La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

lundi 7 décembre 2015

Sale année

Tu n'aurais pas aimé, je crois, l'année que tu n'as pas vécue. Tu aurais aimé vivre, cela n'a rien à voir et tu ne l'as pas pu. La veille de l'attentat de janvier, je t'avais retrouvée à Caen, au pavillon des cancéreux -ce n'est pas ainsi que cela s'appelle mais c'est ainsi que je le nomme et que c'est juste. Tu attendais, ce que tu as attendu c'est fou -être malade c'est attendre, il reste si peu à vivre et c'est sur de mauvaises chaises, sièges de salles d'attente, au milieu des visages possibles de sa mort prochaine qu'il est donné de perdre son temps- tu attendis des heures durant que l'oncologue te reçoive et te donne les drogues expérimentales et l'espoir afférent qui venaient d'Amérique et tu t'es aperçue que tu étais la seule qu'on avait retenue pour l'essai, l'essai qui n'a pas marché. Le lendemain les crayons se turent, nous n'en avons pas parlé. Mes élèves ont porté longtemps des badges "Je suis Charlie", comme ils ont chanté voici quinze jours Imagine de tout leur cœur. Trois semaines durant, tu as pris les cachets, tu as vomi, tu as voulu croire aux effets secondaires. Le rebond n'eut pas lieu. Ton agonie entre la chambre et le salon.
Tu aurais aimé, je le sais, voir Thibaud heureux, tu ne l'as pas vu. Tu aurais tremblé pour lui qui n'est jamais allé au Bataclan, tu n'as pas tremblé. Tu aurais voté vert, probablement, en râlant sur ces vieux adolescents qui ne savent pas avoir raison. Tu aurais découvert que notre très gauche président avait des érections militaires et la démocratie merdeuse. Tu aurais vu le Front monter, sale année, sale année que celle de ta mort.

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