier ce qui fut avec la dernière énergie, comme à ce qu'il paraît il nia pour Lili, jouir de piétiner l'innocence et cacher dans ses rides la barre rouge de son front plissé par l'effort, lutter contre le stigmate et se rêver en saint, cela me donne la nausée, cela réveille mes souvenirs et la colère j'en ai pour deux.

samedi 7 mai 2016

Ce qui fait retour

Je reviens à ces jours, au coup de téléphone, ton dernier, où tu m'as demandé d'écrire ce qui avait fait notre enfance, l'ombre et la lumière as-tu dit. J'ai répondu que j'avais déjà quelques textes, je te les ai apportés le surlendemain au CHU, ils t'ont plu mais tu ne t'y es pas retrouvée, tu ne me l'as pas dit ainsi, tu as parlé de Honfleur et du Croisic, pour toi l'enfance était bien davantage du côté du soleil et des murs blancs de la presqu'île, et pour moi ce n'était pas si net, aujourd'hui encore je nous revois sur la luge à Mulhouse, dans les greniers de Honfleur -il y avait au plancher un trou d'où l'on voyait la Simca de grand-père- à Provins sur la pelouse où nous dressions des tentes faites de tabourets, de manches à balais et de couvertures militaires, à Villepreux dont tu parlais peu, mais où nous étions repassés un jour où nous allions acheter des étagères Ikea, et rien n'avait changé mais le monde s'était rétréci à voir la place minuscule et ses acacias rue du ruisseau Saint-Prix. Mais pour toi le Croisic l'emportait, terre d'enfance, et les dernières semaines Laurent notre frère de vacances était venu souvent te voir, et il avait su faire renaître ce monde qui m'évoque aujourd'hui les sandales en plastique obligatoires sur les rochers, ses allergies au soleil qui le tachetaient d'orange, les pêches au haveneau, les courses à vélo, les tables à rallonges où venaient s'asseoir une myriade de cousins, d'amis et d'oncles -mère et tantes cuisinaient, ce n'était pas vacances pour tout le monde, et nos appétits d'enfants étaient infinis, et nous avions pour nous le temps éternel des semaines d'été. 
Je n'ai plus le temps mais je le prends pour toi, je lance mes filets dans ce passé où je peine à me pencher, ce que j'en ramène c'est peu, j'en fais ce que j'en peux, et je pense aux tableaux de feutrine où le père du père collait à la Sécotine des coquillages avec rigueur, à la façon des vitrines des vieux musées d'histoire naturelle.

jeudi 5 mai 2016

Fenêtre ouverte avec chants d'oiseaux

Le tueur de tourterelles se levait tôt, buvait son café au lait, y trempait ses tartines dans la fraîcheur des murs blancs de l'été. En juillet il chassait les canards à Saint Philbert, et revenait déposer les proies sur la table de la cuisine et bientôt dans la maison blanche, une odeur de plumes brûlées. Nous nous levions tard dans ces lumières abruptes où dansaient les poussières, faisant scintiller les triangles des outeaux de nos deux chambres sous les toits. C'était avant qu'on leur bricole des volets de contreplaqué marine, qui prolongèrent nos nuits et firent cesser la danse. Si j'y pense ce matin, dans le bureau sous le toit de ma vieille maison, c'est qu'au loin j'entends les roucoulements d'une tourterelle, qui couvre par instants les merles et les pleurs de bébés des chats ensauvagés. Tu n'es pas dans la chambre à côté, tu n'es plus nulle part, nulle part pour te lever et brosser tes cheveux blonds. La tourterelle s'est tue, mais pépient des oiseaux indistincts et la poussière danse par la fenêtre ouverte. C'est le premier jour où il ne fait pas froid le matin. A mon tour j'ai l'âge de me lever tôt, tous les jours je déjeune seul et je me souviens des heures de l'enfance avec toi, de ce qui s'est refermé, de ce qui parfois s'entrouvre, dans un chant de tourterelle.

dimanche 1 mai 2016

Mieux que muguet

Fleurs de poiriers nacrées -les vieux poiriers sont taillés en hauteur, en poire disent les jardiniers d'ici- fleurs de pommiers qui neigent sur les prés après la pluie rose des cerisiers, c'est le temps lumineux des arbres en fleurs et sous le soleil encore froid du dimanche, l'illusion du cycle, du recommencement. Reviendrait le temps du bon vivre, reprendre le chemin du marché, acheter des fleurs de saison, on aurait nettoyé les vases. On se verrait bien refleurir, aller au marché avec toi choisir les renoncules, les ancolies, et des pivoines rouges et blanches qui ne tiennent jamais, quitte à les voir neiger penchées sur la console.

jeudi 21 avril 2016

"Dégommons ce connard de dieu"

Le matin qui suivit ta mort, je suis allé chercher des croissants à la boulangerie Porte Saint Vincent, suis remonté à la Garenne. Rentré chez toi je me suis assis dans la cuisine et j'ai attendu que tes enfants se lèvent pour leur apprendre ton décès, puisque plus rien alors n'était urgent, et que plus rien ne m'était plus précieux que leur sommeil. Thalie s'est levée la première, et je lui ai dit que tu étais morte et ce fut tout, puisqu'elle savait l'échéance imminente, et qu'elle s'est toujours tenue droite. Sont venus ensuite et Bastien et Thibaud, et je leur ai dit et là aussi ce fut tout. Philippe est rentré de l'hôpital avec le sac de tes affaires, et Thalie a cru pouvoir ranger et elle ne l'a pas pu et ce fut la seule fois où je l'ai vu pleurer. Quand j'ai écrit le texte à lire pour la cérémonie, ce memento qui ne regarde que ceux qui t'accompagnèrent, je l'ai lu à chacun d'entre nous. Je suis monté à l'étage où Thalie était dans sa chambre. Elle a écouté, puis approuvé. Placardée au-dessus de son bureau, une petite feuille où elle avait inscrit le seul vers que je lui connaisse: "Dégommons ce connard de dieu". 
A Noël, nous avons fui la maison pour Vienne, vu les musées, j'ai ronflé à les empêcher de dormir. Dans les toilettes d'un restaurant japonais, des cartes postales offertes ont retenu notre regard, il y était écrit: "Fuck 2015" et c'était tout. Nous n'avons rien dit mais en avons pris un stock. Et ce fut tout.

dimanche 17 avril 2016

Dimanches d'été

Notre patience au Croisic, lors de la messe du dimanche, tenait pour beaucoup, je crois, à l'attente de l'après. Nous chantions les niaiseries dominicales, la tête ailleurs, plus précisément à la bibliothèque populaire où maman nous menait au sortir de l'office. Plus que les romans -nous avions à la maison tout le nécessaire-, c'étaient les bandes dessinées qui nous faisaient rêver. On les y louait à l'unité, nous les prenions par douzaine. Tif et Tondu, le Génie des alpages, Bernard Prince, le vagabond des limbes, Philémon, Chlorophyle, Benoît Brisefer, Blueberry, Gaston Lagaffe, que n'avons-nous dévoré? Il fallait cependant patienter, subir l'interminable déjeuner chez la tante Annick, le melon au porto (pour nous c'était sans porto), le veau Orloff et les sorbets de la sorbetière SEB, toujours paillés de cristaux d'eau. Nous ne plongions dans l'aventure qu'au café des adultes, et il fallait nous arracher aux planches qui nous appelaient vers un autre monde sans ennui, où régnait la couleur, où l'on ne chantait pas comme Maria dans la cuisine "le Seigneur fit pour moi des merveilles" -quelles merveilles? on ne savait pas.

samedi 16 avril 2016

Santo Spirito

Tu connaissais Florence, c'est une ville que tu aimais, comment ne pas aimer Florence? Tu avais grimpé jusqu'en haut du dôme, c'était au temps de ton grand souffle, Philippe pris de vertige s'était arrêté. Je n'y ai pas grimpé, trop de monde et ma claustrophobie dans l'escalier étroit, mais j'ai gravi la colline de San Miniato jusqu'à la "belle paysanne" où tu n'es pas allée, et moi aussi, j'ai vu la vue, mais d'outre Arno. Avec Laurent nous avons pris le soleil sur les places, acheté des oronges séchées au marché central, comparé les jets de sang jaillissant du flanc du christ au couvent San Marco où Fra Angelico n'est plus frère mais bienheureux, moi toujours ton frère mais certainement pas saint. A cinq heures sous l'orage, place Santo Spirito, l'averse nous a figés sous un parasol de café, s'est abattue sur un estropié au plâtre bleu qui cuvait sur les marches de l'église. Un serveur est allé le secouer sans succès, un clochard s'est approché lentement sous l'averse, claudiquant sur les pavés, l'a couvert d'une courtepointe rose. D'autres personnes ont bravé la pluie, ont relevé le malheureux, l'ont installé sous le porche sans que le gardien de l'église esquisse le moindre geste, occupé à lisser ses gants de cuir pour les ranger dans sa poche à l'abri des gouttes. le clochard claudiquant est retourné sous les arbres qui ne protégeaient pas de la pluie, a quitté leur couvert, et a hurlé, du milieu de la place auprès de la fontaine: Vergogna! et c'était le mot juste. Nos verres de vino nobile de Montepulciano nous ont semblé amers, et le christ gracieux du jeune Michel-Ange installé dans la sacristie, indifférent.

lundi 4 avril 2016

Y regarder à deux fois

Toutes les couleurs du printemps, de nouveau, sans toi de nouveau: Point le jaune vulgaire du colza, celui des genêts partout s'épand sur les rochers, maman s'émerveille du tapis de violettes sous sa fenêtre, ton fils, amoureux, rayonne et cuisine pour sa jolie brune. Boire un verre pointe d'Arradon, guetter Bastien qui ne voit rien sans ses lunettes, il remonte un catamaran sur la cale sèche du club de voile, il fait bon. Des enfants lancent des pierres dans la mer, des jeunes filles font des selfies en pouffant et se les envoient, tout cela sans toi. Philippe me parle du chantier qu'il relance, de la maison qu'il faudra quitter pour des mois, qui a bien besoin de travaux: il y a des trous dans le sol de la cuisine, la fenêtre ne s'ouvre ou ne se ferme plus, on ne sait pas très bien. Ces travaux sans toi, c'est avec toi qu'ils furent conçus, tu n'en verras pas le résultat, mais la maison ressemblera à ce que tu aurais voulu. Je lis Mémoire de fille d'Annie Ernaux, je le lis pour toi aussi, tu aurais aimé ce livre exact et cru. Je me dis qu'elle aurait su mieux que moi dire qui tu fus, comment naquit la femme de la petite fille que je m'échine à susciter. Mais de notre enfance il ne reste que ce que j'en garde, et je me garde des photos au soleil menteur, au bonheur obligé, où tu figures, où tu souris, je ne me plonge pas dans les papiers qui font mal, je n'interroge pas maman. Je contemple nos paysages après le malheur, ils n'en portent pas trace, je ne leur en veux pas, leur temps n'est pas le nôtre et leur temps connaît ses propres catastrophes. Je les regarde, deux fois, une pour moi, une pour toi.

samedi 19 mars 2016

Présence sensible

C'est donc aujourd'hui. Mais non rien ne se boucle, et autant te le dire, parler du jour de ta mort comme d'un anniversaire m'est impossible, pas plus que je ne considère la formule convenue qu'on m'assène parfois: non je ne fais pas mon deuil. T'écrire c'est maintenir un lien vivant, les couleurs acides de l'enfance passées par le filtre des diapositives, c'est saisir à l'occasion un retour qui fait mouche, saisir ce qui me saisit dans l'air et me ramène à toi, ta façon bien particulière d'affirmer c'est n'importe quoi, ton sourire fêlé de fossettes, tes cheveux, cet épi qui blondissait l'été, la couleur indécise de tes yeux noisette un peu verte, tu demeures inscrite dans le monde sensible, j'entends par-là qu'à chaque instant le moindre coup de vent, la fleur courbée vers le talus, l'odeur du poisson frais, le soleil qui perce l'averse, le reflet d'un nuage sur une mare, les Litanies de la Vierge de Charpentier, un morceau de pain trempé dans une fondue fribourgeoise, la chair sanglante d'une pêche de vigne, la guitare de George Harrison, une toile de Veira da Silva ou un verre d'Irancy, à chaque instant, dis-je, une sensation peut surgir, se déployer, se déplier, te faire revenir, et moi reconnaissant, te reconnaissant, de t'accueillir.

dimanche 13 mars 2016

Nos maîtres d'école

Ils sont revenus du passé, tu en aurais été heureuse, Philippe me le confirme, tu aimais, comme moi, les évoquer. Ils m'ont écrit après avoir lu les lignes qui parlaient d'eux, nos maîtres d'école, et lisant les autres textes, ils ont appris ta mort, alors ils m'ont écrit, nos maîtres d'école, et j'aurais tant aimé que tu partages ma joie de ce retour d'enfance, je sais que tu l'aurais partagée, je sais quels souvenirs nous aurions fait surgir, la classe bien sûr, le plaisir des leçons, les promenades Chemin de la Comtesse, mais pas seulement: ils étaient les parents d'Anne, ta meilleure amie, et nous avons souvent passé nos mercredis chez eux. Aux mots que je lis d'eux, je les retrouve, je me souviens de leur maison à Villepreux, au Prieuré, des gâteaux de Maryse, du sourire bagué d'Anne (toi aussi, tu as porté autour des dents ces appareils qui firent la fortune des dentistes). C'est Laure leur cadette qui tapant le nom de ses parents sur Google, les a trouvé nommés ici. Elle était timide Laure, jusque dans son sourire. Reviennent alors les sorties de fin d'année au zoo de Vincennes, le rocher aux singes, les odeurs des fauves, et les animaux de verre filé que tu achetais là pour en orner ta chambre. Revient leur 4L et une journée à la Mer de sable d'Ermenonville, Anne écoutant des disques de Serge Lama, tout une enfance, notre enfance en sa lumière, et la chaleur intacte de ces gens de bien, nos maîtres d'école.

dimanche 6 mars 2016

Écrivant mars

Se boucle, ce mois-ci, la première année sans toi, pas besoin de calendrier: les fleurs le disent sous la gelée, c'en est fini de février, mais nous sommes dans ces temps où l'hiver est plus doux que le printemps qui cingle, et mars, en dépit des jonquilles, m'est une Toussaint violente. Les fleurs sont en avance, on ne peut pas comparer disent les jardiniers, une année ne fait pas l'autre, mais l'an dernier, tu me l'avais dit, si attentive à la vie qui te quittait, l'an dernier déjà, les fleurs avaient anticipé l'appel. Je vois par la fenêtre les derniers perce-neige, les narcisses, les primevères. Lorsque pour la dernière fois, nous sommes sortis de l'hôpital pour prendre le soleil, je me souviens que fanaient les crocus et qu'explosaient d'un rouge invraisemblable les massifs de tulipes, et ce fut très joyeux de pousser ton fauteuil, de se laisser porter par l'allégresse des plantes. Ce mois-ci boucle, un vieil oncle est mort et à l'enterrement revoir certains de ceux qui étaient venus au tien. Moins de fleurs pour le vieil oncle, plein de robes d'avocats et quelques vieux chantres ânonnant le rite latin. Je suis rentré glacé, et je pense, t'écrivant, aux premières tulipes, et je te rêve un paradis païen.

mardi 23 février 2016

Un autre temps

J'aurais aimé te raconter cela, ce retour d'enfance impromptu dimanche. Celui qui me parle je ne le connais pas, mais très vite il évoque les Yvelines, Villepreux, Chavenay où il habitait, comme c'est étrange ce que les lieux reviennent. Dans une haie, à Chavenay, coulait une source claire où nous rêvions de boire, mais le père nous le refusait, à raison sans doute. Il me rappelle que le collège s'appelait Léon Blum, qu'un garçon avec qui je suis allé en classe à l'école Jean Rostand habitait chemin de Rambouillet, ils étaient scouts ensemble, et le nom revient, Philippe Gautier. En vieux professeur de français, je me demande si Gautier souffrait un "h" ou non, je ne sais plus, mais je revois son visage tout en longueur, et plus tard je me demande si je n'ai pas confondu avec Frédéric Leclerc, c'est bien possible, les retours sont si incertains. Resurgissent les noms des voisins, des copains, Yann Delpech, Ronan Kérodren, et le chemin de Rambouillet pris chaque jour pour aller au collège, lentement, car Laurent interdit de vélo par sa mère déposait son cartable sur mon porte-bagage. Lui évoque d'autres lieux, la piscine où l'on m'a poussé à l'eau pour m'apprendre à nager, le lotissement du Prieuré, le théâtre du Val de Gally, et à ce nom tu m'apparais concentrée un jeudi après midi à fabriquer des émaux à l'atelier de travaux manuels qu'animaient des réfugiés chiliens -c'était un autre temps, les réfugiés on les accueillait dans les municipalités socialistes, socialistes ça voulait dire de gauche, et Villepreux était de gauche, même le curé disait la messe en pull-over rouge devant grand-père indigné. C'était un autre temps où les familles de droite comme la nôtre envoyaient sans crainte leurs petites filles fabriquer des émaux avec des réfugiés chiliens. Au théâtre du Val de Gally, j'ai vu Le malade imaginaire joué par une troupe africaine, et cela m'a beaucoup surpris, j'avais dix ans, et je n'ai pas ri. Dans la même salle plus tard, au ciné club, nous avons vu plein de films pas de notre âge -c'était un autre temps où une mère catholique qui faisait le catéchisme aux enfants ne voyait nul inconvénient à ce que les siens voient des films ardents, Bergman à quatorze ou quinze ans, Sonate d'automne et toi pleurant à mon grand étonnement.

mercredi 17 février 2016

poisson grillé 2

Il aurait fallu dire la part du père dans la pêche, sa marinière délavée, le pull dont sa mère avait honte, pull bleu raccommodé. Ce serait justice de rappeler qu'il fut source de ces joies-là, qu'il fut patient à nous apprendre les gestes qu'il faut pour ne pas affoler les bêtes, comment savoir faire silence et se mouvoir lentement, sur l'eau comme dans la forêt. Nous lui devons le nom des arbres, des oiseaux, des poissons et des crustacés, nous lui devons de ne pas écraser les champignons, de cueillir les bons. Les poissons grillés, c'était lui qui les préparait. Au père l'art du feu, le barbecue rituel. Mais voilà je suis seul à me souvenir, et injustement, parce qu'il fut injuste, je décide ici que le bonheur ce fut sans lui, malgré lui, contre lui. il disparaît du bateau qu'il pilotait, il ne plonge plus, il ne pêche plus, ses mains sont sans effet sur les braises. Les cèpes, c'est sans lui que je les trouve, les poissons je ne les grille pas. Il te survit, mais en moi pour toi toute la place toute l'enfance et pour toi toute la lumière, et limpide tu l'annihiles, et morte tu lui survis dans ce territoire dont moi seul j'ai la clé.

Poisson grillé

Il faudrait revenir aux îles, retrouver les criques où nous avons pêché, prendre le bateau pour Hoëdic, et marcher sur la lande aux odeurs d'anis et d'asperge sauvage. Les îles ne protègent de rien, mais Dumet, Houat, le plateau découvert lors des grandes marées autour du phare du Four, la joie des laminaires en dessous du bateau, tu aurais aimé j'en suis sûr les revoir un été où, moins souples sur les rochers, nous aurions cependant crocheté des dormeurs et d'une main retrouvant les gestes de l'enfance, capturé des étrilles en évitant leurs pinces. Au retour, nous aurions laissé filer les lignes, et pris quelques maquereaux goulus, une orphie à la chair verte, celle-là aurait serpenté un instant à la surface des vagues, avant de se tordre au fond du zodiac, et nous aurions été bien déçus, car c'était toujours le bar dont nous rêvions et que nous ne ferrions jamais. Tu aurais bronzé, j'aurais rougi en dépit des crèmes, et nous serions rentrés fatigués, heureux d'un bonheur dont l'été fut prodigue. Le soir, nous aurions mis sur le poisson grillé du beurre fondu, du gros sel gris et un jus de citron.

mardi 2 février 2016

Ta part du monde

Le jour rallonge un peu, c'est l'heure des lumières rases. Voilà dans la vitre de la chambre un reflet rose orange, et sous cet éclairage l'hiver semble une fiction d'où sourd l'envie de ne pas perdre l’occasion d'une joie. C'est toi qui m'a appris cela, moi je serais du genre à laisser couler l'eau. Tes dernières années t'ont changée, saisir le temps te fut un art, et la lumière sur le Golfe, certains jours décida de tout. Il n'était plus question de rater l'occasion, et de mois en mois, virtuose du kairos tu fus là si absolument, comme ce midi tardif à Conleau, où nous avons pris le soleil, de ce qui s'appelle prendre, avec Philippe, comme des petits vieux sur un banc, dans un décembre irréel de transparence, et pour la dernière fois tu sus prendre ta part du monde dans ce jeu d'îles et de reflets, et une fois encore il fit bon vivre à côté de toi.

mercredi 27 janvier 2016

L'eau des mares

En ce jour gris de courte vue, de pauvre lumière, je m'en retourne vers l'eau des mares au reflux, sous les grands rochers au granit un peu taché de goudron, à Port-lin, après le club Mickey, en contrebas de la belle villa, la seule qui soit du côté mer de la route. Nous plongions le regard plus encore que nos épuisettes dans ces petits mondes clos dont nous étions les dieux patauds: les coquillages se refermaient sous nos doigts, crabes verts, crevettes translucides se cachaient sous les algues brunes et rouges, dans ces volumes illusoires qu'elles développaient sous la loupe de l'eau. Entre les pierres d'autres crabes, des bigorneaux, des anémones renfrognées dans l'attente de la marée. C'était un âge d'abondance, où les enfants qui s'ennuyaient pouvaient ramasser des pleins seaux de bigorneaux qu'on méprisait à la cuisine, tout comme Maria soupirait lorsque nous rapportions du port plus d'éperlans qu'il n'était attendu de notre maladresse et qu'il fallait bien frire, nous en étions si fiers. Dans ces rochers, plus loin, nous étions un peu plus âgés, lors des pêches à pied des grandes marées, coefficient 95 ou plus, nous connaissions toutes les failles où les bouquets se réfugiaient et les trous où déjà il n'y avait plus de homards, mais des étrilles aux carapaces d'un velours taupe et parfois une araignée qui se confondait en camouflage. Dans ces rochers-là -car on disait dans les rochers, un dormeur sournois que j'avais crocheté sortit sa pince du sac de nos trophées et s'en prit à ta cuisse en brute invertébrée, j'eus du mal à le décramponner et je me souviens que tu pleuras de douleur. Sur ces rochers, un peu plus loin, j'ai glissé, et je me suis luxé le coude, et tu étais là, et tu m'as aidé à rentrer. La lumière, l'eau des mares c'était avec toi, c'était.

mardi 19 janvier 2016

Aux jours d'école

Nous avons aimé l'école, les maîtres, les billes, la balle au prisonnier, et dans la cour de l'école Jean Rostand devenue mixte (Jean Rostand vint je crois l'inaugurer), tu t'emberlificotas des heures avec tes copines dans ces mystérieux jeux d'élastique auxquels les garçons n'ont jamais pris part, tant leur étaient indéchiffrables les figures qui s'y composaient, tressauts entrechats de gamines maigres tendues comme des ressorts de joie. Nous fûmes des enfants sages, des bons élèves, et c'était naturel, cela allait de soi dans ce monde homogène où le dimanche à la messe on pouvait compter les portugais -on les trouvait honnêtes et travailleurs, c'était acquis dans ce monde d'essences, mais jamais on n'eût pensé que leurs enfants dussent être studieux. Nous l'étions, et nos amis étaient fils d'officiers pareils au père -du moins le croyait-on- ou les filles de nos instituteurs-de-gauche-mais-des-gens-bien-quand-même. Je vous nomme, amis de la première enfance, Jean-François, Laurent, Anne, et vous nommer c'est comme un vœu d'hiver, un souhait de longue vie pour les images heureuses que vous suscitez ce soir, et je vous nomme aussi Maryse et Edouard Fabre-Garrus, nos instituteurs bien aimés, la petite brune et le grand distrait que toi comme moi avons écouté avec tant de plaisir, qui nous apprirent tant, qui nous firent chanter, apprendre des poèmes un peu communistes, et nous emmenaient, les après-midi de printemps, marcher chemin de la Comtesse, lorsqu'il faisait soleil sur les digitales à faire tiédir les gourdes de Fanta orange.

dimanche 17 janvier 2016

T'écrire

T'écrire est difficile, j'entends, savoir que faire pour ne pas trop trahir. J'y pense toutes les nuits, au fond c'est impossible -impossible mais nécessaire. Je ne puis te prêter vie -je ne suis pas cet hystérique ce démiurge, ce mystique, je n'ai pas volé le feu ni contraint les dieux à m'entendre, je ne projette ni ne délire je te sais morte et nonobstant je te parle je t'écris ce sont des actes insensés dont je ne saurais faire l'impasse, pas des actes impensés je peux faire pleurer les pierres mais pas non plus l'horreur terrifiante des tombeaux. J'essaye moi qui ai choisi la lame qui te recouvre, de ne pas écrire de pierre, que t'écrire soit toujours de l'élan du vivant et non -sous le mauvais prétexte que tu ne saurais me répondre- un monument qui te fige: l'abominable ce serait que te parlant je te statufie. Chaque mot tremble d'encre bleue, chaque mot je te le lance, chaque mot danse avec ton ombre qui s'enfuit.

samedi 16 janvier 2016

Première neige

Tu n'as pas oublié mon anniversaire, oublier, tu ne peux plus, oublier c'est encore être. Maman non plus, elle s'est souvenue, m’a appelé, c'est rare qu'elle appelle, très rare que ce soit le jour dit de ma naissance, je suis comme elle, moi aussi j'ai l'anniversaire approximatif. En cela nous différions: tu tenais à ton anniversaire, je fuyais plutôt le mien, tu souffrais enfant de prendre un an de plus le jour de la rentrée des classes, et je me souviens que tes quarante ans te furent pénibles, et je me souviens surtout que l'année dernière tu fis tout pour survivre à celui du père, je ne peux pas mourir aujourd'hui m'as-tu dit crânement -moi j'avais oublié la date et si je la sais à présent c'est pour ta rage à survivre à ce jour-là. Non, je n'aime pas les anniversaires, trop absorbé par la guirlande de l'après qui se tresse quoi qu'on en ait: hier c'était la première neige sans toi, cette première neige me pèse plus que mes cinquante trois ans -que vaut cet âge que tu n'atteindras pas?

mardi 12 janvier 2016

Lettre morte

Philippe a retrouvé le brouillon de tes lettres, il me le dit au téléphone, sa stupeur, ces brouillons au milieu des cours d'internat qu'il allait jeter, la douleur de te lire écrivant au père, à tante Marie aussi, écrivant pour dire ce qui fut. Je n'ai pas lu ces lettres, tu m'en avais parlé. Ce que je sais, tu y nommais l'inceste, sommais le père de le reconnaître, de s'excuser. Restée lettre morte la lettre, le père ne sait pas dire pardon, le père s'absout d'avance, le père n'a jamais répondu de rien, le père nie devant l'évidence, le père persiste et va très bien, merci.
Quant à nous qui te portons nous avons cœurs et poings serrés.

dimanche 3 janvier 2016

Jardin-de-derrière, jardin-de-devant

Ta chambre au papier peint Crin blanc (enfants et chevaux de Camargue) donnait sur le jardin-de-derrière, comme la mienne où entraient des merles ivres: ils avaient picoré les baies sures du buisson ardent et moitié titubant s'envolaient vers la vitre. Il y eut des accidents d'oiseaux au-dessus du jardin-de-derrière. Jardin-de-devant non, un forsythia, un vegelia, un arbre de Judée, une haie de troènes, des hortensias un peu chlorotiques et voilà tout le jardin-de-devant, un jardin de façade, pas un jardin d'enfants, un jardin pour les gens, pour le qu'en-dira-t-on, bien tondu, bien taillé, bien traité par le père: un jardin impeccable, blason de probité. Dans le cellier tous les produits KB contre tous les parasites possibles, toutes les pulvérisations, tous les engrais, tous les pesticides et même les fumigations rien n'était inutile. On invitait les invités au tour du jardin-de-devant, c'était vite fait mais il leur fallait s'extasier et s'intoxiquer en humant les roses Meilland jaunes de poudre anti-pucerons, juste devant le salon.
Nous étions, nous, du jardin-de-derrière. Les jardins ne communiquaient pas, il fallait traverser ou cuisine ou cellier pour arriver aux corètes du Japon, au buisson ardent, aux cassis-fleurs, au parterre de fraisiers. Au centre de la pelouse du jardin-de-derrière, le portique jaune et vert aux deux balançoires qu'on nous offrit pour nous consoler de la mort du chat -de fait cela nous consola. Le père ce diviseur avait segmenté le jardin-de-derrière, le jardin caché, le jardin des enfants. A toi les fraisiers, à moi les cassis fleurs, question d'odeur peut-être, de stratégie sans doute: à toi la jouissance des fruits, à moi le rien des parfums d'avril. Il escomptait ton égoïsme, tu mangerais toutes les fraises, te ferais l'agent de ma frustration -c'est ce qu'il aurait fait- mais non tu partageas toujours les fruits innocents de l'Eden, et de cette enfance incorruptible nous vient je crois cette indifférence à la propriété, la certitude que tout ne s'achète pas. Tu fus toujours la généreuse, je demeure désintéressé.

jeudi 31 décembre 2015

A la bonne heure

Puis c'était, en ces jours de nuit, la visite à Maurice, à quelques rues de la maison de Honfleur, une autre maison, à jardin caché. Maman nous laissait sonner, il fallait attendre, pas longtemps, le temps d'entendre la voix de Blanche approcher, haut perchée, modulant toutes les nuances possibles d'"A la bonne heure", son expression préférée. Le bonheur lui avait été refusé, mais la bonne heure elle la prenait avec le thé qu'elle nous offrait. Nous n'aimions pas tellement le thé en ce temps-là -Ça vous viendra nous disait-on, on avait raison- mais c'était la bonne heure de Blanche, qui proposait des chocolats. Tu serais là, tu te souviendrais. Les pas traînants, comme étouffés des charentaises de Maurice, qu'on entendait venir -que c'était long, comment pouvait-il marcher si lentement?- le baiser dégoûtant qu'il fallait accepter. Sa salive lui échappait, c'étaient d'affreux baisers mouillés qu'on se cachait pour essuyer. Maman nous avait expliqué le Parkinson de Maurice, comment jadis, par-dessus le marché, il avait été gazé à la guerre, combien il avait été beau naguère -mais c'était inimaginable et nous ne l'imaginions pas. C'est discrètement qu'on s'essuyait en attendant la récompense qui ne tardait pas trop, juste une éternité de potins, de tasses de thé. Blanche sortait de longues allumettes, et son sapin s'illuminait de bougies pincées au bout de chaque branche, qui révélaient des ornements scintillants, des fées de mousseline, des lutins veloutés, des lampes à pétrole aux bulbes roses comme des bonbons. Si nous avions été sages, nous avions le droit de choisir parmi ces trésors, un chacun, que Blanche décrochait d'un sourire. Nous étions toujours sages et je me souviens de l'année où tu choisis une lampe rose dont le plastique nous fut alors révélé mais qu'importe, elle fut accrochée par la suite à tous nos sapins de Noël, et même fêlée, même ternie, elle a traversé les années et tes enfants, à leur tour, ont pu la regarder.

mercredi 30 décembre 2015

Inventaire de Noël

Aimions-nous tant Noël? Je ne m'en souviens plus. Aussi loin que je me rappelle, ce fut Honfleur dans la nuit du jardin qui trop boueux nous était interdit, la nuit recommencée jusqu'au cœur du jour indécis. Je me souviens mal de Noël comme si tous les noëls empilés s'étaient annulés, et plus personne désormais pour m'aider à faire le tri, faire lumière dans la nuit. Même nos premiers noëls légos poupées dînettes voiture téléguidée, je m'en souviens à peine, est-ce si important, en serais-tu peinée? Un sapin certes, une guirlande de pères noëls en papier découpé, la première guirlande électrique -pas de celles qui clignotaient, mais elle avait des cabochons de plastique qui imitaient l'involucre des noisettes. Ce que je revois mieux, c'est la crèche démesurée, les rochers de papier crèche savamment scotchés, le lac où nage un cygne -le lac un vieux miroir où le cygne est posé. Le père prenait prétexte de la crèche pour disparaître dans les bois sombres, dont il sortait le panier plein de mousses, de bruyère et de lichen, les mains écorchées par le houx, et la maison d'un coup sentait l'humus. Non que le houx manquât dans les bois des coteaux, mais il fallait trouver ceux dont les branches luisaient des baies rouges que le folklore exige. Le gui ne le requérait pas, trop commun, foisonnant dans les vieux pommiers du verger près de la maison de Denise, à peine prenait-on le temps d'en couper une boule -c'était un peu païen, pas trop le genre de la maison.

dimanche 13 décembre 2015

Nos peurs

Nos peurs d'enfants tenaient à peu de choses, une gravure et deux disques, un couloir obscur la nuit -on ne savait pas où allumer la lumière dans la grande maison, on entendait grincer les branches de l'araucaria. Sur un vieux Teppaz, nous avons rayé nos peurs et toutes les musiques qui nous étaient données, Toréador prends garde, Colargol l'ours qui chante en fa en sol, une face des danses hongroises de Brahms -l'autre c'était pour les slaves de Dvorak- Casse-Noisette et Pierre et le loup, toutes les chansons et rondes de France par Lucienne Vernay et les quatre barbus, telle était notre discothèque -si tu étais là, tu compléterais- avec, c'était un prêt je crois de tante Marie, la Marque jaune en trente-trois tours.
La gravure d'un diable qui sortait de sa boîte, dans le couloir, les douze coups de minuit qui sonnaient à Big Ben -en fait il suffisait qu'il soit huit heures l'hiver dans nos robes de chambre- et surgissaient des terreurs expressionnistes, les sourcils du Docteur Septimus hurlant sur "Guinea-Pig" qu'il dirigeait à coups de fouet, dès que la nuit tombait il fallait à tout prix éviter ces périls dont nous n'osions parler -les parents s'en moquaient, nous étions ridicules. J'ai préféré je m'en souviens, un soir d'hiver à Honfleur, pisser au lit plutôt que frôler le diable du couloir qu'il fallait traverser pour aller aux toilettes, tu n'avais pas pissé mais tu as pleuré avec moi par solidarité, sans savoir vraiment pourquoi. C'était pourtant un faux diable -la gravure est chez maman- un bon diable même, puisque l'effroi causé par son apparition permettait au jeune homme de ravir son amante -maman nous l'avait expliqué, en vain, les enfants ne comprennent rien avait ricané la grand-mère. Mais le pire, peut-être, ce qui vraiment te terrorisait c'était le quarante-cinq tour de L'homme à l'harmonica, bien-sûr, nous n'avions pas vu le film, mais l'air à lui seul racontait le poids du destin sur le dos de l'enfant, et t'accablait bien plus que moi, ce qu'aujourd'hui je comprends mieux mais je ne saurais dire pourquoi.

lundi 7 décembre 2015

Sale année

Tu n'aurais pas aimé, je crois, l'année que tu n'as pas vécue. Tu aurais aimé vivre, cela n'a rien à voir et tu ne l'as pas pu. La veille de l'attentat de janvier, je t'avais retrouvée à Caen, au pavillon des cancéreux -ce n'est pas ainsi que cela s'appelle mais c'est ainsi que je le nomme et que c'est juste. Tu attendais, ce que tu as attendu c'est fou -être malade c'est attendre, il reste si peu à vivre et c'est sur de mauvaises chaises, sièges de salles d'attente, au milieu des visages possibles de sa mort prochaine qu'il est donné de perdre son temps- tu attendis des heures durant que l'oncologue te reçoive et te donne les drogues expérimentales et l'espoir afférent qui venaient d'Amérique et tu t'es aperçue que tu étais la seule qu'on avait retenue pour l'essai, l'essai qui n'a pas marché. Le lendemain les crayons se turent, nous n'en avons pas parlé. Mes élèves ont porté longtemps des badges "Je suis Charlie", comme ils ont chanté voici quinze jours Imagine de tout leur cœur. Trois semaines durant, tu as pris les cachets, tu as vomi, tu as voulu croire aux effets secondaires. Le rebond n'eut pas lieu. Ton agonie entre la chambre et le salon.
Tu aurais aimé, je le sais, voir Thibaud heureux, tu ne l'as pas vu. Tu aurais tremblé pour lui qui n'est jamais allé au Bataclan, tu n'as pas tremblé. Tu aurais voté vert, probablement, en râlant sur ces vieux adolescents qui ne savent pas avoir raison. Tu aurais découvert que notre très gauche président avait des érections militaires et la démocratie merdeuse. Tu aurais vu le Front monter, sale année, sale année que celle de ta mort.