La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

vendredi 23 août 2013

Honfleur, jardin.

Le père chassait dans le jardin les tourterelles à coups de carabine, une carabine si lourde que les enfants ne pouvaient pas viser, une vieille carabine d'une guerre oubliée, transformée sur le tard pour tirer de toutes petites balles, d'un calibre ridicule. Les tourterelles c'était du gros gibier pour de si petites balles, mais le père visait bien, il était militaire, il savait tuer à l'évidence. Il rapportait les tourterelles, les grives, les merles, les étourneaux aussi, on les mangeait, on aimait cela. C'était pour la bonne cause, pour préserver les fruits, même hors la saison de la chasse. Le père avait toujours de bonnes raisons pour s'affranchir des règles, il pissait sur la loi le père, tel était son plaisir, plus que chasser encore, pisser sur la loi même et faire manger ses proies aux enfants qui ne savaient pas. Les oiseaux comme un bouquet d'ailes sur la table de la cuisine, et bientôt l'odeur de la corne brûlée quand Denise les passait à la flamme, et immédiatement la faim montait dans le ventre des enfants.
Aux enfants les groseilles, les framboises, les bigarreaux Napoléon, des fausses reines claudes, et, dès août une avalanche de pommes, des transparentes de Croncels à la chair fragile. Des fruits mangés trop verts, à prendre la colique, mais il faut croire qu'on aimait les choses acides, sans quoi nous n'aurions pas mordu les feuilles d'oseille qui nous faisaient venir les larmes aux yeux.

mercredi 21 août 2013

Épuiser l'épuisement

Quand seront lancées toutes les pierres et qu'il n'y aura plus rien qu'on n'ait déjà brûlé, que l'eau ne tombera plus du ciel, qu'il ne nous restera que nos ongles pour creuser, nous craindrons des dieux oubliés, nous tremblerons et l'hiver et l'été, nos magies nous seront vaines et la peine trop plus qu'humaine.
Pourtant nous voudrons vivre encore, quitte à tuer qui n'aurait plus la force, pour un coin à l'abri, une part de pain, une paire de lunettes, un coin à champignons. Jusqu'à ce que plus rien.

vendredi 2 août 2013

Souviens toi que tu n'es que cendres

Nous désirons l'aurore, elle nous brûlera tous. Passionnément combustibles, nous aspirons à la cendre. Quelle erreur ce fut que s'abstraire, s'affoler du vivant, s'enivrer du grand souffle quand tout en nous tend à la fin vers la pierre, la terre, la paix des sables. Que nos liqueurs se perdent dans les fleuves qui, taris, s'oublient dans leurs lits de boue ocre et verte, que l'on sépare le limon de l'eau, et l'eau qu'elle fonde sous un soleil impartial, que le soleil absorbe les nuages comme le coton hydrophile sur la plaie des enfants.
Que l'on se couche déjà mort.
On désirait l'aurore elle nous enterra tous.

Retour du refoulé

Tu reviendras, méconnaissable et je ne te reconnaîtrai pas. D'où viens-tu, d'où reviens-tu, où as-tu été traîner, toutes ces années de crimes et de peau tombée, te revoilà rougi blanchi bouffi tremblant mais te voici qui t'avance obscène, ému. D'où viens-tu peu importe, nul ne te reconnaît, chacun te traverse, car tu es bien le seul à te croire vivant.

jeudi 11 juillet 2013

Chanter encore

Si la fête est finie, et décidément il semble qu'elle le soit, il faudrait que nulle amertume n'exsude de ce constat. Tous les toasts portés, toutes les danses, tous les verres levés sous les bougies et les lampions il faut s'en souvenir aux jours sombres. Alors le sourire des aimés demeurera dans les chansons du souvenir, et nous pourrons reprendre les refrains d'antan, talismans sonores pour honorer nos morts, enchanter les vivants et célébrer l'enfance des joies à l'automne où la peine nous fait ployer. Les enfants que nous fûmes chantent encore en nous, sachons les écouter et recevons leur force quand nous serrons à l'hôpital nos parents essoufflés, nos amants amaigris. Si la fête est finie il faut chanter encore pour faire passer les morts, faire passer tendrement les amis les amants vers l'autre bord où nous tendons aussi.

Quintanilla de las Viñas

Elle nous indique la route et dans sa bouche édentée, la wisigotica revient comme une comptine; la vieille femme en noir m’arrive à la poitrine, à peine. Elle demande une pièce pour s’acheter des bonbons. Le village n’a pas un commerce. On donne la pièce, la vieille en enfance a la mendicité futile, et c’en est presque bon de donner pour des bonbons.

Casablanquer 10


J'avais un fils, qu'il dit, le pied-noir ivre, je ne sais plus son nom, non je ne sais plus rien sinon qu'il croquait des lézards les nuits sans lune, des lézards dont les queues tressautaient hors des lèvres comme des petits sexes vertébrés, que ça m'en foutait la trouille lorsque je rentrais de la chasse du Souss, avec ma part de sanglier. S'il n'a plus de nom c'est ma faute, il faisait sombre, et j'ai eu trop peur un soir de murge, je l'ai écrasé contre le mur, un soir où ma chambre grouillait de blattes, d'un coup de sandales j'ai éclaté mon fils et n'ai plus vu de cafards courir mais son corps translucide, médusé, adhérer à la chaux comme un margouillat dort. S'il avait grandi, je lui aurais appris la chasse, il aurait fait du sport, du tennis au C.A.F., du surf à Essaouira. J'avais un fils, qu'il dit, le Pied-Noir ivre. Il a sa bouteille dans chaque cabaret. Il regarde le faux diamant coincé dans le nombril de la danseuse de ventre : la bouteille vide, il lui semble que sa vie s'y décompose, il en sort une queue de lézard bleu.

lundi 8 juillet 2013

Les meilleures intentions

Celui-là qui revient revient trop tard, ce qu'il a à te dire, il te le dit ce jour-là même à l'hôpital où tu sommeilles encore. Il te le dit, et dans la brume des sédatifs tu laisses dire. C'en est irréel ces remords obsolètes sur ta souffrance endormie. Il voudrait atteindre l'autre plaie, apporter son petit pansement, il vient avec son petit brancard des années après la bataille, il aligne ses petits mots sur ton silence engourdi, il te confie comme un trésor sa petite belle âme, c'est si difficile pour lui. Tu crois rêver, tu dois rêver, vingt-cinq ans après, qu'il vienne ainsi parler de ton père qu'il avait tant désiré sien, et te dire qu'il te croit, que cela a dû être, vingt-cinq ans après, sa dérisoire confession. Réveillée par ce petit fantôme, tu prends garde à ne pas rire, ne pas tirer sur les fils de la cicatrice. Celui-là qui revient s'en est allé, soulagé, satisfait sans doute, vidé de son secret dont tu n'as rien à foutre.

samedi 6 juillet 2013

Casablanquer 5

Ça grouille de nouveau, la ville apprivoisée se réveille et me mord la langue, me réveille et me jette au Palm Beach, gueule de bouge où dansent des sauterelles le ventre contracté, une main sur l'abdomen, un doigt dans la bouche. Des putes dont la ceinture est ornée de dirhams glissent aux musiciens des billets verts et rouges : qu'ils les enivrent de stridences, que la transe les prenne, elles vont battre du pied, balancer leurs cheveux teints en blond vénitien. Les clients s'accrochent à leurs bières, tu peux boire pour pas cher ici, ici tu tombes sous la table, ici il y a toujours des hommes qui attendent pour pisser. Elles crient, les putes, et les hommes rient gras. Si ça cogne, le videur au tricot violet décrochera les ongles des Érinyes hystériques, videra les blédards en se foutant de leur vessie pleine, de leurs couilles échauffées, ménagera l'honneur des notables, dignes jusqu'au coma éthylique. Qu'importe ! Ce soir les shirates dansent, ce soir elles chantent, et il me semble que je comprends leur langue. Casablanquez, shirates de satin, ce soir ils boiront tous à vos rivières, ils rêveront d'oasis, de luxure et de soie, casablanquez, je veux voir votre jambe où le demi bas plisse puisque vous martelez, lourdeurs fécondes, le plancher de cèdre. Casablanquez, putains sacrées qui rythment mes nuits blanches, guettez le prince arabe que vous attendez toutes, ce soir pas de taxi aux pneus lisses, ce soir ce sera limousine, chauffeur et palais de stuc. Je veux sentir les poils épilés de vos lèvres et l'odeur du linge que vous nouez autour du sexe et qui ne glisse que lorsque vous trépignez, les cheveux décolorés comme l'algue par l'iode, baignés par les courants de vos coutumes et c'est beauté que cette blondeur absurde, mobilité folle du col, caftan froissé, sueur aux plis qu'il doit cacher. Casablanquez chéries ignobles, il ne faut pas le reconnaître, le client dont la bague vous a cassé les dents, brillez de vos prothèses, oubliez la bière flag et la winston light que je n'ai pas offertes, buvez la sueur à saveur de teinture, oubliez la malédiction du père et les pleurs de la mère et la sœur qui est déjà morte, souriez au saoudien saoul comme un polonais, il vous ouvrira ses palais, sûr ! –pourvu qu'il prenne le vôtre. Casablanquez, mettez-y le prix, payez le joueur de luth à la mesure de son mépris, faites vous rembourser par le plus ivre des clients, qu'il vous paye au moins à boire. Souriez et retournez danser : insultez les hommes, vous en avez le droit, chantez les abandonnées les répudiées les mal mariées. Nommez les impuissants. Aucun ne se reconnaîtra.

Holocauste

Sous le couteau sentir la gorge de son fils, et l'on voudrait n'avoir jamais aimé, jamais bandé, jamais vécu tous ces jours vains puisque tel dieu cruel somme de trancher dans la chair de l'enfant. A la ceinture, le couteau du sacrifice. Tuer l'enfant c'est s'exécuter. Abraham obéira, Abraham n'est que crainte et tremblement, et l'enfant sent dans sa main se crisper celle du vieillard. Il faudra se souvenir, ne jamais pardonner l'épreuve, quand bien même la main de l'ange suspend le geste de l'ancêtre. Combien d'années, combien de siècles pour qu'enfin nous disions non à dieu?