Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mardi 24 novembre 2015

Orange

C'étaient des années orange, de modernité synthétique. On aurait adoré des fauteuils en plastique, les gonflables de préférence, mais les parents fumaient sur des crapauds tendus de velours vieil or dont nous tressions les franges, et la belle télévision couleur Philips trônait sur le confiturier rustique. Il n'empêchait, c'étaient des années de polystyrène, par dalles, au plafond, de moquette acrylique, de sous-pulls en nylon qui grattaient, de slips orange qui filaient des boutons. De l'orange nous en buvions, des sodas orange et jaunes, arôme orange, goût citron, dans des bouteilles en verre consignées, plus que du coca, plus que de raison, des litres de Fruité, d'Orangina, de Pschitt!, de Fanta. C'est du Fanta, je crois, du Fanta orange, que je t'ai versé sur la tête, un jour où nous nous disputions -nous nous disputions peu. Je me souviens de toi cheveux collés, outrée, me fixer stupéfaite, puis attendre le retour de maman pour te plaindre et fondre en larmes.

samedi 21 novembre 2015

La fenêtre de la tour Rouxel

La veille de ta mort, j'accrochais un bibelot chez maman lorsque Philippe m'a appelé, happé, tu étais tombée à l'hôpital entre ton lit et la salle de bain, tombée le matin, tu reconnaissais mais tu ne disais presque plus rien, c'était la fin. Il fallait que Thalie te voie vivante une dernière fois, Bastien il était déjà là, Philippe l'avait emmené, Thibaud il l'avait appelé, il prendrait le premier train. J'ai conduit Thalie de Vannes à Rennes, il faisait tiède et beau, tous deux très calmes, adoucis par O tempo de Marcio Faraco, la bossa sied à mars. Le soleil se couchait sur les faubourgs de Rennes, la zone commerciale de la route de Lorient aux hideurs ordinaires. Ta fille m'a montré l'étage du magasin Rouxel, un étage sans raison apparente que tes enfants qualifient de tour, percé d'une fenêtre absurde. J'étais passé cent fois devant, je ne l'avais jamais vue. Pour tes enfants, cette fenêtre est une énigme joyeuse, un signe surréaliste, qui toujours s'ouvre sur le rêve, et qui cette fois encore a fait sourire Thalie. Dix minutes après nous étions dans ta chambre, tu as trouvé la force d'un mot pour elle, j'ai pris ta main et j'aurais tant voulu te dire qu'à mon tour j'avais vu la fenêtre de la tour Rouxel.

mardi 17 novembre 2015

Rassurer les mères

La course a repris sans toi. Je ne sais ce que tu en aurais dit, tu aurais craint pour Thibaud à Paris, mais pas longtemps bien-sûr, il est de ceux qui pensent à rassurer les mères, et même les grand-mères. C'est à maman qu'il a téléphoné, faute de toi, c'est maman qui s'est inquiétée, comme il se doit, tu vois, nous faisons sans toi et tu manques, mais sache que -si seulement tu pouvais savoir- sache que les enfants vont bien, j'entends par là qu'ils vivent et qu'ils aiment, et tu manques, même si ta peur je la prends, je la porte, je la fais mienne en ces jours de sang.

mercredi 11 novembre 2015

Patinoire

En bas de la Poivrière, passait le MOB panoramique qui descendait à Montreux depuis le pays d'Enhaut. Nous longions la voie pour aller à la patinoire, car étrangement la première année de février à Château-d’Oex, nous n'avons que peu skié. On t'avait loué des patins blancs au magasin de Freddy Bach dont le nez grêlé violacé d'alcoolique nous répugnait un peu. Sur la patinoire, Madame Marguerat, avec une jupette improbable de championne soviétique, se risquait à des entrechats qui n'étaient plus de son âge et que nous trouvions ridicules, mais, enfants polis, nous n'en laissions rien voir, tournant sur la glace un peu gauches, un peu raides, pendant que sur la piste à côté des messieurs très concentrés avec des chaussures de daim aux semelles très épaisses faisaient glisser des pierres polies et balayaient vigoureusement pour infléchir leur trajectoire. C'était le moment d'introduire une pièce dans le juke box pour faire retentir une chanson de variété idiote soigneusement choisie, Michel Delpech, Claude François, les chanteurs de ces années-là, et sur la patinoire, nous glissions comme les pierres, ravis, pas en rythme, gravant de nos lames maladroites les mouvements de nos efforts. Qu'importe, nous filions vite, il faisait beau, tout semblait provenir d'une diapositive, de l'église sur la colline au téléphérique rouge qui montait vers la Braye où nous irions un jour lorsque nous serions grands. Comme c'était haut, comme c'était loin, comme il nous tardait! En attendant nous patinions et Madame Marguerat dessinait sur la glace des cercles agaçants.

mardi 3 novembre 2015

Voir la vue

Cela faisait presque vingt ans, j'avais presque oublié la Suisse. A ta mort j'ai revu Pascale, et Maryelle m'a dit que ce serait bien que j'y revienne, c'était beau où ils habitaient, que je leur avais promis, que je n'étais pas venu, qu'il fallait que je vienne maintenant que tu n'étais plus, que je voie la vue depuis le Lavaux, la vigne dorée sur les coteaux, que je vienne tant qu'il était temps, que le temps filait. Ce sont de vieilles gens maintenant que Maryelle et Jean.
Je suis allé voir la vue le lac et la famille et nous avons parlé de toi, et parlant de toi je regardais vers les montagnes -il y avait de la brume on ne les voyait pas- je me suis souvenu des pistes de la Braye, de toi dans ta combinaison, un peu raide, un peu craintive, un peu rétive à la pente, je t'ai revue skiant vers Gérignoz pour le thé de quatre heures. C'était un autre siècle. Le temps glisse sur les vieilles gens que nous devenons tous, et tous, nous perdons la vue.

samedi 17 octobre 2015

Dévaler la nuit

Toutes les heures de la nuit sont autant d'aubes où je me lève, où je remâche, me retourne où je machine je remugle, où tu reviens d'entre mes rêves pour ne rien dire mais regarder: vois, c'est ainsi que nous vivons sans, c'est ainsi que nous dormons mal.
Ta mort m'est une insomnie longue, ta mort te fait jaillir des pierres -je me lève à l'aube, et l'aube c'est chaque heure que le sommeil déserte, et je me réveille et tu me reviens, tu ne me dis rien, mais tu as des visages d'intifada, des visages feuilletés de tous les âges que tu as traversés, des visages fêlés, des visages de pierres lancées, de feuilles tombées. Je me lève à l'aube, et la pluie dans la nuit c'est toi, c'est clairement ta voix qui tombe, qui me dit depuis la tombe que mourir c'était bien trop tôt, tu ne me dis rien de nouveau, tu ne me dis rien qui vaille, tu me l'avais déjà dit, j'avais bien compris mais bon c'est quand même bon d'entendre l'ombre de ta voix me dire qu'elle déteste l'ombre. Je me lève à l'aube, je suis l'enfant inconsolable qu'on a soudain chargé de famille, toi tu tiens la poupée que le père a bourré des dollars de ses crimes, et je voudrais prendre ta main, en frère aîné, et descendre avec toi le fleuve, pas lutter, le descendre, il est des courants, il est des estuaires, des deltas peut-être où se perdre auprès de chevaux blancs au milieu des rizières, il est des échappements aux poings tatoués des étrangleurs d'oiseaux qui se prétendent fauconniers. Je me lève à l'aube, tu as des visages de bébé et de vieillarde hagarde, je te fais courir vers la berge, il y a la barque de l'ivrogne et les remous qui bouclent autour de la rame incertaine que je cramponne en espérant tenir la barre. C'est la vie qui cligne dans l’œil du hibou, c'est la vie qui luit jusque sur le crapaud, tu as des visages de madone et de pauvresse, que je ne vois plus, je ne peux plus me retourner, je t’entraîne vers l'embarcadère. 
Toutes les heures de la nuit sont autant d'aubes où tu m'appelles, et je me lève et je me penche et je veux t’entraîner, qu'importe le secret, qu'importe la poupée, il faut anticiper nos ombres et se fier au courant du fleuve qui de toujours lave les fautes, délivre du mal et sauve, parfois, les innocents.

vendredi 16 octobre 2015

Satellites

Le froid tombe en ces jours raccourcis, et les cycles repris sans toi sont comme autant de premières fois, c'est ainsi, nous y veillons semblables et différents, stupéfiés de te survivre. Altérés nous sommes ceux qui t'avons perdue, c'est une communauté douce, satellites de ton absence. Chaque souffle, les feuilles des arbres que tu n'as pas vu pousser, chaque pas les hortensias de cet été, les courges spaghettis chaque averse, les crevettes grises revenues en août, les baignades de juillet chaque insomnie, un calendrier s'ouvre, impensable sans toi, qui quotidiennement fais retour au moindre geste -car tous nos gestes te sont liés.

samedi 10 octobre 2015

Aux champignons

Octobre sans toi, c'est quoi? Les feuilles ne tomberaient pas de la même façon, les fougères ne grilleraient pas d'un coup dans des rousseurs soudaines? Les feuilles jaunissent et c'est octobre et c'est sans toi, et mes élèves ont toujours le même âge, et moi parfois le sentiment que je suis le seul vieillissant, puisque je vieillis sans toi. Octobre c'est un bon mois pour vieillir, marcher dans les bois, cueillir des champignons, des cèpes, des pieds-de-mouton, quelques girolles, des bolets bais, comme avec toi jadis dans la lumière biaise des forêts de quinze heures, mais c'est sans toi, et les images d'enfance à jamais sans partage, les chênes à coulemelles, les châtaigniers aux pieds desquels se pressaient les chanterelles cendrées jusques après les premiers gels, protégées qu'elles étaient par les feuilles dentelées et les bogues vides, trahies cependant par l'éclat safran de leurs tiges mal couvertes.
Si je retourne aux champignons avec Laurent l'ami des arbres et des bêtes, si nous retrouvons nos coins du samedi matin forêt de Montfort, c'est qu'il fait bon marcher, c'est qu'il faut bien vieillir, c'est que l'amitié fait tenir mais un rayon troue la futaie et d'un coup je ne sais pourquoi c'est octobre sans toi.

mercredi 30 septembre 2015

Nos vies martiennes

Il y a de l'eau sur Mars, l'eau de mars c'était pour moi la plus joyeuse des chansons dans le rire d'Elis, mais la NASA le dit ce jour, il y a de l'eau sur Mars et ce n'est pas le mois, et tu n'es pas là pour t'en réjouir avec moi ton frère, ma sœur martienne, puisque morte ici bas -Morte! Et il y aurait de la vie sur Mars? La vie sur Mars c'était pour moi la chanson la plus déchirante, au-delà d'un piano prétentieux et mélodramatique, le sanglot de Bowie bouffi, qui chantait la vie sur Mars alors que la vie le fuyait.
Ma sœur la morte, Bradbury dit des pensées martiennes qu'il s'agit de parenthèses shakespeariennes, de songes, de visions nocturnes rêvées avant l'aube, et que c'est un art français, d'une centaine de mots qui dit un peu de tout à propos d'un rien. Il nomme Saint-John-Perse et je ne sais pourquoi mais je pense à toi -pourquoi je ne pense qu'à toi- je le relis un peu et moi aussi j'ai des pensées martiennes.

mardi 22 septembre 2015

Ma sœur de septembre

Enfant le jour de la rentrée tombait sur ton anniversaire, coup du sort et fatalité tu te plaignais d'une galère où le bruit de la craie couvrait l'odeur des bougies roses du gâteau désenchanté. C'est ainsi que tu m’apparais, ma sœur de septembre, alors que le jour baisse sur des averses froides, tu portes une petite jupe de trousse-pète et l'épi blond qui rompt la ligne de tes cheveux courts dore comme une gerbe oubliée, une grappe au bord du Rhin, un vers tremblant d'Apollinaire. Tu portes un sous-pull synthétique, rouge vif ou blanc cassé -ce qu'on suait sous ces mailles serrées dont on couvrait alors tous les enfants modernes- et tu cours les genoux dedans sur quelque marelle de craie, et le ciel t'est promis, et tu tricotes de tes gambettes de trousse-pète une dentelle d'élastique entre deux copines aux jambes d’allumettes école Jean Rostand à la Haie-Bergerie, tu as sept ans c'est ton anniversaire et le ciel t'est promis au bout de la marelle.

mercredi 16 septembre 2015

Jigsaw

Ma sœur de septembre tu me reviens c'est étrange, par bribes, par bouts par borborygmes, et tu me reviendras toujours même si ce n'est pas mon rôle, même si c'est moi le dispersé et toi la rassembleuse, le fait est ma morte que me voilà Pénélope, mais je ne brode pas -le ravaudeur ne sait pas l'art du fil qui chante, le ravaudeur n'est pas Mathilde, le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
Je fais ce que je peux pour ne pas tout perdre de toi, je fais à la façon des gays d'Amérique, un patchwork qui te signerait, moi qui n'avais rien compris quand John, déjà bien malade, m'avait montré à Frisco celui qui le représenterait, j'avais juste trouvé cela touchant et laid, argent et violet, la phrase en français fautive et la photo de ses trois chats, c'était hétéroclite, mais au fond c'était juste et vrai. C'est mon tour d'être sur le métier, c'est ton tour d'avoir un patchwork, mais je m'y prends en vieil européen, je ne l'étale pas en un espace mental de prairie perdue et de couvertures d’aïeules, de rêve d'orphelin lové le long du fleuve. J'arrache, je vole, je suis le temps brisé qui remonte à sa source et la source est tarie, l'instant à jamais effacé. Je scrute ce qu'il reste, quelle image, quel bruit quel chant quelle saveur me ramène à toi, je prends ces restes et je les raccommode, et les figures qu'ils forment ne te retrouvent pas mais t'évoquent et vibrent de quelque chose que je ne sais nommer, comme l'ersatz de ta présence.

lundi 14 septembre 2015

Ton anniversaire

Aujourd'hui c'est ton anniversaire, méfie-toi des anniversaires m'a dit François qui s'y connaît, lorsque je suis rentré ici après ton enterrement. Aujourd'hui tu aurais pris, c'est ainsi qu'on dit ici, cinquante et un ans. Et c'est ici que l'an passé, à Honfleur où tu es née qu'on a fêté tes cinquante ans, deux semaines après la date. Tu as couché rue Saint Léonard, dans la maison des grands parents, une très belle maison d'hôtes où Philippe avait réservé des chambres, le meilleur restaurant. Il pleuvait -comme aujourd'hui- de cette pluie grise comme le sont ici les volets et les crevettes (j'en ai acheté vendredi, elles tressautaient sur le cageot entre deux feuilles de papier noir et j'ai pensé à toi, j'ai su qu'il faudrait passer par ce jour, qu'aujourd'hui ton manque pèserait plus fort et plus fort c'est peu dire). Et sous cette pluie grise gercée par instants d'éclaircies -le ciel sur l’estuaire se bouleverse à la minute- nous avons marché sur la digue, ri du "jardin des célébrités" -quel nom! quelle idée!
C'étaient tes cinquante ans, ton dernier anniversaire, tu attendais une nouvelle thérapie, quelques mois, un sursis, cela n'a pas marché, tu aurais voulu pousser jusqu'en juin cela ne s'est pas fait. Au C.H.U. en fin d'hiver -comme il pleuvait sur Rennes, comme c'est mortel, Rennes, un mercredi de février- tu m'as dit cinquante ans c'est beaucoup trop jeune pour mourir et tu as ri un peu amère et une larme t'es venue et bien-sûr tu l'as retenue pour me sourire et bien sûr j'ai fait celui qui n'avait rien vu et j'ai dit des bonnes paroles et nous avons parlé d'enfance.

mercredi 9 septembre 2015

Aux coques

C'était une pêche à pied, des femmes, des enfants courbés. Les hommes de la famille n'allaient pas volontiers aux coques, c'était trop facile, c'était fastidieux, un jeu d'enfants, un glanage de mères patientes. La 4L de la tante s'arrêtait à Sissable, avant la seule maison au milieu des marais salants, Sissable qui sépare le Grand du Petit Traict, petit ou grand, on ne comprenait pas, les Traicts ne faisaient qu'un pour nous, sables immenses que ne venaient borner que les clochers-phares de Batz et du Croisic, la ligne de cupressus qui signalait Pen-Bron. C'était à Sissable qu'on partait aux coques en chantant A la pêche aux moules faute d'une chanson propre aux coques. Les mères distribuaient à chacun des sacs cousus dans de vieux draps, de vieux torchons, et portaient le panier de grillage et d'écorce où l'on viderait régulièrement le contenu sableux des sacs de toile.
Pêcher se méritait: il fallait traverser des plaques puantes d'algues vertes, franchir l'étier vaseux, la vase si dégoûtante et si douce qui vous remontait entre les orteils, atteindre le banc de sable où les chiures de vers semblaient autant de minuscules monts-saint-michel, au moment précis où la mer commençait à remonter. Était-ce là où l'on nous montrait la croix qui jamais n'était submergée? Si la mer montait trop, ce serait là qu'on attendrait qu'elle se décide à redescendre. Les mères nous rassuraient, ça ne montait pas si vite, nous aurions le temps de gagner la croix, nous serions saufs. Les mères nous enseignaient à nous méfier des passions: ne pas se perdre dans la pêche, bien regarder les progrès de la marée. La marée, c'était aussi notre alliée. Nous avions regardé, experts, le calendrier que Ouest-France éditait (c'était peut-être Presse-Océan, mais je ne ferai pas d'enquête), pour arriver à l'heure où attendant la mer, les coques remontent à la surface des sables. Nous mettions un point d'honneur à ne jamais creuser, nous ramassions les coques qui se donnaient, c'était Manne marine, il n'était que de se baisser, nous ramassions jusqu'à plein panier qu'on rinçait en retraversant l'étier avant de remonter, ivres de vent, rincés nous-mêmes, la peau salée. C'était à Sissable que les mères rusées fatiguaient les enfants d'azur, de sel, de sable, d'iode et de vent.

dimanche 30 août 2015

Du père

Le père qui te prit dès l'enfance longtemps te tint pour sienne, ne s'en cachait pas, discourant d'un partage des enfants comme des meubles pour ce divorce dont il parla vingt ans avant de quitter maman. Tu lui appartenais, ce qu'il revendiquait comme allant de soi, et moi, tout aussi naturellement, je revenais à maman, car les garçons, prétendait-il sur le ton de l'évidence, les garçons par nature sont les aimés des mères, et les filles, forcément sont les filles de leurs pères, ça tombait sous le sens. Ça tombait sous le sang. Je ne sais s'il croyait vraiment à ces calembredaines, mais les répéter nous les asséner, dévoyer la nature et la vérité, cela donnait du corps à son fantasme, cela aussi, du moins l'espérait-il, dégradait maman à tes yeux, réduite au symétrique de sa perversion de salaud, sommée de choisir, accusée de le faire sans l'avouer franchement. 
Il se voulut ton Dieu, un petit dieu minable qui crut habiter ton désir en volant devant toi dans les magasins les jouets qui te faisaient envie. Longtemps, donc, tu n'eus plus envie de rien pour t'éviter la honte d'avoir un père voleur, par crainte qu'on l'arrête, mais plus certainement, et c'était là sans doute l'objet de sa jouissance, parce que ton désir devenait la cause de son vice, son amour te disait-il, était plus fort que la loi même, et l'envie que tu avais imprudemment formulée de je ne sais quelle figurine, jeu, poupée, ton envie plus coupable que son vol. 
Ce que je dis ici, il t'a fallu plus de trente ans pour me le raconter, car la honte, aussi, me concernait: couverte de cadeaux volés, tu voyais qu'il ne m'offrait rien, et dans la petite république du frère et de la sœur, le père pesait de tous ses dons pour briser le bien commun, et t'isoler davantage, en vain.

samedi 22 août 2015

Ford taunus Nationale 13

On roula les enfants modernes que nous fûmes dans une coccinelle où maman jure que bébé tu manquas de mourir de froid lorsqu'elle tomba en panne, en hiver, dans la Marne; tu ne la connus donc qu'à peine, la coccinelle bleu layette dont j'ai l'image à Mourmelon. On roula les enfants sages que nous étions dans une ford taunus blanche, on nous roula longtemps dedans, on a traversé la France dans la ford taunus blanche, d'est en ouest, à chaque vacances -on disait à chaque permission. On nous véhicula français dans les années 70, une théorie de 504, injection pérorait le père, diesel lorsqu'arriva la crise. On habitait près de Poissy, ce fut donc en talbot -trop tard pour la simca- qu'on convoya nos adolescences un peu boudeuses -on avait des raisons de faire la gueule. Maman n'eut jamais que des 104 dont elle maltraita avec constance la boîte de vitesses, conduisant toujours à regret, dans l'angoisse. Tu héritas de cette voiture et moi de la GS pallas du grand-père qui perdit toutes ses pièces en un an.
Et puis quoi? Ce furent des bagnoles, nos parents fumaient dedans moins qu'elles ne fumaient dehors et pourtant ils fumaient tout le temps, tout fumait en ce temps, les parents, les voitures, les usines, un nuage de particules pour ton cancer, peut-être c'est ça qui, peut-être pas, chercher la cause n'a pas de sens, du sens ici-bas il n'y a pas.
Les voitures étaient toujours sales, les routes mauvaises, et les distances plus lointaines, épuisantes, et tu vomissais dans les lacets des vaux de Vire à l'arrière de la taunus, puis encore blanche, tu chantais faux nos chansons et rondes de France, Ne pleure pas Jeannette, les routes de Louviers et de Dijon, les ponts du Nord, de Nantes, d'Avignon, de Tréguier, tous les ponts y passaient, les belles en prison, les amants à la guerre. On guettait les moulins à vent après le Lion d'Angers, la trogne du Père Magloire sur un mur près de la gare d'Evreux: nous approchions de la destination. C'étaient toujours les grands-parents au bout, avec la mer autour. On devait sentir la poussière, le tabac, la sueur aigre et le vomi, mais le bain c'était pour demain, le bain ce n'était pas si souvent, on était arrivés sales et collants mais arrivés, c'était ça l'important.

mardi 18 août 2015

Conleau

Tu aimais Conleau, c'était ton repère et ces dernières années tu saisissais les occasions d'aller sur la presqu'île quelles que soient la saison, l'heure, la raison, pourvu que le soleil donne et que chante le Golfe. Décembre à midi, matinée tiède de Toussaint au ciel changeant, tu avais acquis cet art de saisir le meilleur du temps, un café au Roof, dehors ou dedans, après avoir fait le tour de Conleau, c'est vite fait le tour de Conleau, pas fatiguant, mais toutes les lumières y passent et aucune ne t'échappait.
Je ne sais si tu t'en souviendrais, mais Conleau, enfants, nous n'aimions pas trop. Revenant du Croisic, l'eau du Golfe nous semblait bien sage, et la plage de Conleau vaseuse, et les algues au fond du bassin un peu dégoûtantes… Cette mer dans les terres s'était comme endormie et nous manquaient rochers et rouleaux, le vif de nos vacances. Nous y allions pourtant avec maman, c'était alors une promenade un peu morne, qui sentait septembre: il y avait moins de gens, et les gamins qui s'y baignaient on les plaignait un peu.
Je ne reviens jamais à Vannes sans passer à Conleau. Assis au Roof, dehors ou dedans, avec Philippe, avec Bruno, avec Laurent, nous faisons le tour des lumières qui t'évoquent et réchauffent les vivants.

samedi 15 août 2015

Ton sommeil

Tu aimais le sommeil, et tu savais le présenter à tes enfants comme un bonheur de l’existence et jamais je n'ai connu d'enfants plus prompts à réclamer et le lit et l'histoire quand l'heure était venue. Moi qui ne dors plus guère que par intermittence, j'ai toujours envié ce don que tu avais de dormir, d'endormir, de s'accorder la paix des draps, de l'offrir. La première fois que je suis venu en février au CHU, je t'ai vue assoupie par la fenêtre de ta chambre et je ne suis pas entré. J'ai attendu que tu t'éveilles et s'échappait de toi -tu te contrôlais tant, ta veille, ton qui-vive- et la petite fille et la très vieille femme que tu étais tout à la fois dans le raccourci du cancer, fragile comme les animaux de verre filé que nous achetions gamins au zoo de Vincennes, fragile et plissée, ton visage posé sur l'oreiller blanc, familier, méconnaissable, paisible cependant de ce sommeil de juste dont tu savais l'art comme personne.
Maintenant que morte tu ne dors plus, me manque ce visage qui concentrait toute ta vie, pas seulement ce qui en restait, pas seulement le signe de ta fin prochaine, mais bien toute ta vie dans ces plis, et ton cou gracile comme celui du cygne de verre acheté en juin au zoo de Vincennes il y a quarante ans déjà.

mardi 4 août 2015

Un chat noir dans le buddleia

Ce matin la lumière semble entrer de tout bord, toutes les fenêtres chantent l'été, et s'ouvre ainsi celle d'où le chat noir avait sauté pour attraper un papillon, le seul chat que nous ayons eu, tombé de la fenêtre dans l'arbre aux papillons, un buddleia aux grappes mauves dont le chat sortit comme si de rien n'était. Quel âge avions-nous? Je ne sais, une dizaine d'années sans doute, c'était à Port-Lin, c'était en juillet, ces années-là se répétaient des éternités de vacances, de pieds sableux et goudronnés, de serviettes mouillées qui claquaient au vent, de cheveux blondis et salés, de bronzage insolent. Tous les étés étaient semblables, pains de seigle aux raisins qui calaient les quatre heures, la tante rousse blottie dessous le parasol qui tricotait des pulls savants sans jamais aller se baigner, les guinées collectées dans des boites d'allumettes, les bateaux taillés dans des os de seiche, ornés de voiles de papiers. Les mats n'étaient pas bien centrés, ils chaviraient donc systématiquement, sans nous décourager: il y avait tant à faire, il y avait tant à vivre dans ces étés répétés où bientôt le chat noir manqua, mais où les papillons ne cessent de butiner.

samedi 1 août 2015

Lili aussi

Tu sais, le père part et revient dans la famille bruissante de ta mort. On y chuchote - c'est une famille qui chuchote- qu'il vit au Canada désormais, soit et qu'importe, je sais qu'il n'y trouvera pas la paix, que ce qu'il fuit, il l'emporte avec lui.
Pascale, à son tour, lui a écrit. Quelques jours après ton enterrement elle m'a demandé son adresse. J'ai regardé dans les pages jaunes, n'ai trouvé que la Salicorne, c'est là que la lettre est partie, là qu'elle restera sans réponse, il ne répond jamais, il n'a rien à répondre: on lui renvoie le mal qu'il fit, il se tait ou il nie, le nom des petites filles comme une litanie, Flavie, Claire, Pascale, Lili - puisque Lili aussi, c'est ce qui sourd de la famille, Lili aussi. La litanie est incomplète, la litanie n'en finit pas, combien d'autres inconnues, combien encore qu'étrangle le secret dont il a ceint leurs cous, combien de parties de cache-cache, combien de jardins, de buissons, combien de fois sa main sur leurs bouches? Atterré dans le matin calme, sans toi je n'ai plus que les mots j'écris j'aurais voulu qu'on parle j'écris: Flavie, Lili aussi.

vendredi 17 juillet 2015

Île Dumet, Zodiac Mark 3

C'était à peine une île, c'était à peine un fleuve, un estuaire un bien grand mot, mais c'était l'horizon de l'aventure et comme moi tu aimais le sillage du moteur Evinrude, qui cabrait le Zodiac de ses trente trois chevaux sur les vagues de l'été. Tu m'as demandé, un soir avant ta mort, d'écrire ce qui fut, ce qui t'a fait vivre, et l'ombre et la lumière m'as-tu répété ce soir-là, et l'ombre et la lumière… Si tu savais combien me hante ta commande, et comment y souscrivant je crains toujours de te trahir, car le chanteur ne peut se retourner mais se retourne et perd ce qu'il voulait garder. Cependant je m'y tiens, c'est le dernier amer, et l'île Dumet le possible soleil de l'enfance: le fort Vauban nous aurait protégé de toutes les attaques, et les goélands par flocons toujours là pour couvrir nous courses de leurs cris affolés. Reviens, nous y retournerons, nous aborderons l'île en pirates heureux, et de l'ombre du fort, nous combattrons l'ombre, et pirates heureux nous rirons de nos pillages lumineux.

mardi 7 juillet 2015

Quand même

Ce que ta mort a changé, je ne saurais le dire, quelque chose comme la saveur du monde affadie, altérée. Elle n'avait pas besoin de cela, la saveur du monde. J'y goûte encore, mais nulle joie n'est pure, nulle joie qui ne soit mêlée du chagrin de ne pouvoir la partager avec toi. La mention très bien de Thalie t'aurait tant réjouie, tu ne l'apprendras pas c'est maman qui le dit, elle aussi d'une joie fêlée. Alors je m'en réjouis pour toi, c'est une joie mêlée, c'est une joie quand même. C'est cela, ce qui a changé, ce quand même qui se dépose sur toute chose, car il n'est pas de chose qui, dans l'insomnie des nuits ne me ramène à toi. Ce quand même, cet effort pour être désormais, et si possible heureux et si possible en paix, c'est le drôle de lot que tu m'as laissé.

dimanche 5 juillet 2015

Mordre la pomme

Il y eut un été vert et mauve, de granny smith et de robes indiennes, où tu te trouvas moche et grosse en dépit de l'évidence, où tu ne t'aimas pas. Tu avais seize ans et, cet été-là, tu portas ces robes sacs, de larges chemises, et tu mordais dans ces pommes acidulées. Il te fallait des salades, des haricots verts, je ne comprenais pas, moi qui n'étais que maigreur dévorante, nul n'a compris, mais maman inquiète t'a préparé ce que tu voulais, et ce furent fruits, légumes, verdure et crudités qui me faisaient râler, moi qui mangeais tant, moi qui brûlais tout. On ne savait pas, on ne voyait pas, ton corps empaqueté, la presque anorexie, il aura fallu des années pour rabouter les signes de ta souffrance, ce que tu signifiais, la honte de ta chair, il aura fallu des années pour en faire émerger le père que tu tentais de dégoûter en te dégoûtant de toi-même. Tu le mordais en croquant dans les pommes vertes, tu t'en gardais dans ces sacs de toile indienne qui flottaient informes et mauves au large de ton corps meurtri.

dimanche 28 juin 2015

L'ombre de tes cils

Tu avais de si longs cils qu'on aurait pu les croire faux mais non, ils étaient trop beaux, trop souples, trop fins et toi trop petite pour t'orner de postiches. Tes cils étaient plus longs que ceux de tes poupées, des poupées Bella, notre enfance c'est avant Barbie, je parle du siècle dernier, quand nous allongions les poupées dont les yeux se fermaient alors sous des cils de nylon à la courbe laquée. Tes cils interminables frémissaient au vent sur le zodiac de juillet quand tu plissais les yeux sous le soleil radical du Croisic. 
J'avais oublié tes cils, les avais intégrés, ils étaient toi comme étaient tiens les grains de beauté qui parsemaient ton dos, ta blondeur changeante au fil des saisons, ils abritaient tes yeux -c'était tout une affaire, la couleur de tes yeux.
On aurait pu croire qu'avec les traitements tomberaient cheveux et cils comme ils tombent si souvent lors des chimiothérapies or non, tu m'as dit avoir perdu de tes cheveux, mais rien qui se voie, pas besoin de perruque, celle qui signale ce qu'on voulait cacher. Lorsqu'échouèrent opérations comme médications d'usage, on te proposa, tu étais compatible, une thérapie génique, et pendant quelques mois, près d'un an je crois, cela stupéfia la tumeur et t'offrit le sursis qui fut mieux que survie. Je vins alors à Vannes reconduire Thibaud en fin d'année scolaire, et déjeunant avec vous, tes cils m'ont intrigué. Pour la première fois, j'ai cru à des postiches, ils sonnaient faux, me semblaient artificiels, ton visage était altéré. Bien sûr je me suis tu et je suis reparti. C'étaient des cils si longs qu'ils paraissaient friser, pas ces cils de nylon qu'on colle sur les yeux des poupées, c'étaient des cils épais, des cils touffus, presque. En juillet nous sommes allés faire quelques courses avant d'aller chercher Bastien au club de voile, et tu t'es absentée dix minutes, le temps pour moi d'acheter des fruits. A ton retour tu riais, les cils raccourcis par l'esthéticienne et tu m'as expliqué qu'entre autres effets secondaires, ton traitement te valait ces cils démesurés, ces cils châtain clair qui m'avaient tant surpris, et de nouveaux cheveux encore plus fins que ceux d'avant -pour les cheveux je n'avais rien vu, alors que ces cils inconnus, ces cils nouveaux sur terre, ni cils de femme, ni de poupée, ces cils t'ombraient les yeux et crochaient la lumière.

lundi 22 juin 2015

Te reconnaître

A la fin du sonnet d'Arvers, l'aimée demande quelle est donc cette femme?, ne se reconnaît pas malgré ces vers tout remplis d'elle, comme il est dit si gauchement.
Qui te reconnaîtra ma sœur, ma consanguine, mon manque ma frangine, puisque te voilà sans connaissance? Dans ces lignes qui ne parlent que de toi, que reste-t-il de toi, j'entends de toi vivante, te reconnaîtrais-tu dans les traces que je collecte? Ce que j'écris n'est ni tombeau ni épitaphe, pas le camée de ton profil en taille douce sur la nacre, ni le keepsake de notre enfance, pas si dorée, pas si jolie. Des bris, des bouts, des bribes semblables à ce que la vague balbutie au bord des bords de mer, ma sœur de bois flotté, ma sœur de coquillages, ma sœur de verres polis à force d'être roulés, de grappes d’œufs de seiches desséchés, d'os de seiches pour cage à oiseaux, de carapaces roses, de touffes de mucus et de plumes de mouettes, sous ces oripeaux qui te reconnaîtra, qui te verra vivante comme je te vois?

samedi 20 juin 2015

Le temps des cerises

Le cerisier -il y en avait peut-être plusieurs, mais je n'en vois plus qu'un, toi aussi tu n'en verrais qu'un, je sais pourquoi, ce cerisier peint en fleurs par Roland -était il alors fiancé à maman?- nous l'avons vu longtemps à Chateau-d'Oex, d'un blanc crayeux sur une terre encore nue et l'herbe qui sentait l'hiver, une terre un peu trop sombre, pas la terre de Honfleur, une palette importée des paysages d'Egon Schiele, Roland sur l'estuaire peignait continental, j'y pense maintenant c'est drôle, c'est ce qui clochait dans la toile, alors que chez Vallotton pas du tout, un suisse ne fait pas l'autre mettons, tant mieux tant pis si je m'égare.
Le cerisier rhapsode, nous ramène aux fruits, abrite merles et tourterelles, s'étend sur Pâques aux coucous pullulant dans les fossés du bocage: viens je t'emmène.
Le cerisier était taillé comme de rigueur tout en hauteur, formant une manière de grosse poire blanche. J'ai appris récemment que cette taille était de tradition dans la vallée de Seine, où fleurissaient jadis bien plus de cerisiers sur les routes des fruits , et que cette taille réclamait des cueilleurs habiles qu'on payait bon prix car ils savaient comment poser leurs échelles étroites sans casser les branches. Les meilleurs froissaient à peine les feuillages.
Le cerisier rhapsodique trônait sur la pelouse du haut, la seule où il fît un peu frais lorsque par accident, Honfleur en août avait ses chaleurs. Sous son ombre, bonne-maman et ses filles, les gendres, les petits enfants que nous étions, assis sagement sur ces chaises de tubulures que l'on avait tendues de cordons de plastique, et nous pincions nos cuisses à cette étrange trame qui nous dessinait des bourrelets même si, ces années-là, nous étions maigres comme carême.
Les cerises, on les mangeait fin juin, début juillet, sans nous donc le plus souvent, pas encore en vacances. Début juillet plutôt, c'était une variété tardive, des bigarreaux Napoléon à ce qu'il me semble, des cerises aux teintes bifides, qui m'évoquent aujourd'hui celles des coupes vanille fraise des glaces Frigécrème d'alors. Les merles, les étourneaux, les grives étaient chargés de tous les maux, dévoreurs de cerises, sans cerises pas de gâteaux, si pas de cerises, à défaut, des pruneaux dans le clafoutis -nous faisions fi des pruneaux. Le père au printemps braconnait les oiseaux pilleurs, et nous mangions avec délices les tourterelles : il avait tué les prédateurs des cerises qui nous revenaient, il sauvait les fruits innocents, tu t'en souviens nous en croquions nous aimions ça intensément ces odeurs de petit gibier, leur chair brune violacée (lui rêvait de pigeons au chou, son seul rêve nous écœurait, nous n'aimions pas le chou). Nous étions sous cet aspect -cet aspect seulement- les enfants de l'ogre, et certes nous avions la canine aiguë, mais c'est de l'incisive que nous mordions dans la pulpe pâle des cerises, quand par chance il en restait.
Le cerisier tu as dû le revoir l'automne dernier, quand Philippe pour tes cinquante ans, a réservé une chambre à Honfleur dans la maison qui fut -certes fugacement- ta première maison, la maison des grands parents restaurée magnifiquement pour des chambres d'hôtes luxueuses. Ce fut ton dernier anniversaire, je sais que tu le savais, même si tu ne me l'as pas dit. Nous avons marché sur la jetée comme nous le faisions jadis, nous avons raillé les statues du "jardin des célébrités" -enfants, là s'étendait un marais jusqu'à la plage du Butin, la plage pas jolie, la plage dangereuse où des mines longtemps sont restées tapies dans le sable, la plage aujourd'hui simplement polluée. Tu as expliqué la promenade et notre ennui d'enfants à Bastien et Thalie.
Du cerisier tu n'as rien dit. Peut-être a-t-il été coupé.

lundi 8 juin 2015

Je te survis

C'est ainsi je te survis c'est ainsi c'est si imprévu que je dure, moi qui n'ai jamais rien construit, moi qui n'ai jamais rien prévu, moi qui n'ai ni procréé ni trouvé l'être aimable, l'être aimé, qui n'ai jamais vécu qu'en amateur, moi qui suis par mégarde, qui te survis par erreur, me voilà stupide de ton absence, toi qui fus si solide, si consistante, si constante, si tenace. Je ne veux pas retrouver les catégories du père qui t'avait adjugé le mérite quand il m'assignait la facilité du don, ce poison-là, non. Mais je reste pantois d'être-là quand tu n'es plus. Jamais, avant que tu ne me préviennes -tu me prévins très tôt, je n'ai pu que te croire- jamais je n'avais envisagé te perdre, et c'était doux pour moi t'imaginer me survivant, c'était naturel, c'était l'ordre des choses dans ma petite cervelle de dilettante de l'existence. Je te survis c'est ainsi, ça n'a pas de sens, je suis un vieillard qui danse sur un air qu'il ne connait pas.

jeudi 4 juin 2015

Mitoyenne

Il fallut des années pour comprendre la stratégie des chambres, toi mitoyenne forcée d'entendre -cloison de papier, tête à tête contrainte et forcée- le refus de maman les érections du père s'acharnant dans la pulsion, tout ce que j'ignorais puisque repoussé par sa pulsion-même, je dormais dans la chambre à l'opposé du palier, la chambre lointaine qu'il m'avait assignée. Ce furent des années étranges, ce furent des années toxiques, géométriques, horizontales verticales, étage chambres escalier, il avait tout calculé pour et cela fut. 
Le père se couchait tôt, nous racontait au lit une histoire qu'il traduisait de l'anglais, il y était question de gnomes et de séquoias. En bas, très loin, tout bas, maman regardait seule la télévision, jusqu'à piège d'heure, extinction des programmes. Il me chassait du lit, te gardait après nous avoir expliqué que maman était compliquée, que maman était malade, frigide il disait, je n'avais pas dix ans tu n'en avais pas huit. Il me chassait pour te garder et longtemps je me suis demandé pourquoi, ce que j'avais de repoussant. Je ne savais pas, je ne comprenais pas, je n'avais pas dix ans, tu n'en avais pas huit, je ne savais pas la chance que j'avais, à quel point ne pas être aimé c'est une chance quand l'amour est porté par lui. Le champ libre il te caressait, te berçait, se branlait, jouissait sur ton sommeil, puis il te portait dans ton lit où tu te réveillais -tu me l'as raconté trente ans après-, ta culotte trempée de son sperme te réveillait. Tu entendais maman monter, tu aurais voulu lui parler, tout lui raconter, mais il t'avait prise dans la nasse des secrets: tu ne pouvais trahir -les secrets il faut les crever avant qu'ils vous crèvent- tu aurais voulu lui parler tout lui raconter, mais tu savais aussi maman soulagée de se coucher dans le sommeil repu du père, sans qu'il l'assaille ni l'insulte, puisqu'il s'était vidé sur toi. Alors tu n'as jamais rien dit, alors tout a recommencé. Villepreux, pendant douze années.