Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

dimanche 21 novembre 2010

Odile

On avait discuté, la veille, savoir si on paierait le taxi à Odile, on lui payait déjà le train, la gare ce n'était pas si loin, le chemin joli, le joli chemin, l'air de la mer, ça lui ferait plaisir de marcher, ça lui ferait du bien l'air marin. Comme bagage, elle ne prend quasi rien, pas besoin de grand chose Odile, contente de peu, heureuse d'un rien, son sac il ne pèserait pas lourd, marcher ça ne la fatiguerait pas, tu vois, le mieux c'est l'ennemi du bien, on la gênerait en payant ça. De la gare à la villa, elle regardera les jardins, elle aime ces jardins-là qui n'ont l'air de rien, allées de sable, vilains nains, elle avait un chat de faïence, Odile, sur le toit de sa maison. Chalons, ça fait loin… C'était la vie d'avant, Odile dans son jardin, et Jean-Paul encore souriant. Maintenant qu'elle n'a plus rien, ni Jean-Paul, ni maison, ni chat, qu'elle n'est plus alourdie par rien, c'est sûr qu'elle marchera, Odile, de la gare jusqu'à la villa.

samedi 20 novembre 2010

Le matin vient trop tôt

Les amants reposés balbutient leurs noms dans les nuits de juin, leurs vêtements oubliés disent le chemin dans la maison, désir et déraison, leurs vêtements froissés comme coquelicots donnent sens au désordre et le goût de leurs peaux le voilà gravé pour toujours - un parfum mieux qu'un tatouage, des saveurs qui valent une enfance. Dans leur bouche le goût des jardins, sur leurs cuisses les griffures des ronces. Endormis les amants se posent, leurs mains s'apaisent il faut les laisser respirer. Les draps racontent leur histoire, elle est facile à deviner. Leurs souffles s'inventent un langage où parlent tour à tour le besoin de dormir, le désir de recommencer. Dans les nuits de juin, souvent, c'est au désir de décider. Le matin vient trop tôt. Leurs peaux déshabillées inventent des figures pour tromper le jour, éloigner les bruits de la ville de leur sommeil électrisé.

vendredi 19 novembre 2010

En forêt

Il en connaît toutes les allées, toutes les futaies, les parkings à putes, les coins à champignons. Les rythmes des arbres et ceux de la semaine : les ronciers où nichent les grives, les mares gelées de février où sont fichées les branches noires, la lisière à coulemelles, il sait où aller, où être. Il observe les filles qui tapinent dans les camionnettes, les pédés dans l'allée d'Achères, ou derrière la piscine.
Le week-end, c'est promenade en famille, dans les mêmes lieux. C'est cueillette en famille, leçon de choses, le père et ses enfants, c'est tableau de Greuze. Des coureurs traversent les sentiers. Il y a des odeurs de pique nique. Les breaks chargés de vélos se garent aux places où les putes attendaient. Il sort le panier, il sait où sont les cèpes, il évite aux enfants la vue les capotes. La famille ne rentre jamais bredouille.
Un jour de janvier, un samedi gris, c'est promenade en famille, digestion du père, course des enfants. Ils courent, puisque tous les enfants courent, ils courent le frère et la sœur, et s'arrêtent pile devant un vagabond qui dort. Le père qui connaissait tous les secrets de la forêt, le père qui ne se perdait jamais, le voilà qui nous entraîne loin du dormeur –un dormeur gris est un dormeur mort– nous ramène à la voiture, nous y laisse et repart, reconnaître le secret, connaître ce qu'il ignorait, pendant que nos cœurs paniquent. Ce fut notre premier cadavre.

jeudi 18 novembre 2010

La gloire de mon père, 2

Je suis le fils d'un menteur kaki, d'un bûcheron sanglant, puisqu'il y eut corvées de bois, d'un assassin convaincu qui tua jusque pendant les trêves. Vous trouverez son nom sanglant dans bien des archives, et j'imagine des bouches meurtries qui ne sauraient le prononcer sans horreur. Ce sous-lieutenant maigre à la brosse blond roux, c'est lui qui parle arabe et qui hait les arabes, c'est lui qui fusille les bergers qu'il habille en fellouzes, c'est lui qui parle doucement aux petites filles dont peut-être il a tué les pères, il leur promet des écoles, il leur dit qu'elles sont jolies, qu'il y aura des poupées, qu'il leur apprendra la vie, à écrire en français. Peut-être il caresse leurs cheveux, peut-être il hume l'odeur du henné.
Il a gardé, longtemps, les preuves : j'ai vu les photos, il les a montrées, un dimanche, au pousse-café. Je me souviens des yeux ouverts des fusillés (dans le dos), je peux dire que je me souviens, moi qui n'étais pas né, je peux dire que ces officiers qui s'échinent à oublier, ce sont des salauds. Je revois ces corps abattus dans les brèches de la frontière électrique. J'entends mon père aviné dire qu'il a gagné la guerre, qu'on a perdu la paix, je l'entends débiter toutes les conneries du monde, et je me vois mourir de honte, mais ce n'est pas grave, on ne meurt pas de honte, du moins pas de cette mort-là qui tordit la bouche des cadavres sur les photos qu'un dimanche, en famille, mon père a ressorties.

mercredi 17 novembre 2010

Fonte des glaces

L’hiver ne vint jamais, cette année là, pas d’au-delà pour le rideau des pluies, pas de flocon de neige pour le poing des enfants. Des bourrasques tièdes, des miasmes persistants, nous avions donc basculé. Pas un jour de gel, les vieux étaient contents qui mouraient au chaud. Inquiets cependant, d'une peur égoïste, d'une peur de vieux, ils priaient dans les églises humides pour que l'eau des glaciers ne monte pas trop vite, pas jusqu'à leur maison, ils priaient pour que l'eau ne monte qu'à la prochaine génération.

mardi 16 novembre 2010

Crever

De ce qui dure, rien sans altération. La peau distendue tombe, les mains s’écaillent, les doigts tordus ont oublié jusqu’à leur place sur le clavier. Double vue n’est pas bien voir, mais confronter des perspectives incompatibles. Ni le chaud ni le froid qui soient fiables. Au plexus, le nœud d’angoisse d’une bête sous le couteau. Ne pas reconnaître sa voix dans le cri que profère quelque chose en soi qui souffre, qu’on ne peut pas nommer tant on sait qu’en nommant le monstre, il se libérera, et dévastera ce qui pour l’heure subsiste de ce qu’on fut. Tomber chez soi dès que de retour au premier recoin qu’on trouve, cette impression qu’on crève, mais on ne crève pas, on voudrait crever comme un nuage pour espérer l’odeur des champs après la pluie, pour respirer mais on ahane dans la petite catastrophe individuelle, l’ordinaire douleur de vivre mal.
On craint tout désormais. Il faut un effort sans mesure pour maîtriser son timbre et répondre poliment à quiconque vient vous rappeler des routines. Il faut veiller aux gestes, les ralentir pour ne pas briser les choses, préparer son sommeil avec soin, puisqu’il ne nous est plus donné de dormir. On connaît par cœur toutes les heures qu’affichent les chiffres rouges du réveil, on hésite à se lever, on se lève on ne sait pourquoi, mais couché le cœur bat trop fort, et l’on divague, et l’on bat une campagne grise écrasée sous un orage qui n’éclate pas.

lundi 15 novembre 2010

Ce que dit l'horizon

Nous voyons monter les fumées, nous n’ignorons rien de la nature des cendres. Le grand forestier menace la plaine, gagne les prés, quand nous regardons vers la mer verte. Peut-être nous laissera-t-il appareiller, occupé à brûler les femmes dans les églises après avoir mitraillé les hommes et pendu les otages aux poteaux électriques? Peu probable. On dit que ses prisonniers sont violés par principe, que les étrangers sont noyés dans du sang de porc. On dit qu’il crucifie les juifs, qu’il rit d’ainsi les christianiser. Quand sera mort tout ce qui n’est pas lui, il inventera ses ennemis, fusillera ses compagnons, connaîtra la misère de l’ennui.

dimanche 14 novembre 2010

La Gloire de mon père

Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.

samedi 13 novembre 2010

Loin du Caucase

Ils envoient des cartes postales affolantes d'azur depuis des chambres et des dortoirs où le jour n'entre jamais, ils promettent des cadeaux pour tous, le jour de leur retour, tour à tour différé - de fait, ils ne rentrent jamais. Ils cousent des chemises, le torse dénudé. Le soir ils jouent aux cartes à des jeux inconnus, ils rient dans cette langue que nul ne parle ici, le soir ils dansent entre hommes reliés par un mouchoir, ils chantent des chansons où le pays fait mal, puis, pour s'endormir, se racontent sans fin ce qu'ils achèteront lorsqu'ils seront devenus riches.
D'où venez-vous, buveurs de thé qui réchauffez vos mains autour du verre, avant de lancer les dés ? D'où tenez vous votre courage, beaux visages fatigués ? Ces femmes qui vous attendent, ces enfants qui ne savent rien de votre parole, quand les reverrez-vous ? Quel terme pour la patience ? Votre village a-t-il un nom que je saurais prononcer ? Ce nom, c'est le mot qui manque, celui que je voudrais dire, celui que je crois lire dans vos yeux épuisés.

vendredi 12 novembre 2010

A. de K.

Depuis le grenier de la maison, en soulevant le volet, c'étaient, à perte de vue, des nuages et des sables gris qui déroulaient leurs nuances vers l'eau verte. Et l'enfant y perdait la vue à scruter parmi les mares métalliques et les fumées des raffineries, guetter le V des oies migrantes. Il viendrait coupant dans la nue, et l'enfant l'appellerait comme le jars mélancolique pour quitter la contrée médiocre et la pluie, les herbes rouillées du marais, et la vieille en pointe, l'enfant la nommerait immédiatement, sachant par cœur les formules que la mère, le soir, lisait à tous, faute de lettres du père, au loin, au front.