La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

samedi 4 mai 2013

Quant au vieil âge de ma mère, 3

Tu n'étais plus en réanimation, et lorsque j'ai trouvé ta chambre dans le service de pneumologie, tu m'as regardé, hagarde, et j'ai entendu les machines biper et les gargouillements de tes glaires dans les tuyaux.Je t'ai donné l'ardoise magique qui me rappelle toujours Georges Perros, et trois fois tu as écrit "enfer". Tu m'as écrit de m'en aller, tu étais trop épuisée. Je me suis assis dehors, sur les marches du bâtiment et j'ai pleuré sans pouvoir m'arrêter. Les gens entraient et sortaient en détournant le regard, par crainte de la contagion, sans doute.

Saint Mathurin à la Mailleraye (vue sur Seine)

Des manèges bouchaient la vue sur le méandre, et entre les attractions bâchées,des jeunes par grappes, des filles qui s’entraînaient au twirling bâton pendant que des garçons leur volaient des baisers. Quelques uns, coiffés comme des footballeurs, frissonnaient sous leurs survêtements à bandes dorées et affectaient des pauses d'affranchis en allumant des cigarettes sous le vent. Par trois fois, surgissant d'entre les camions, un bateau a surgi qui semblait fondre sur le quai, mais passait au ras de la berge dans un grondement tranquille. La fille au maillot rose a lâché son bâton pour se blottir contre le mec siglé Adidas et soudain il a fait moins froid dans la nuit tombante.

jeudi 2 mai 2013

L'impardonné

L'enfant roux guettait ses sœurs depuis les branches du marronnier et les bombardait de bogues quand elles venaient à sortir. L'une d'elles, plus rousse encore, rentrait en pleurant se plaindre à la mère qui sommait son cadet de descendre, et infligeait la punition. Tu as toujours eu le cul rouge, qu'il s'agisse des fessées de ton tromblon de mère, ou des brûlures que t'infligeait l’abbé qui tenait lieu de maître d'école et qui te faisait asseoir sur le poêle. Fesses en feu et cheveux roux, te consumant d'une rancune inépuisable, fesses rouges et cheveux de flammes, c'est à ce titre qu'il faudrait te pardonner la violence et l'inceste et le sang et le sperme. Mais à seulement y penser ma main se serre sur la première pierre du chemin.

mercredi 1 mai 2013

Couteau

Il fouille le ventre des femmes, cherche trace de sa naissance, soupçonne le vide au-delà du gant de chair que son impatience déchire. Qu’elle gise ou geigne, il cure de ses cartilages le creux intolérable, et la laissera morte, pantelant d’une violence fichée là comme le drapeau d’une nation sans merci.

mardi 30 avril 2013

Fonds de culotte

C’est la peur qui les fait jouir, c’est ça le grand secret. Je les flaire, je les connais, seule la peur les fait bander. Ils veulent des geôles, des uniformes, des pauvres en haillons, des victimes innocentes. Ils veulent des coupables noirs comme la suie, ils veulent des enfants de Marie dans un halo bleu pâle, sans désirs, sans sexe. Ils ont des rêves de petits garçons diabétiques, d’obèses en culottes courtes, ils votent des crédits pour un autre porte-avion, ils rient des jupons du ministre. L’an prochain, ils commanderont un sous-marin, si la crise leur en laisse les moyens. Ils hument la queue des arabes, ils frémissent au spectacle des nègres, s’affligent du mariage des pédés, y voient la fin de leur race, pure, forcément pure. Et, dans le ciel de leur bêtise, ils déploient en pleurant un cœur vendéen rouge.

lundi 29 avril 2013

Trappeur d'enfance

Je voulais juste partager le soleil de mon ventre, l’échanger contre des peaux et des fourrures, passer par la forêt broussailleux moi aussi. J’ai quitté les plaines, oublié jusqu’au nom des villes, aux couleurs des murs. On avait trop bercé mon enfance, mené dans trop d’églises adorer trop d’impostures. Je voulais me faire sauvage et manger la viande crue à même l'os du gibier, dormir à la fourche des arbres, m'allier aux loups, traquer les lynx, faire l'amour en passant. Des hivers interminables à tresser des mèches d'or, pour partir au dégel forcer des grottes et découvrir en leurs eaux noires des poissons aveugles. James Oliver Curwood, vous me vengiez des chloroses catholiques et des horizons bornés d'Europe. James Oliver Curwood, je n'ai pas mordu la chair crue des bêtes ni pêché le saumon des torrents à la façon des ours, mais je vous remercie des appétits que je vous dois.

Nous portons nos ombres

Survivre à l'enfant mort et le porter comme distraitement, ne jamais le montrer mais lui parler le soir quand tout est endormi et que seuls nous veillons et guettons les signes sous l'aile imbécile du monde. Ne pas s'attendrir, le tenir au courant, compter sur sa vigilance. Ne pas l'imaginer comme un pantin de chair, le sauver du gnan-gnan. Survivre à l'enfant mort et le porter au poing comme un oiseau nocturne, venger l'enfant mort en lui offrant des proies de choix, lui laisser se pousser les ongles pour que serres, elles paraphent l'air impur de ma vie d'homme mûr: rêves de chasses barbares de fauconnerie galante qui lacèrent ma léthargie d'épuisé. Que toujours l'enfant mort veille à mon qui-vive.

samedi 27 avril 2013

Paraphrase de Dryden

Puisse la musique, pour un instant, rien qu’un instant, chasser ta peine, t’apaiser jusqu’à la surprise, toi qui méprisais les plaisirs et qu’Alecto stupéfia en délivrant les morts de leurs chaînes, tandis que pleuvaient les serpents de sa tête, que le fouet lui tombait des mains.

Patience des vieux

Ce ne serait rien, des couloirs aux tons pastels avec des dessertes à chaque extrémité, sur lesquelles sont déposées des bouquets de fleurs, des romans sentimentaux, des biographies de grands hommes de la librairie Perrin. Une télévision allumée la tête d’un animateur aux cheveux rares et arrangés qui lit ses fiches et pose des questions savantes, cet homme toujours cravaté qui répond toujours juste à trop haute voix, qui tente l’impossible dialogue avec l’écran, mais ne parle guère aux autres que sa science intimide. Vous portez des noms qui reviendront à la mode, et certaines d’entre vous dansent entre elles certains dimanches à l’heure du thé. Vous payez cher la baignoire abaissée, le lit à télécommande, le fauteuil percé d’un pot. Vous attendez le week-end, où la fille viendra avec du linge propre, où le fils enverra des fleurs qui ne tiendront pas dans les vases, et le petit carton agrafé au bouquet, même pas de sa main. Le fils n’a jamais le temps, il faut lui pardonner, vous trouvez, dans le fatras de vos idées confuses, dans ce temps cotonneux qui est le vôtre, toutes les excuses pour l’absent. Et la fille repart avec le sac de linge sale, qui reviendra la semaine prochaine, elle, régulière et lasse, avec sur le visage l’expression de son effort.

jeudi 25 avril 2013

Napoli-Cagliari 3-2

Alors tu as surgi sur le balcon et ton cri m'a figé dans la rue. "Due, due!" répétais-tu, et avec toi la clameur du quartier. Tu étais jeune et beau, tu portais cette crête au sommet du crâne qu'arborent toutes des idoles qu'on subit dans tous les restaurants, et qui stupéfient la course des serveurs. Frénétique dans ton maillot bleu, tu hurlais "due due!" en secouant la rambarde, exultant d'un bonheur dont je ne comprends rien.