La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mercredi 9 septembre 2015

Aux coques

C'était une pêche à pied, des femmes, des enfants courbés. Les hommes de la famille n'allaient pas volontiers aux coques, c'était trop facile, c'était fastidieux, un jeu d'enfants, un glanage de mères patientes. La 4L de la tante s'arrêtait à Sissable, avant la seule maison au milieu des marais salants, Sissable qui sépare le Grand du Petit Traict, petit ou grand, on ne comprenait pas, les Traicts ne faisaient qu'un pour nous, sables immenses que ne venaient borner que les clochers-phares de Batz et du Croisic, la ligne de cupressus qui signalait Pen-Bron. C'était à Sissable qu'on partait aux coques en chantant A la pêche aux moules faute d'une chanson propre aux coques. Les mères distribuaient à chacun des sacs cousus dans de vieux draps, de vieux torchons, et portaient le panier de grillage et d'écorce où l'on viderait régulièrement le contenu sableux des sacs de toile.
Pêcher se méritait: il fallait traverser des plaques puantes d'algues vertes, franchir l'étier vaseux, la vase si dégoûtante et si douce qui vous remontait entre les orteils, atteindre le banc de sable où les chiures de vers semblaient autant de minuscules monts-saint-michel, au moment précis où la mer commençait à remonter. Était-ce là où l'on nous montrait la croix qui jamais n'était submergée? Si la mer montait trop, ce serait là qu'on attendrait qu'elle se décide à redescendre. Les mères nous rassuraient, ça ne montait pas si vite, nous aurions le temps de gagner la croix, nous serions saufs. Les mères nous enseignaient à nous méfier des passions: ne pas se perdre dans la pêche, bien regarder les progrès de la marée. La marée, c'était aussi notre alliée. Nous avions regardé, experts, le calendrier que Ouest-France éditait (c'était peut-être Presse-Océan, mais je ne ferai pas d'enquête), pour arriver à l'heure où attendant la mer, les coques remontent à la surface des sables. Nous mettions un point d'honneur à ne jamais creuser, nous ramassions les coques qui se donnaient, c'était Manne marine, il n'était que de se baisser, nous ramassions jusqu'à plein panier qu'on rinçait en retraversant l'étier avant de remonter, ivres de vent, rincés nous-mêmes, la peau salée. C'était à Sissable que les mères rusées fatiguaient les enfants d'azur, de sel, de sable, d'iode et de vent.

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