Fleurs de poiriers nacrées -les vieux poiriers sont taillés en hauteur, en poire disent les jardiniers d'ici- fleurs de pommiers qui neigent sur les prés après la pluie rose des cerisiers, c'est le temps lumineux des arbres en fleurs et sous le soleil encore froid du dimanche, l'illusion du cycle, du recommencement. Reviendrait le temps du bon vivre, reprendre le chemin du marché, acheter des fleurs de saison, on aurait nettoyé les vases. On se verrait bien refleurir, aller au marché avec toi choisir les renoncules, les ancolies, et des pivoines rouges et blanches qui ne tiennent jamais, quitte à les voir neiger penchées sur la console.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
dimanche 1 mai 2016
jeudi 21 avril 2016
"Dégommons ce connard de dieu"
Le matin qui suivit ta mort, je suis allé chercher des croissants à la boulangerie Porte Saint Vincent, suis remonté à la Garenne. Rentré chez toi je me suis assis dans la cuisine et j'ai attendu que tes enfants se lèvent pour leur apprendre ton décès, puisque plus rien alors n'était urgent, et que plus rien ne m'était plus précieux que leur sommeil. Thalie s'est levée la première, et je lui ai dit que tu étais morte et ce fut tout, puisqu'elle savait l'échéance imminente, et qu'elle s'est toujours tenue droite. Sont venus ensuite et Bastien et Thibaud, et je leur ai dit et là aussi ce fut tout. Philippe est rentré de l'hôpital avec le sac de tes affaires, et Thalie a cru pouvoir ranger et elle ne l'a pas pu et ce fut la seule fois où je l'ai vu pleurer. Quand j'ai écrit le texte à lire pour la cérémonie, ce memento qui ne regarde que ceux qui t'accompagnèrent, je l'ai lu à chacun d'entre nous. Je suis monté à l'étage où Thalie était dans sa chambre. Elle a écouté, puis approuvé. Placardée au-dessus de son bureau, une petite feuille où elle avait inscrit le seul vers que je lui connaisse: "Dégommons ce connard de dieu".
A Noël, nous avons fui la maison pour Vienne, vu les musées, j'ai ronflé à les empêcher de dormir. Dans les toilettes d'un restaurant japonais, des cartes postales offertes ont retenu notre regard, il y était écrit: "Fuck 2015" et c'était tout. Nous n'avons rien dit mais en avons pris un stock. Et ce fut tout.
dimanche 17 avril 2016
Dimanches d'été
Notre patience au Croisic, lors de la messe du dimanche, tenait pour beaucoup, je crois, à l'attente de l'après. Nous chantions les niaiseries dominicales, la tête ailleurs, plus précisément à la bibliothèque populaire où maman nous menait au sortir de l'office. Plus que les romans -nous avions à la maison tout le nécessaire-, c'étaient les bandes dessinées qui nous faisaient rêver. On les y louait à l'unité, nous les prenions par douzaine. Tif et Tondu, le Génie des alpages, Bernard Prince, le vagabond des limbes, Philémon, Chlorophyle, Benoît Brisefer, Blueberry, Gaston Lagaffe, que n'avons-nous dévoré? Il fallait cependant patienter, subir l'interminable déjeuner chez la tante Annick, le melon au porto (pour nous c'était sans porto), le veau Orloff et les sorbets de la sorbetière SEB, toujours paillés de cristaux d'eau. Nous ne plongions dans l'aventure qu'au café des adultes, et il fallait nous arracher aux planches qui nous appelaient vers un autre monde sans ennui, où régnait la couleur, où l'on ne chantait pas comme Maria dans la cuisine "le Seigneur fit pour moi des merveilles" -quelles merveilles? on ne savait pas.
samedi 16 avril 2016
Santo Spirito
Tu connaissais Florence, c'est une ville que tu aimais, comment ne pas aimer Florence? Tu avais grimpé jusqu'en haut du dôme, c'était au temps de ton grand souffle, Philippe pris de vertige s'était arrêté. Je n'y ai pas grimpé, trop de monde et ma claustrophobie dans l'escalier étroit, mais j'ai gravi la colline de San Miniato jusqu'à la "belle paysanne" où tu n'es pas allée, et moi aussi, j'ai vu la vue, mais d'outre Arno. Avec Laurent nous avons pris le soleil sur les places, acheté des oronges séchées au marché central, comparé les jets de sang jaillissant du flanc du christ au couvent San Marco où Fra Angelico n'est plus frère mais bienheureux, moi toujours ton frère mais certainement pas saint. A cinq heures sous l'orage, place Santo Spirito, l'averse nous a figés sous un parasol de café, s'est abattue sur un estropié au plâtre bleu qui cuvait sur les marches de l'église. Un serveur est allé le secouer sans succès, un clochard s'est approché lentement sous l'averse, claudiquant sur les pavés, l'a couvert d'une courtepointe rose. D'autres personnes ont bravé la pluie, ont relevé le malheureux, l'ont installé sous le porche sans que le gardien de l'église esquisse le moindre geste, occupé à lisser ses gants de cuir pour les ranger dans sa poche à l'abri des gouttes. le clochard claudiquant est retourné sous les arbres qui ne protégeaient pas de la pluie, a quitté leur couvert, et a hurlé, du milieu de la place auprès de la fontaine: Vergogna! et c'était le mot juste. Nos verres de vino nobile de Montepulciano nous ont semblé amers, et le christ gracieux du jeune Michel-Ange installé dans la sacristie, indifférent.
lundi 4 avril 2016
Y regarder à deux fois
Toutes les couleurs du printemps, de nouveau, sans toi de nouveau: Point le jaune vulgaire du colza, celui des genêts partout s'épand sur les rochers, maman s'émerveille du tapis de violettes sous sa fenêtre, ton fils, amoureux, rayonne et cuisine pour sa jolie brune. Boire un verre pointe d'Arradon, guetter Bastien qui ne voit rien sans ses lunettes, il remonte un catamaran sur la cale sèche du club de voile, il fait bon. Des enfants lancent des pierres dans la mer, des jeunes filles font des selfies en pouffant et se les envoient, tout cela sans toi. Philippe me parle du chantier qu'il relance, de la maison qu'il faudra quitter pour des mois, qui a bien besoin de travaux: il y a des trous dans le sol de la cuisine, la fenêtre ne s'ouvre ou ne se ferme plus, on ne sait pas très bien. Ces travaux sans toi, c'est avec toi qu'ils furent conçus, tu n'en verras pas le résultat, mais la maison ressemblera à ce que tu aurais voulu. Je lis Mémoire de fille d'Annie Ernaux, je le lis pour toi aussi, tu aurais aimé ce livre exact et cru. Je me dis qu'elle aurait su mieux que moi dire qui tu fus, comment naquit la femme de la petite fille que je m'échine à susciter. Mais de notre enfance il ne reste que ce que j'en garde, et je me garde des photos au soleil menteur, au bonheur obligé, où tu figures, où tu souris, je ne me plonge pas dans les papiers qui font mal, je n'interroge pas maman. Je contemple nos paysages après le malheur, ils n'en portent pas trace, je ne leur en veux pas, leur temps n'est pas le nôtre et leur temps connaît ses propres catastrophes. Je les regarde, deux fois, une pour moi, une pour toi.
samedi 19 mars 2016
Présence sensible
C'est donc aujourd'hui. Mais non rien ne se boucle, et autant te le dire, parler du jour de ta mort comme d'un anniversaire m'est impossible, pas plus que je ne considère la formule convenue qu'on m'assène parfois: non je ne fais pas mon deuil. T'écrire c'est maintenir un lien vivant, les couleurs acides de l'enfance passées par le filtre des diapositives, c'est saisir à l'occasion un retour qui fait mouche, saisir ce qui me saisit dans l'air et me ramène à toi, ta façon bien particulière d'affirmer c'est n'importe quoi, ton sourire fêlé de fossettes, tes cheveux, cet épi qui blondissait l'été, la couleur indécise de tes yeux noisette un peu verte, tu demeures inscrite dans le monde sensible, j'entends par-là qu'à chaque instant le moindre coup de vent, la fleur courbée vers le talus, l'odeur du poisson frais, le soleil qui perce l'averse, le reflet d'un nuage sur une mare, les Litanies de la Vierge de Charpentier, un morceau de pain trempé dans une fondue fribourgeoise, la chair sanglante d'une pêche de vigne, la guitare de George Harrison, une toile de Veira da Silva ou un verre d'Irancy, à chaque instant, dis-je, une sensation peut surgir, se déployer, se déplier, te faire revenir, et moi reconnaissant, te reconnaissant, de t'accueillir.
dimanche 13 mars 2016
Nos maîtres d'école
Ils sont revenus du passé, tu en aurais été heureuse, Philippe me le confirme, tu aimais, comme moi, les évoquer. Ils m'ont écrit après avoir lu les lignes qui parlaient d'eux, nos maîtres d'école, et lisant les autres textes, ils ont appris ta mort, alors ils m'ont écrit, nos maîtres d'école, et j'aurais tant aimé que tu partages ma joie de ce retour d'enfance, je sais que tu l'aurais partagée, je sais quels souvenirs nous aurions fait surgir, la classe bien sûr, le plaisir des leçons, les promenades Chemin de la Comtesse, mais pas seulement: ils étaient les parents d'Anne, ta meilleure amie, et nous avons souvent passé nos mercredis chez eux. Aux mots que je lis d'eux, je les retrouve, je me souviens de leur maison à Villepreux, au Prieuré, des gâteaux de Maryse, du sourire bagué d'Anne (toi aussi, tu as porté autour des dents ces appareils qui firent la fortune des dentistes). C'est Laure leur cadette qui tapant le nom de ses parents sur Google, les a trouvé nommés ici. Elle était timide Laure, jusque dans son sourire. Reviennent alors les sorties de fin d'année au zoo de Vincennes, le rocher aux singes, les odeurs des fauves, et les animaux de verre filé que tu achetais là pour en orner ta chambre. Revient leur 4L et une journée à la Mer de sable d'Ermenonville, Anne écoutant des disques de Serge Lama, tout une enfance, notre enfance en sa lumière, et la chaleur intacte de ces gens de bien, nos maîtres d'école.
dimanche 6 mars 2016
Écrivant mars
Se boucle, ce mois-ci, la première année sans toi, pas besoin de calendrier: les fleurs le disent sous la gelée, c'en est fini de février, mais nous sommes dans ces temps où l'hiver est plus doux que le printemps qui cingle, et mars, en dépit des jonquilles, m'est une Toussaint violente. Les fleurs sont en avance, on ne peut pas comparer disent les jardiniers, une année ne fait pas l'autre, mais l'an dernier, tu me l'avais dit, si attentive à la vie qui te quittait, l'an dernier déjà, les fleurs avaient anticipé l'appel. Je vois par la fenêtre les derniers perce-neige, les narcisses, les primevères. Lorsque pour la dernière fois, nous sommes sortis de l'hôpital pour prendre le soleil, je me souviens que fanaient les crocus et qu'explosaient d'un rouge invraisemblable les massifs de tulipes, et ce fut très joyeux de pousser ton fauteuil, de se laisser porter par l'allégresse des plantes. Ce mois-ci boucle, un vieil oncle est mort et à l'enterrement revoir certains de ceux qui étaient venus au tien. Moins de fleurs pour le vieil oncle, plein de robes d'avocats et quelques vieux chantres ânonnant le rite latin. Je suis rentré glacé, et je pense, t'écrivant, aux premières tulipes, et je te rêve un paradis païen.
mardi 23 février 2016
Un autre temps
J'aurais aimé te raconter cela, ce retour d'enfance impromptu dimanche. Celui qui me parle je ne le connais pas, mais très vite il évoque les Yvelines, Villepreux, Chavenay où il habitait, comme c'est étrange ce que les lieux reviennent. Dans une haie, à Chavenay, coulait une source claire où nous rêvions de boire, mais le père nous le refusait, à raison sans doute. Il me rappelle que le collège s'appelait Léon Blum, qu'un garçon avec qui je suis allé en classe à l'école Jean Rostand habitait chemin de Rambouillet, ils étaient scouts ensemble, et le nom revient, Philippe Gautier. En vieux professeur de français, je me demande si Gautier souffrait un "h" ou non, je ne sais plus, mais je revois son visage tout en longueur, et plus tard je me demande si je n'ai pas confondu avec Frédéric Leclerc, c'est bien possible, les retours sont si incertains. Resurgissent les noms des voisins, des copains, Yann Delpech, Ronan Kérodren, et le chemin de Rambouillet pris chaque jour pour aller au collège, lentement, car Laurent interdit de vélo par sa mère déposait son cartable sur mon porte-bagage. Lui évoque d'autres lieux, la piscine où l'on m'a poussé à l'eau pour m'apprendre à nager, le lotissement du Prieuré, le théâtre du Val de Gally, et à ce nom tu m'apparais concentrée un jeudi après midi à fabriquer des émaux à l'atelier de travaux manuels qu'animaient des réfugiés chiliens -c'était un autre temps, les réfugiés on les accueillait dans les municipalités socialistes, socialistes ça voulait dire de gauche, et Villepreux était de gauche, même le curé disait la messe en pull-over rouge devant grand-père indigné. C'était un autre temps où les familles de droite comme la nôtre envoyaient sans crainte leurs petites filles fabriquer des émaux avec des réfugiés chiliens. Au théâtre du Val de Gally, j'ai vu Le malade imaginaire joué par une troupe africaine, et cela m'a beaucoup surpris, j'avais dix ans, et je n'ai pas ri. Dans la même salle plus tard, au ciné club, nous avons vu plein de films pas de notre âge -c'était un autre temps où une mère catholique qui faisait le catéchisme aux enfants ne voyait nul inconvénient à ce que les siens voient des films ardents, Bergman à quatorze ou quinze ans, Sonate d'automne et toi pleurant à mon grand étonnement.
mercredi 17 février 2016
poisson grillé 2
Il aurait fallu dire la part du père dans la pêche, sa marinière délavée, le pull dont sa mère avait honte, pull bleu raccommodé. Ce serait justice de rappeler qu'il fut source de ces joies-là, qu'il fut patient à nous apprendre les gestes qu'il faut pour ne pas affoler les bêtes, comment savoir faire silence et se mouvoir lentement, sur l'eau comme dans la forêt. Nous lui devons le nom des arbres, des oiseaux, des poissons et des crustacés, nous lui devons de ne pas écraser les champignons, de cueillir les bons. Les poissons grillés, c'était lui qui les préparait. Au père l'art du feu, le barbecue rituel. Mais voilà je suis seul à me souvenir, et injustement, parce qu'il fut injuste, je décide ici que le bonheur ce fut sans lui, malgré lui, contre lui. il disparaît du bateau qu'il pilotait, il ne plonge plus, il ne pêche plus, ses mains sont sans effet sur les braises. Les cèpes, c'est sans lui que je les trouve, les poissons je ne les grille pas. Il te survit, mais en moi pour toi toute la place toute l'enfance et pour toi toute la lumière, et limpide tu l'annihiles, et morte tu lui survis dans ce territoire dont moi seul j'ai la clé.
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