La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mardi 26 août 2014

Jokari

La balle du jokari nous revenait toujours, on cognait dessus comme des sourds et l'on sentait vibrer le bois de la raquette, on entendait le coup comme un pétard de fête, jusqu'à ce qu'épuisé l'élastique pète à son tour, rompant cet éternel retour le temps de renouer les bouts, de relancer la balle de caoutchouc et de cogner à nouveau comme des sourds.

mercredi 20 août 2014

Retour de bal

Ce furent des années légères: les corps ne pesaient pas de ces plis affaissés sous le poids de la graisse, on entrait dans la danse sans même y penser, nous dansions le cœur léger, semions sur le plancher des gouttes de sueur et de curaçao bleu. On ne savait pas, le monde durerait, la terre sous nos pieds toujours douce à nos pas, on ne savait pas. Les amis d'alors sont dans les ossuaires, la terre est venue à manquer.
Nous n'aurions pas cru, la fête finie, devoir régler le bal, reconduire les filles défaites, déchaussées à l'arrière de la vieille bmw, jeter écœurés la bouteille de curaçao. Tout alors revenait lourd, de ce poids-là que que nous avions voulu ignorer.

samedi 2 août 2014

Derniers des derniers

Quand il sera bien clair qu'avec nous meurt le monde, que les enfants semés ne nous prolongeront pas, que les bouches ouvertes ne seront pas nourries, que manqueront et l'eau et l'air, et les herbes et les bêtes, il ne restera aux maîtres pansus comptables du désastre que la mélancolie des masturbateurs après la sueur des petites morts. Dans le sursis que leur fortune aura payé, qu'ils s'ennuient, seuls, dans le gâchis du monde, qu'ils piétinent les tombes qu'ils auront fait creuser, qu'ils pleurent les enfants qu'ils auront dévorés. Qu'à leur tour ils crèvent dans l'abjection de leurs maisons sécurisées, sans pleureuses ni linceuls, seuls, derniers des derniers.

dimanche 27 juillet 2014

L'incendiaire

Celui qui alluma le feu, le voulait-il, le savait-il? Les champs brûlés sont plus fertiles disaient les frotteurs d'allumettes, ces bons gros gars aux yeux bleus qui regardaient fiévreux les filles.
Celui qui battit le briquet, voulut-il déclarer sa flamme, et femme qui le battit froid, savait-elle qu'on n'éteint pas la braise sous la cendre, le feu couve en-deçà, la lame qu'on rengaine n'en perdra pas son fil.
Comment a-t-il mordu le pré, comment le blé a-t-il fait torche, tourbe dessous, foudre tombée, comment le feu s'est ingénié nul ne le sait, pas plus celui qui l'a bouté que celui qui l'a combattu.
L'incendiaire au bras tremblant se tient aux côtés des pompiers. Comme eux, il bande et déroule la lance, mais l'eau versée c'est en pure perte, il voit son désir partir en fumée, vapeur, suie sperme tout ensemble.
Et voilà que brûle la première maison. C'était un hôtel borgne et les filles hurlent qui sautent des étages et se brisent près du brasier. Puis c'est la grange et du grenier, le feu vole jusqu'à l'église dont crépitent les pans de bois, et dieu s'y carbonise et l'incendiaire dit: "Seigneur, je ne le voulais pas."

dimanche 1 juin 2014

Se vautrer

Il n'y aura -il faut le dire ainsi, il faut restreindre à la façon des pauvres- il n'y aura plus que des listes de manques, et nous tuerons pour des mots creux, pour des objets sans objet, et nous ne jouirons plus d'embrasser ni d'étreindre, car entre nos bras rien, ni chair ni peau ni cuir ni poil ni cheveux ni dents: pauvre c'est embrasser du vent, pauvre c'est respirer son propre vide.
Nous serons tous pauvres, pas de la belle pauvreté de l'évangile -dieu aussi c'est du vent- nous serons tous pauvres de l'épuisement du monde, d'avoir fouillé les champs retourné des forêts de nos groins tièdes pour quelques truffes, pour quelques traces, pour le souvenir d'une odeur. Nous sommes les sangliers sales, les porcs mélancoliques à la bauge asséchée.

lundi 26 mai 2014

A mi-pente

La maison je l'ai prise à mi-pente, pour avoir le temps d'observer l'eau monter, voir venir, les gens descendre, les enfants remonter, les pierres rouler les jours d'orage, voir tomber, regarder le temps s'écouler.
Bien-sûr, à mi-pente, je cherchais l'équilibre, la vieille maison pour demeurer, demeurer j'entends par-là le fol espoir que l'heure s'arrête de tourner, l'eau de verser par la chaussée, le gravier de dévaler, le fol espoir qu'à mi-pente le temps cesse de serpenter et se tienne immobile et moi à ses côtés. Hors l'histoire l'espoir fou que la course se fige, qu'en suspens nous tenions dans un monde apaisé. Mais l'espoir fou a pris la pente, et l'élan l'a emporté.

samedi 24 mai 2014

Inversion du Gulf Stream

Alors, quand l'hiver frappa -nous n'aurions jamais cru qu'il pût frapper ici, nous n'étions pas prêts, l'est-on jamais dans la pluie de l'ouest, l'embu du brouillard sur la vallée? Stupéfaits, nous sommes devenus sourds au monde, et cette lumière grise de neige, ce silence comme un bâillon que seuls crevaient les cris des arbres déchirés, nous ont réveillé, nous ont engourdi.
Nous n'avions ni les vêtements ni les chaussures, alors il a fallu rester dans la maison, regarder les traces disparaître, les reliefs se gommer, compter sur les provisions puisque nos pas étaient comptés, puisque nos pas s'effaçaient, pousser la chaudière à fond, regarder la jauge de fioul, glisser jusqu'en bas de la place chercher le pain comme un trappeur des peaux. Le bocage, c'était les Vosges, une métamorphose ronde, qu'arrondissait encore au loin l'estompage des formes. On vit un sanglier perdu dans le village. Bientôt, ce serait le temps des ours, des lynx, des loups et des pièges d'or. C'était un peu gros d'y rêver mais la neige glaçant nos bottes de caoutchouc, ces rêves bleuissaient nos pieds.

Scène avec porte et carrelage jaune

Puis j'ai fermé la porte et j'ai compté les carreaux jaunes sur le sol. Lorsque j'eus fini de compter, les pierres avaient creusé la route dans le roulement de l'orage. Un autre temps s'ouvrait, je l'ai vu au regard des jeunes gens qui se mesuraient sur la place, aux arbres couchés sur l'asphalte écorché. Ainsi, c'en était fini des enchantements, le monde s'était rétréci, et tout désormais serait épreuve et combat. J'ai laissé la porte ouverte, mais le temps s'est fermé sur moi.

jeudi 10 avril 2014

Sourd, il écoute.

Tu t'appelles Alexis, tu me tends un micro. Je ne comprends pas, elle m'explique: tu es sourd profond, dit-elle. Tu veux m'entendre parler de Didon et d'Enée. je passe le cordon au fermoir aimanté. Je commence, et Virgile et Purcell, et les sorcières, et les belles abandonnées, et les palais enchantés, et les grottes affreuses. Je parle à tous, je ne parle qu'à toi. Tu me regardes et tu approuves, concentré comme on ne l'est pas. Et lorsque la musique est là, que Jessye Norman chante When I am down in earth, plus Reine de Saba que reine de Carthage, il me semble alors que le micro s'est inversé et c'est moi qui vibre au rythme de ton vertige et de tes yeux écarquillés.

vendredi 4 avril 2014

L'emporté

Nous ne savions pas que le vent viendrait, et que d'un souffle, il emporterait la maison, les livres, les petits cochons. Nous étions jeunes et nous nous donnions à la nuit, nous avions arraché les manches de nos chemises à carreaux, et jamais nous ne demandions le nom de qui osait l'étreinte et le baiser. Nos vies suintantes dans la fumée des bars se tenaient au comptoir où nous guettions l'entrée d'un christ avantageux. C'est le vent qui s'est engouffré, et nos mirages évanouis, et les livres effeuillés, et les petits cochons envolés sans qu'on puisse crier au loup.