La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 21 avril 2017

Faute d'épitaphe

Le nom de maman manque sur la pierre bleue de Vire, celui de ses parents s'efface et j'avais promis aux tantes, à l'oncle, de le faire redorer, cela fait trente ans qu'ils sont morts, la dorure s'est effacée sous les nuages de l'estuaire, faire redorer, faire graver dans la pierre, simulacres d'éternité. La pierre et l'or sur le corps des morts, pour quel épigraphiste s'inscrire dans le rite, creuser le granit? Tu manques là encore, toi aussi sous la dalle et je suis seul debout. Il est glacial ce vent qui déflore les pommiers du coteau, qui érode les épitaphes et ternit l'or des mots. Tu m'aurais aidé, tu étais plus tenace, tu l'aurais fait suer le petit gros des pompes funèbres que ma demande emmerde, jusqu'à ce qu'à l'usure il cède, et que sur la pierre soit gravé le nom de notre mère, celui de ses parents redoré pour trente ans. Mais je suis seul debout, je manque de courage, il faudrait rappeler exiger le devis, tomber sur un standard national -le petit gros est parti en inhumer quelque autre, le petit gros a oublié que le nom de maman manque et qu'il vente sur la pente.

mercredi 19 avril 2017

Pas de pèlerinage

Alors à Pâques prendre au mot la résurrection, j'aurais voulu, mais toi et moi n'y avons jamais cru, non, religion d'imposture, alors comment faire pour, comment faire avec ou sans, comment faire comme si? Partir en Italie y trouver les poncifs, préférer les dépositions aux tombeaux rouverts, la douleur humaine et l'évidence des paysages entrés par effraction dans l'univers des images pieuses, admirer l'art des simulacres, puis regarder hors les murs la lumière modeler les herbes, les arbres les vignes, ne pas se tromper: il n'y a présence que sans retour, morte tu ne cesses de t'absenter. Il y a treize ans maman, décillée de sa cataracte, put s'émerveiller des fresques d'Arezzo dont elle avait rêvé. Je ne sais si tu les avais vues, je n'y suis pas retourné pour ne pas me retourner, j'ai marché par Pise et par Lucques, tu y avais été, Philippe me l'avait dit qui aime Lucques, je ne connaissais pas, ce fut bon de s'y promener un vendredi saint loin de toute passion flâner et goûter le vin.

dimanche 9 avril 2017

Retour sur rameaux

C'est à n'y pas croire mais, vois-tu quand je me retourne, un dimanche des Rameaux, avril rit comme jour de mai, comment est-ce arrivé, comment imaginer qu'un jour je me retourne, me sois retourné mais en quelques années la vie s'est arrêtée, je me suis retourné mais tu n'étais plus là. Petite, tu étais toujours à moins de deux pas de moi parce qu'à deux pas de moi le père n'osait pas, je ne me retournais jamais, je savais que tu étais là, je ne savais pas pourquoi. Nous aimions Pâques et les œufs dans le jardin de Honfleur où le grand père désœuvré jouait à Merlin l'enchanteur, mais mieux que les œufs s'étourdir en roulades sur la pelouse en pente rouges comme pommes d'api, verts de la reverdie, et briser dans nos élans le parfum des lilas doubles, écraser du muguet, froisser du cassis-fleur. Que ne reviens-tu avec le printemps t'ennuyer avec moi dans le jardin pentu de la maison bourgeoise dont nous ne sortions pas? Que n'es-tu à deux pas de moi?

jeudi 6 avril 2017

Fleurs de cerisier

Retour alors aux fleurs, toutes les fleurs de notre enfance sont là, cerisiers de Honfleur, poiriers, pommiers enfin, les pruniers déjà feuillus, comme on aimait ça, c'était Pâques, les coucous jaunes, le chocolat, les dernières jonquilles et la promesse du lilas. Sous les bois les tapis d'anémones s'étiolent, laissent place aux jacinthes -je me souviens des chansons et des bouquets, c'était si joyeux mais j'ai perdu le fil d'avril, quelque chose s'est rompu du bel équilibre où les fleurs s'ouvraient, offraient un pistil qui devenait fruit. C'est un peu difficile, comme si ta mort me faisait signe, se faisait clé, démasquait la joie du monde à recommencer, plus si bien, le même en pire, en plus toxique, en moins vivant. Tu sais -tu ne sais pas- là-bas on gaze des enfants aux joues roses comme des fleurs de mai, promesses de cerises sur l'arbre couché, maman l'aurait vu à la télé, elle aurait pleuré, m'aurait appelé, tu m'en aurais parlé. Je te parle tu ne m'entends pas, le monde est pire sans toi, le printemps ment de toutes ses dents qui tombent, pétales dans le vent sur les crimes de sang, de bave blanche et de joues roses comme fleurs de cerisiers.

dimanche 19 mars 2017

Tentative de diversion

J'ai fait comme j'ai pu ce jour, je me suis débrouillé pour avoir des lessives à étendre, des copies à corriger, le repas ce fut vite et mal, j'ai tâché de me défiler, j'y suis presque parvenu. Patrick a téléphoné, je ne lui ai pas dit le poids de ce dimanche, il m'a proposé la foire aux vins de la Bouille, j'aime bien la Bouille, et la fantaisie de Patrick j'ai su qu'elle allait m'aider, m'aider à te survivre une année de plus, je l'ai accompagné. On a goûté des vins, il ne se fait pas confiance, alors je disais non pour lui quand ce n'était pas bon, alors j'ai dit oui pour un Jasnières vin tendre, je t'en avais fait boire et tu avais aimé ce vin du Loir, ce vin rare, irrégulier, ce vin de pierre, de coteaux plein sud. Nous en avons acheté Patrick et moi, et du Coteaux-du-Loir, dont le cépage au joli nom produit un vin rouge pâle léger comme le printemps, une fleur d'albergier dans le sang du soir. J'ai tout fait pour contourner l'anniversaire de ta mort, j'y étais presque parvenu, je dis bien presque, car l'effort même pour y arriver ne montre que trop ce qu'il voulait masquer mais qu'importe. Le message d'une cousine aux meilleures intentions, de celles qui ne ratent pas un anniversaire, me fait part de sa compassion, du lien dit-elle, et c'en est fait de la diversion, de la magie du vin. Je rentre suffoquant, deux ans sans toi deux ans, ça ne rime à rien l'anniversaire quand tu manques quotidiennement.

jeudi 16 mars 2017

Tact (encore)

Elle s'appelle Cardif la filiale de la BNP dont je n'ai pas grand bien à dire, dont il me faut reparler. Je reçois un courrier, il m'est réexpédié par l'EPHAD où maman vécut ses derniers mois, car c'est à l'adresse de l'EPHAD que la banque l'a envoyé, à l'adresse de la morte de l'assurance-vie que ce courrier devrait -c'est du moins son objet- contribuer à solder. Il n'est pas certain que la morte réponde. 
La morte n'est pas celle qu'on croit. Elle s'appelle Cardif, filiale de la BNP, la banque qui t'a adressé ce courrier, car c'est ton nom sur la première page, c'est un courrier destiné à "Mr -sic- Flavie DALIFARD" que je reçois et qui me gifle par deux fois: c'est à toi ma sœur morte qu'on demande des papiers abscons pour solder l'assurance vie de notre mère morte, et c'est au dernier domicile de notre mère morte que ce courrier est expédié. Sur la première page, un numéro de téléphone, j'appelle et je m'étonne et l'interlocutrice ne voit pas où est le problème, si tu es morte je n'ai qu'à, me dit-elle sans sourciller, envoyer en sus de tous les autres papiers ton acte de décès, le dossier s'en trouverait accéléré, bonne journée et elle raccroche.

dimanche 12 mars 2017

Rien de sorcier

Ce n'est pas bien sorcier d'écrire, t'écrire c'est juste nécessaire, sinon je me surprends à te parler, tête en l'air parfois j'espère insensé que tu me répondes, j'attends quelques secondes, et je me raisonne dans le silence retrouvé, écrire ça n'a rien de sorcier. Frère et sœur c'était le lien, ce lien parfait d'égalité d'entente d'enfance partagée, frère et sœur ce fut république idéale -je ne ferai pas l'inventaire des fibres qui nous ont liés, il suffit de dire que ce lien brisé m'effiloche mais je me tiens là et je t'écris. Les vieilles histoires disent aux sœurs comment faire avec le frère mort, le disputer aux bêtes, l'enterrer malgré tout, rassembler patientes les morceaux épars de son corps, le remembrer comme on ravaude un linge cher, les vieilles histoires disent aux sœurs comment faire. Les vieilles histoires ne disent rien aux frères, elles parlent aux amants, elles chantent les héros qui descendent aux enfers, elles ne disent rien aux frères qui ne savent que faire sans sœur et traînent sur la rive et cherchent un passeur auquel ils promettront des chansons.

samedi 11 mars 2017

Ca revient

Ca revient, je sais bien, mais rien pareil, la lumière ce matin simule le printemps, ou peut-être ne ment-elle pas, peut-être le réchauffement en est déjà au point où le printemps c'est maintenant? Un printemps de brouillard rose, un printemps de particules en suspension dans l'air, il n'a pas tant plu que ça cet hiver, un printemps sans toi qui n'a même pas beaucoup toussé, un printemps à bout de souffle, d'arbres japonais en fleurs, de jonquilles dans les fossés, tu n'avais pas beaucoup toussé. Aujourd'hui l'anniversaire de Fukushima, un article dans le journal, une chronique à la radio, rien de nouveau sous le sarcophage, les robots sortent irradiés, on ne sait pas quoi faire du mausolée de notre orgueil. Tu sais -tu ne sais pas- je déteste mars où naquit le père où tu mourus, un mois de catastrophes, de tsunami nucléaire et d'éruption boréale. Ca revient, mars est là qui te vit mourir tu ne reviens pas.

mardi 7 mars 2017

Tact, (suite)

Aujourd'hui, au courrier, une enveloppe qui m'enjoint de choisir la tranquillité, une enveloppe à l'enseigne "Dignité funéraire" ("funéraire" en tout petit sous "dignité" , à peine lisible aux yeux des vieillards). La lettre est établie au nom des Pompes Funèbres et Marbrerie Evanno, Vannes. J'apprends que j'y ai un compte client, un code personnel depuis que j'ai réglé les obsèques de maman, que je suis doté d'un "conseiller funéraire" qui signe mais ne donne pas son nom, fiction publicitaire sans doute et qu'importe. On m'écrit pour formuler le vœu que les services des dites Pompes m'ont pleinement satisfait, on m'envoie le renouvellement de sentiments chaleureux qui me rappellent que de fait il y a bien renouvellement, puisque j'avais reçu quelques semaines après l'enterrement, une enquête de satisfaction qui m'avait stupéfiée. Aujourd'hui, cependant, un tout autre objet au courrier: m'inviter à souscrire un Testament Obsèques qui soulagera mes proches des formalités de mes funérailles, avec une remise de 200 euros si je souscris dans les six mois. Le Post-Scriptum m'assure que le contrat "se fait sans questionnaire médical ni examen de santé, et sans frais de dossier", ce qui est heureux puisqu'il s'agit de mourir et d'être enterré "dans le strict respect de vos volontés". Je vais attendre un peu.

samedi 4 mars 2017

Le pain du rêve

Ce fut un rêve dont maman fut, qui mangeait du pain azyme, le croirais-tu, je n'y comprends goutte, du pain sans mie, à peine croûte, elle semblait y prendre goût à ce pain du rêve où elle mordait, rajeunie. J'aimerais qu'ainsi tu me reviennes, tu mordrais du pain de mie, du pain de miel, du pain d'épices, on ne sait pas avec le rêve ce que l'on mange et même si l'on sent bien que les êtres aimés simulent un peu, on les remercie, on embrasse leurs ombres, leur effort pour revenir dans nos rêves qui les accueillent, la fadeur du pain azyme.