Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

samedi 9 octobre 2010

Ni Ulysse, ni Télémaque

Il reviendra. Ce corps dont nos mémoires ont rejeté jusqu'à l'ombre, nul doute que le moment venu, immédiatement nous le reconnaîtrons par-delà les années, immédiatement nous le souffrirons comme le signe certain du malheur, immédiatement massif il s'imposera parmi nous, réclamera son dû.
Il reviendra briser la fête au moment même où, dans ce geste de grâce et d'oubli, nous aurons décidé d'inviter les amis et les frères, quand grillera l'agneau dessus la fosse intense, il réclamera sa part, demandera la joue que nul n'avait détaché du crâne, et nous ferons verser l'agneau dans la fournaise pour qu'il n'en touche rien.
Plus vieux de ces saisons où, avec la patience des orphelins, nous avons tissé les draps de notre nouveau sommeil, il s'étonnera de nos yeux secs, cherchera le veau gras, produira son talent. Il faudra lui rappeler que d'entre nous, le père, ce fut lui, mais que nous seuls avons persévéré dans l'œuvre et fait face, et que ses années d'abandon nous ont forgé plus sûrement que fer sur la peau des putains, mais que la cicatrice est là, plus dure que cuir.
Son retour voudra nous détruire et avec nous les années niées. Pour autant nous demeurerons. Nous avons décidé d'être sans. Même avec, nous serons si solides devant lui que son élan s'écrasera sur le chêne de la porte. Et la fête, à peine ébranlée reprendra ses droits. Sans.

jeudi 7 octobre 2010

Protection de l'orphelin

Quand la vénitienne dont le masque ne suppose nulle angoisse aura, sous ses jupes surfilées d’or, donné naissance à la grimace de poupon dont les pleurs éclateront près des lions de pierre, on verra, passé Carnaval et le gel sur le canal, accourir de probes magistrats qui scruteront les traits du jeune bâtard, inquiets de ce miroir de chair rose. Sa nourrice sera ce gros homme travesti dont la fortune est assurée mais qu’importe si porter la robe et montrer sa mamelle sont conditions nécessaires pour approcher celle dont le ventre s’est refermé comme la mer se retire ? D’autres, jadis, se sont humiliés bien davantage pour un sourire sur ce masque blanc, d’autres lui en veulent au point qu’il faut craindre pour l’enfant, le garder des caresses avunculaires, d’autres encore le tiendront pour le mal en personne. Je prendrai l’enfant de mes mains amères, je calmerai ses vagissements d’une berceuse ancienne, je lui dirai bienvenue petit frère, ne pleure pas le poids d’Anchise, tes épaules ne ploieront pas sous le joug du vieillard, et ce que tu supporteras sera le fardeau de ton choix. Je lui montrerai mon dos tanné, j’en plaisanterai comme d’un jeu cruel. Et cet enfant roux rira comme on chante.

mardi 5 octobre 2010

Convention de Genève

On vous aura cousu les yeux avec le fil ciré qu’utilisent les couturières pour les boutons des enfants chahuteurs. Les oreilles étoupées –j’imagine un collagène expérimental, et sur vos combinaisons orange, le nom du laboratoire qui le fournirait- vous n’entendez rien des débats que vous suscitez, et –bêtise, bêtise brutale des bourreaux- quand vous entendriez, vous ne comprendriez rien, racaille, écume rageuse de la rage du monde.
Agenouillés dans un chenil, la bouche prise –muselière, mors, poire d’angoisse- enchaînés comme les chiens ne le sont pas , il faut que vous fassiez bien peur, racaille, pour qu’on obstrue ainsi le moindre de vos orifices, que vous soyez bien contagieux pour qu’en quarantaine de droit, on transforme des soldats en garde chiourmes, en maîtres-chiens, des marines en kapos : transfert de mythologie. Il faut que les maîtres soient bien bêtes pour ne pas comprendre qu’à vous martyriser c’est votre violence qu’ils fécondent, qu’elle giclera sur leurs uniformes soigneusement repassés dès qu’elle aura trouvé comment se débonder. Et vous aurez gagné, chiens de votre malheur.

lundi 4 octobre 2010

Le Havre, peut-être (Etretat sans doute)

Revenu du sud, las d'azur et de chaleur, il ouvre les paumes vers le ciel pommelé, il s'enchante du vent qui heurte les falaises dont la craie brille, plus claire que le jour, et l'écriture en elle au hasard des silex.
Sa barque comme un soc de Braque a creusé les galets dans le creux de la vague, et chacun, de ce moment, a su qu'il était rentré, qu'il n'avait rien oublié, rien perdu de sa main de barreur habile : sa barque exacte au rouleau connaissait le rythme et l'angle, et les gosses en riant ont tiré les filins, et les vieux ont quitté le banc du soir, retrouvé les gestes des mousses en treuillant sans à coups la barque par la proue.
Mais dès la jetée, elle se tient là qui lui dit : "Si tu reviens pour repartir, n'aborde pas. N'attends de moi ni linge, ni singe, ni biscuit. N'espère rien du ventre qui s'est refermé, il n'est plus saignant de ta sonde. Mais si tu reconnais parmi ceux-là qui jouent le fils qui ne sait rien de toi, alors demeure, et sois à la hauteur des rêves qu'il a forgés en ton absence."

dimanche 3 octobre 2010

Casablanquer, 6

Sur la presqu'île aride où prie le marabout –c'est un isthme phalloïde, une roche hérissée où des murs blancs s'effondrent– des femmes stériles implorent que l'enfant paraisse sous l'œil des maris assis sur leurs capots. Des fous qu'on a enchaînés là attendent le départ de leurs démons intimes et la femme accroupie lime son vagin las d'une pierre ponce grise qu'elle a cendré de poudre de scorpion séché. La femme aride crie, djellaba relevée, elle maudit le sperme infécond de l'époux, sûre qu'il ne peut entendre puisque l'océan s'abat, paroi de pierreries, Jéricho liquide sur la presqu'île grise où le marabout prie.

samedi 2 octobre 2010

en marche

Singes le ventre ouvert nous hurlons, ce qui fut découvert épouvante, un démon qui hantait, pancréatique, nos humeurs, et qui se révèle au jour pire que tumeur. Chirurgiens incultes nous découvrons, nous souffrons de nous opérer nous-mêmes, la scission nous obsède, chansons que tout cela, c’est ce que nous voudrions croire, que nous ne croyons pas : un coup pour voir, nous bandons pour le hasard, et c’est l’espoir qui nous abandonne. Maldonne, la vierge des tueurs a ce nom que les enfants ânonnent et que nous condamnons.
Nous brodons des anathèmes au marqueur sur les tee-shirts blêmes que revêtent crâneurs Antoine, Marie-Laure, Amélie, Laurène, et Kevin et Victor, jeunesse je vous aime quand vous n’avez pas peur, Latifa, Lucie au nom de lumière, et François, et Marie, et cette Hélène-là qui se peignit la peau des rougeurs de la honte. Jeunesse, je vous aime pour cette France floue que vos corps refusant l’assommoir de la haine appellent de toutes les peaux possibles, scandent sur tous les rythmes, nomment de toute urgence, jeunesse je suis fier de chanter votre élan.

jeudi 30 septembre 2010

La mère de Samuel

Lunaire il a ce visage de Pierrot, sauf que, cramoisi d’entendre sa mère parler de lui comme d’une merde, il lui faudrait bien de la farine, Samuel, pour envisager le rôle. Humilié dans son k-way argenté, il n’ose plus trop me regarder, Samuel aux yeux très ronds d’écureuil mélancolique. La mère, les yeux très ronds aussi, mais d’un bleu si pâle, si lapidaire dans ce visage fatigué qui ne se crispe pas pour condamner Samuel, l’âge bête pour pas dire pire, elle maugrée, s’intéresse à rien, pas trop rebelle pourtant, plutôt moins que les autres. Y fout rien Samuel, jamais de travail à la maison, et si elle est là aujourd’hui, si je l’ai convoquée c’est qu’il y a une raison, c’est qu’il a rien foutu, hein ? Je proteste en vain, elle n’entend rien, grande ourse dans sa fosse. Elle parle d’apprentissage, elle parle de vie active, elle dit qu’il ne s’intéresse à rien, elle dit qu’il ne manque de rien, elle dit qu’il rêve de voitures de sport, elle dit qu’il n’en aura jamais. Qu’elle ne lui paiera pas une année de plus. Samuel écoute. Samuel ne dit jamais rien, jamais. Samuel est toujours sûr d’avoir tort, rouge jusqu’aux oreilles d’être là. Et la mère s’offusque que je ne sois pas du sacrifice, que je demande grâce pour ce garçon dont je sais qu’il produit tous les efforts possibles ; encore un peu, elle s’indignerait qu’il surnage avec ses joues de brique, et si elle le pouvait, elle le lesterait davantage.

dimanche 26 septembre 2010

Réduction

Pour moi qui suis encore lecteur, encore un peu, désormais seuls de tous petits livres, des livres d’une traite, d’une heure d’entre-temps, quand il m’en reste encore. Des livres troublés, des livres de vieux, qui auraient renoncé à l’ampleur du monument, textes de tremblement, vieux Poussin, mauvais soleil, amitié tâtonnée au milieu de feu nos frères.
Ne fulgure que le manque de ceux qui tombant, ne prirent pas la main tendue, ou bien las de cette fatigue au sourire de fatalité douce, la lâchèrent comme pour un salut. Restent de tous petits livres, ceux qui confient ces moments brisés là, restent de tous petits livres réduits à leur nécessité.
Ce n’est pas rien.
Mais presque.