Parfois, sans crier gare, quelque chose nous prend comme nous saisit le vent qui fait pleurer -Etretat, en janvier, on pleure on est cinglé, où êtes vous passés? Le temps de se retourner, le trou dans l'eau s'est refermé sur vous, il a fallu continuer sans. Les absents manquent et si le trou se referme, l'absence n'est jamais comblée, elle creuse en nous des courants d'air glacés mais ce qui nous transit, c'est de comprendre qu'on ne cesse de vous perdre, qu'on vous oublie pied à pied, ce combat perdu qu'on mène, qu'on ne cesse de perdre, vos mains, vos voix, vos yeux qu'on ne sait plus susciter, qui pourtant nous appellent dans un monde indifférent.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
lundi 24 juin 2024
vendredi 21 juin 2024
Ich habe genug
Peut-être rien ce jour, un rayon de soleil qui passe ou qui perce, le buffet qu'on a fermé, on lui préfère la fenêtre ouverte où les chats s'attardent, les fleurs des capucines cramoisies, il est des jours où une fleur suffit. Ce qui chante, oiseaux plus ou moins communs du jardin, bouleversants barytons allemands, Schubert, Messiaen, peu importe finalement qui chante, ce qu'ils chantent, il faut être reconnaissant, ceux qui chantent repoussent la fin même, inventent mon présent. Que le vieux temps reste au buffet, quant au bel avenir, c'est du boniment, du vent: à qui nous ment répondre par le chant, cueillir la capucine, l'éclaircie de maintenant je l'ai vue. Que le chanteur épouse le hautbois, sa voix la joie, avant que tout ait disparu.
jeudi 13 juin 2024
Monter à Grâce
Je n'aime pas me souvenir, je préfère que ça me revienne, un baiser d'aube, une boule de neige, le jasmin la nuit, ma sœur qui courait de curieuse manière, ce qui fait retour et suspend le temps, il faut le laisser ressurgir ne rien forcer, être patient, peut-être rien ce jour, peut-être l'essoufflement, le point de côté quand on avait pris le chemin de la côte de Grâce -pour mieux voir le Havre en face, il fallait un franc et la lunette nous projetait vers le port, la cheminée de la centrale et les réservoirs de carburant, qui aurait voulu mettre un franc pour voir des fumées et des pétroliers? On nous refusait le franc, on rentrait dans la chapelle, puisqu'on aimait les bateaux, on admirait les ex-voto, cela faisait rêver les voiliers suspendus et les marins sauvés, des plaques de marbre remerciaient la vierge. Rentrer ce n'était rien, on dévalait le chemin, indifférents aux toits de la ville, joie de la pente, perspective du goûter.
lundi 10 juin 2024
Bruits
Voilà trois ans que je vis au jardin, j'ai appris les chants et les cris, les bruits et les couinements de la souris dans la gueule du chat. Toutes les grives ne sont pas musiciennes, un âne nain qui brait en vaut un ordinaire, et les paons qui s'aiment le font savoir. Les canards préfèrent la grand mare à la nôtre, j'aimerais qu'elle convienne à quelque reinette verte ou grise, je ne crains pas les coassements, mais déjà qu'y vrombisse la libellule (la grande bleue, la petite noire) me contente. J'aime les renardeaux gris qui courent au pli du chemin, le vent dans les cerisiers la grande fleur mauve de la clématite, jusqu'au bruit de la gamelle de fer blanc que renverse le hérisson qui mange des croquettes pour chat, c'est ici, c'est ainsi, je m'y tiens loin des autres bruits.
lundi 20 mai 2024
Potager
Il n'y avait pas de potagers dans les jardins bourgeois de mon enfance, fruitiers, verger passe, mais les rangs de poireaux , les semis de radis, les histoires de lune montante, ce savoir d'almanach et les dos cassés des vieux qui binaient leurs carrés pas question, cela sentait le pauvre et l'effort, seule exception les rames de haricots entortillées de lianes, enfants nous n'aimions pas trop ça les haricots verts, les enfants sont difficiles soupiraient mère, tantes ou grand-mère, et d'évoquer la guerre, les topinambours et les rutabagas, fallait pas faire les délicats en ce temps là. Mais voilà qu'on y a goûté, qu'on a aimé -pas les rutabagas, il faut rester honnête- et quoi de plus fin, quoi de plus délicat que le topinambour? - elles avaient tort les vieilles chipoteuses.
Tanguy a placé des piquets, retourne le carré, donne forme au potager où sont déjà plantés deux pieds d'artichauts beaux comme des chardons gris. Dans des petits godets patientent des promesses de courgettes, de poivrons, d'aubergines, de courges et de potimarrons. Les haricots attendent un treillage où ils se mêleront aux concombres du Mexique. Un potager sans semis de radis, sans porette repiquée, ans carottes, sans patates, et sans topinambours: on ne déterrera pas, c'est ainsi décidé, un potager un peu bourgeois, somme toute.
dimanche 5 mai 2024
Anarchie du jardin
Il pleut encore ici comme depuis des mois, mai n'y fait rien tant pis, j'écris sous deux lampes, le poêle rougeoie, dehors l'herbe a tout envahi, c'est très vert ici, vert et gris, les chats dégoûtés dorment sur les fauteuils, il ne fait ni chaud ni froid, il pleut, c'est comme ça. Le jardin s'est ensauvagé, moins que le monde cependant, sont stupéfiants les enragés, s'en tenir loin si possible, et tolérer les herbes folles et les orties, cette sauvagerie-là, ronciers conquérants, bambous hors de contrôle, lierre proliférant, on s'en accommodera et l'on accueillera avec reconnaissance les abeilles, les papillons, les libellules bleues vrombissant au dessus de la mare, il est aimable le désordre, chaleureux le foisonnement qui fleurit, insensé, cette anarchie-là, oui, décidément.
mardi 30 avril 2024
Dove sei?
Dans l'autre Italie qu'irrigue l'autoroute et les voies à grande vitesse, celle que traversent les Audi suisses qui foncent vers la Toscane, l'arrogance de Ferrero, de Barilla, les musées à la gloire des voitures et de Pavarotti, un monde de bruit. On comprend mieux qu'il faille couper la plaine, on se prend de sympathie pour les rangées de peupliers qui ploient sous le vent et lâchent dans l'air comme des fleurs de coton, il neige des chatons, c'est la Romagne, un pays de cinéma, on se rappelle un vers de Pasolini, on se souvient de Silvana Mangano, de son visage de cire, c'est la campagne près de Rimini où il neigeait des chatons lors du mariage de la Gradisca, je me souviens comme il neigeait chez Fellini. On se blottit sur des placettes à l'abri du vent, des enfants chevauchent des lions de marbre -c'était jour férié à Modène une fanfare a joué des airs militaires puis Bella ciao devant la cathédrale puis, deux rues plus loin, une manifestation de soutien à la Palestine (déjà la veille à Bologne, la voix d'une étudiante se brisant net au mégaphone au milieu des drapeaux au triangle rouge).
Enfin la géométrie des hauts murs de Ferrare, ces ombres savantes, le retable de Garofalo, le souvenir de Dominique Sanda, des bicyclettes impérieuses, les fresques scotchées du château d'Este, la vérité tremblante des rimes de Bassani.
vendredi 5 avril 2024
Floréal
Nous aurons connu des plages heureuses, l'Italie d'avril, ses arbres de Judée étranglés de glycines, la neige sur le camélia, des concerts dans la blancheur calcaire d'églises toujours fraîches, les falaises de craie d'où pleurent des champs de lin. La chaleur montait sans qu'on s'en inquiète, le malheur on le repoussait à demain. Pâques nous était piqueté de jonquilles, de primevères, de coucous, d'anémones des bois, mais aujourd'hui voilà les cerisiers en fleurs et le petit poirier louise-bonne, et les derniers pétales roses du pêcher. Ce qui se passe, chacun le sait, ils se ruent au printemps les arbres, ils sont comme nous déboussolés. Quant aux jacinthes, elles tapissent déjà les clairières, seront fanées en mai, et le muguet qu'en sera-t-il?
L'irréparable nous le voyons navrés encrer nos paysages: mars aux champs orangés gorgés de glyphosate, avril jauni de l'inepte colza, on ne compte plus les haies arrachées, l'eau souillée jusqu'aux secret des nappes, on connaît les poisons instillés rémanents, permanents, les polluants éternels, cap au pire, haro sur le vivant.
Nous aurons connu les amandiers en fleurs en février, les cèpes en été sous les chênes du temps où il pleuvait l'été, les premiers crocus sur les alpages suisses, les rhododendrons arborescents de Varengeville, les grelots mauves de juin sur la hampe des digitales, puis les groseilles et les framboises, les cerises blanches, les cerises noires, ce monde affolant de couleurs, de jus, de sucre, ces parfums, tout un calendrier bousculé, le temps qui s'emballe et nous échappe.
dimanche 17 mars 2024
Pas de mais
Lorsque nous aurons fait le tour du monde, de la question, du pâté de maisons, lorsque fatigués jusqu'en nos dimanches, nous nous assoirons pour écouter le temps passer dans la rue comme dans nos artères, et nous rirons de nos dernières dents au souvenir de nos passions vaines. On croyait qu'il serait possible de voler le feu, de nos propres ailes, se brûler un peu, tomber dans la mer et nager la brasse sans couler, s'enfouir sous les cendres des visages aimés mais n'en pas mourir. Or il n'y a pas de mais, comme disaient les mères pour faire taire les enfants raisonneurs, pas de mais, pas d'échappatoire, et foin des modalisateurs. Dans cette fatigue au fauteuil, demi sommeil, demi deuil, s'aviser du poing refermé qui nous tient et nous serre les côtes, la gorge, les couilles -à chacun son enfer- jusqu'à ce que Tanguy survienne et propose qu'on sorte, on s'en sort en sortant, pas besoin de la mappemonde, on se contentera d'un tour sur la côte, de jardin, d'un passage à la pépinière, promesse de lupins, parfum de chèvrefeuille et feuilles de verveine.
jeudi 7 mars 2024
Lumière de mars
La lumière nous réveille au matin, la lumière crue de mars qui frappe les carreaux, et les volets ouverts, prend la maison d'assaut, impérieuse, effaçant sans effort des mois d'anémie grise. Au travers de ses faisceaux volent des poussières enfiévrées et quelques poils de chats. Ils sont sortis, les chats, ils prennent la chaleur contre les silex du mur. Le jardin s'enivre de fleurs, l'herbe est d'un vert aussi acide que la palette de David Hockney, le ciel s'éclaire enfin, s'affranchit du bleu durci de l'hiver, et déjà Tanguy rempote les deux pieds d'artichaut dans la véranda. On devrait être blasé, ce chambardement des cycles, le chant des oiseaux, le bariolage du prunus, des forsythias, des pêchers, des bouquets de jonquilles, on devrait se méfier, tant on a souffert des morts de mars, on sait que c'est un mois brutal, n'importe, on se laisse embarquer, on espère des morilles, des tricholomes de la Saint-Georges, c'est un peu tôt, on regarde pourtant.