Savoir le père rendu à son rien, qu'en aurais-tu ressenti? Véronique me dit qu'à la mort du sien, elle avait éprouvé comme un poids en moins, faute d'avoir obtenu une parole de vérité, mais non pas un mot, pas un regret, pas un pardon murmuré, ils sont morts les deux frères à un mois d'intervalle dans le même silence, le même déni, ils sont donc morts impardonnés et c'est tant pis. De quoi est-il mort? quand précisément? je ne sais, on ne me l'a pas dit et ce n'est pas grave, je veux l'annoncer à ma vieille tante nonagénaire, c'est mon oncle qui me répond et m'annonce la mort de son propre frère, les morts se croisent. Nous avons une drôle de conversation me dit-il avant de m'assurer qu'il a toujours beaucoup de plaisir à m'entendre, et Maryelle d'ajouter tranquille il était mort pour toi depuis si longtemps, ton deuil est fait, elle a raison, je ne ressens ni joie ni peine. Je ne sais ce que tu aurais ressenti, toi dont il avait abusé: allègement, soulagement, délivrance ou rien, ou le regret de son pardon jamais dit, ou la divine indifférence? Ton rien n'est pas celui du père, ton rien pèse en moi plus que mille pierres, ton rien c'est mon manque de toi, son rien je le voue à l'oubli, une poignée de poussière, le vent, le vent léger disperse avec ses cendres jusqu'à ma colère, dernier refuge de son être: je suis en paix de lui.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
lundi 26 novembre 2018
lundi 19 novembre 2018
L'abcisse et l'ordonnée
J'ai reconnu sa voix, tu l'aurais reconnue, Catherine quand ça va ou pas, on le reconnaît à sa voix. Des années qu'elle n'avait pas appelé, elle appelait maman, je ne la remplace pas, elle ne m'appelait pas jusque-là, quelque chose s'est cassé sans doute, je retrouve sa voix sur mon répondeur, au milieu d'une phrase qui me parle d'espérance, je ne comprends qu'après que c'est le nom de la clinique où elle est internée. Je la rappelle elle ne reconnaît pas ma voix, mais il suffit de mon prénom et la voilà rassurée qui me parle d'un dessin, un christ boursouflé qu'on a cloué sur l'axe de l'abscisse et de l'ordonnée, son dessin la hantait, si ton dessin te hante tu n'as qu'à le couper lui aurait dit son frère elle avait refusé, le dessin la hantait mais elle l'aimait quand même, puis elle a dérivé m'a parlé de vieilles culottes, de culottes neuves achetées car les vieilles lui faisaient honte, de la nécessité de laver les neuves avant de les porter, un autre de ses frères avait refusé de le faire tu n'as qu'à te démerder ce qu'elle a fait dans le lavabo de la chambre de la clinique de l'Espérance. Je ne lui avais rien demandé tient-elle à préciser, puis elle dérive encore, me parle de son désir des hommes, elle ne m'en avait jamais parlé, des propos déplacés d'un prêtre qu'elle aimait bien malgré tout, car il lui avait dit que faire l'amour la première fois, ce n'était pas pécher, elle avait bien aimé aller à confesse s'entendre dire qu'il n'y avait pas faute. Elle dérive encore, me parle du slip sale de D. le vieux salaud que j'avais oublié, mais elle dit son nom et je me le rappelle, et je lui réponds qu'il n'y avait pas que le slip de sale chez D., ça la fait rire. Elle dérive encore je ne sais plus quoi dire et lasse d'un coup au milieu d'une phrase bonsoir et elle raccroche.
dimanche 11 novembre 2018
Ton goût du Fondor
J'avais oublié, comment ai-je pu? ton goût pour le Fondor, qu'est-ce que le Fondor? il faut expliquer ce goût disparu. Je ne savais même pas si cela existait encore, mais si, je le retrouve sur le site Germandelistore, le Fondor de Maggi. Les esprits forts disaient: c'est du sel de céleri teint en jaune, rien de plus. Chimiquement c'est faux, il y a bien d'autres choses Sel, exhausteur de goût: glutamate de sodium; huile de palme, sucre, sirop de glucose, oignon, céleri rave, ail, curcuma, curry, poivre, muscade, arômes (blé) et un raton-laveur et qu'importe, tu l'aimais à la folie, petite, le Fondor de Maggi. Je ne partageais pas ta faiblesse qui jaunissait les coquillettes, les salades et les escalopes de dinde, mais c'était établi. Il te fallait ta dose, ça n'existait pas par ici le Fondor de Maggi, parfois on trouvait l'Aromat de Knorr, sinistre ersatz à ton avis, il te fallait du vrai, la véritable poudre d'or, on la faisait venir de Suisse, ils s'y connaissent en or les suisses, la tante envoyait des colis pour que tu soupoudres tes repas d'or, de sel de céleri, que tous les repas aient la même saveur et que tu retrouves l'appétit.
mercredi 17 octobre 2018
L'oncle d'Amérique
Il est mort le frère du père, l'oncle d'Amérique, Véronique l'annonce, factuelle, rappelle qu'elle ne l'a pas revu depuis septembre 95, a long goodbye dit-elle pudique, c'est une belle pudeur contre les impudents. La dernière fois que tu as vu le père c'était quand? Je dis voir le père comme on voit le loup, ce déchirement. Thibaud me dit qu'il a retrouvé sa médaille de l'ordre du mérite, ce ruban bleu qui ment. Tu as revu le père Thibaud avait deux ans, c'est le seul de tes enfants qui ait vu le père, il est né en 93, Thibaud, 93 plus 2, ça fait 95, ils ont leur compte les incestueux, la même année leurs filles rompent d'avec eux qui les avaient rompues. J'aurais tellement voulu que tu survives au père comme Véronique au sien, à l'oncle d'Amérique, le père de France, l'oncle d'Amérique, pantins monstrueux.
lundi 15 octobre 2018
Je dis nous
Ce que c'est que dire nous, tout l'enjeu de notre fin du monde, croire qu'on s'en tirera mieux seul, seuls ou dans l'entre soi des chanceux, des nantis qui s'assoient sur la misère des gueux, sont étonnés quand ça s'effondre, et ça s'effondre, et c'est maintenant qu'il faut dire nous, tu ne peux plus, je le dis pour deux, je ne le dis pas seul, deux nous sommes qui nous aimons, qui disons nous pour aller au but, deux par deux j'aime Tanguy avec qui je dis nous, quand Eluard me revient et que le temps déborde.
lundi 8 octobre 2018
Pas de pardon
Et tous les enfants tombés sous la loi des mâles blancs aux désirs crispés aux érections catholiques aux érections en tire-bouchon érections pardonnées d'avance, érections coupables sous l'aube souillée, tous les enfants qui en sont morts disqualifient tous les dieux indifférents et les pères au gland humide du sang de leur enfant. Tu as connu cela, chacun le sait désormais, ils m'ont tous lu les faux-culs qui portent mon nom, ils savent ce que tu as subi, l'ont toujours su, comment le père t'a foutue, toi et nombre d'enfants, ils le savent ils l'ont su s'en foutent ou peu s'en faut, m'en veulent d'être vivant de dire le secret honteux des mâles blancs, la loi des pères et des prêtres, le malheur des filles la plaie des enfants.
jeudi 27 septembre 2018
Inconséquence
Et l'abeille morte et la feuille tombée t'auront fait de la sorte une fraternité d'avant-garde, vies brisées juste avant la fin du monde. Moi je vais voir les eaux monter, la mer perdre son sel, je vois déjà la terre partir pulvérisée, ce qui se défait je ne sais mais le sens. Ton absence-même s'absente, ce qu'elle contenait d'absolu s'amenuise, devient l'ordinaire et j'ai peur à nouveau pour des bêtises essentielles, mais j'aime et me hâte d'aimer: cet automne l'œil d'un cyclone et c'est là que j'aime, ce qui m'échoit, aimer quand nul n'aime plus personne, que se dévorent les bêtes que dévorent les hommes qui abattent les arbres, épuisent le sable des grèves, et creusent les veines de la terre épuisée, à contretemps j'aime et je vis comme si les jours n'étaient pas comptés de l'espèce, de la terre, de la vie-même.
lundi 24 septembre 2018
Vallée de la Véronne
Ce matin revenant avec la lumière le froid comme un retour à l'ordre un aperçu d'octobre, les trois degrés affichés sur le tableau de bord et le cristal de givre bleu qui signale un danger de verglas, j'ai pris mon détour préféré, la petite route après le lieu-dit des Egyptiennes -pourquoi les Egyptiennes, je ne sais toujours pas- suivi la vallée de la Véronne dont le soleil enfin perçait les brumes claires de la rosée très blanche qui s'évapore au fond des prés. Combien de fois l'ai-je emprunté ce lacet de goudron que transperce l'herbe au centre de la voie, combien de fois ai-je marché là, j'y ai marché avec toi, Thibaud était petit, Thalie presque encore un bébé, Bastien était-il seulement né? -je ne m'en souviens pas. C'était l'été, Stéphane en était aussi de cette promenade, et d'autres fois, seul ou non, jusqu'à la fontaine Fiacre ou la chapelle Saint Firmin -c'était en mai, avec Tanguy-, dans les bois avec Andrew, sous la neige avec Laurent, tant de neige qu'il avait fallu faire demi-tour, il avait tant neigé ces années-là où tu étais tombée malade, où maman était tombée on ne sait trop comment, avait manqué d'y rester, ces années blanches et lourdes où il fut bien rare que je puisse, après les Egyptiennes, prendre mon détour préféré voir les baudets paître et les oiseaux s'envoler.
dimanche 16 septembre 2018
Post-Scriptum
Je ne t'écris plus, des mois que je ne t'écris plus, j'aime, ne t'oublie ni ne te trahis mais j'aime et me voici vivant ma morte, il s'appelle Tanguy celui qui, tu ne le sauras pas, mais c'est lui qui me fait sourire au matin, lui le nom de ma joie, le vœu de ma chanson. Tu es morte avant la fin du monde, cinq ans dit Bowie, deux répond l'ONU, qu'importe, je prends, je suis vieux et j'aime Tanguy et marcher sous l'ombre des arbres qui restent. Nous, il faudrait s'arrêter, ralentir le mouvement, se faire arbres si possible, pas morts comme morte tu es, mais arbres lents aux souffles verts, s'arrêter si possible, ne plus brûler ce qui nous permet d'être, ne plus dévorer mais aimer, savourer le présent, le désir revenu par inadvertance, la joie d'un souffle partagé jusque dans le sommeil, il s'appelle Tanguy celui qui me fait vivre dans la mort de l'espèce, deux ans, cinq ans, aimer je prends.
mercredi 11 juillet 2018
Retour de juin
Et puis la ronde a repris, les jours rallongés, et vos visages disparus, les rides sur l'étang glauque, les ronds dans l'eau qu'effleurent les pattes de libellules, les ailes de cousins, vos yeux fermés mais la lumière revenue que vous ne voyez plus, voilà. Il a tellement plu que les rivières ont débordé, j'ai traversé la Risle en crue, la crue n'a duré qu'une journée. Voilà que ton fils est rentré de Californie, de Chine, de Corée, je ne sais plus très bien. C'est un jeune homme mince comme un chat qui a beaucoup chassé -rassure-toi, ça va. Il est toujours un pas de côté, il confond courgette et concombre, un peu à distance du monde mais voilà c'est bien lui, ce fut bon de le voir rire et manger, de l'entendre raconter sa vie, il prend des cours de chant lyrique, il apprend le mandarin, il travaille beaucoup, il est peu payé, il repartira à la fin de l'été, il rit avec Tanguy, on boit un verre de vin, de l'Irancy mon préféré, tu l'aimais bien je crois, ton fils aussi l'a bien aimé.
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