J'ai rencontré mon double à Crawley, Sussex. J'avais dix ans et, sur la cheminée de mes hôtes trônait ma photo, une photo que je ne connaissais pas, arrivée là je ne sais pas comment. Ils me regardaient d'une drôle de façon, Mr and Mrs Hooper, ils disaient des choses que je ne comprenais pas, l'anglais j'en avais fait six mois et je ne parlais qu'au présent.
J'ai oublié son nom, mais lorsqu'il est rentré j'ai compris, et immédiatement je l'ai haï, et comme un coup de foudre à l'envers, à croiser son regard j'ai vu sa haine en miroir, nous n'étions plus rien que le reflet d'un autre. Nous sommes allés jouer à l'étage, en garçonnets bien élevés, et sitôt hors de vue nous nous sommes battus. Mon double demeure à ce jour le seul être que j'aie jamais frappé.
Le ravaudeur n'a pas collecté toutes les pièces du puzzle. Le ravaudeur ravaude, j'entends par là qu'entre les morceaux de sa peine il suture, et que suturant il renonce à l'unité de ce qu'il rassemble et sa tâche c'est de faire tenir ensemble, et son travail un manteau d'Arlequin.
La ville au bord de l’eau
mercredi 19 juin 2013
dimanche 16 juin 2013
Casablanquer 4
Le bus hier –C'est un aquarium avec des poissons tristes et des crabes farcis! – il était bleu, le bus hier –il était vert, il était gris– il était surtout plein d'œufs gros d'éclosions monstrueuses –mais nécessaires, l'air de Casablanca réclame l'émeute– mais ils n'ont pas cassé, lorsqu'hier le bus bleu gris vert a renversé l'enfant de front. Le sang tachait sa chemise jaune, et son ballon a roulé, j'ai regardé le ballon rouler quand l'enfant s'est achevé, parce qu'il s'est achevé, comme le cheval de mon histoire, les palabres des vieux qui ceinturaient le corps d'un corps d'indifférence. C'était écrit, l'enfant les roues, le chauffeur qui crie son innocence, et je vois le ballon rouler à l'infini, et je crois un instant que ce ballon, c'est mon œil arraché.
Aller au feu
Les flammes s’élançaient dans un ciel orange sale, une auréole douteuse sur laquelle se découpaient les arbres de décembre. C’était à droite de mon ciel, vers Saint-Christophe, c’était lointain, mais très net, tant les flammes jaillissaient haut , bien au-delà des haies du bocage, des courbes des collines. J’ai compris le pouvoir des naufrageurs et l’histoire de l’étoile : quand brûle ainsi le très grand feu, il n’est que d’aller voir, un fantasme d’anophèle, une fin de phalène. Ce qui brûlait là-bas, ce qui flambait si haut comment savoir, il fallait savoir ce qui brûlait si bien, de quelle passion dans la campagne, quel sacrifice était là consommé.
mardi 4 juin 2013
Chronique 6
Passons s'il faut nuages nuages
passons sans tragédie nuages familiers
frères de pluie marcheurs sans efforts
foulons le ciel et consentons à n'être que passages
Ventons nous ne sommes que temps
variable ils disent à la télé c'est faux la télé ment
nous sommes répétition ventons c'est la même chanson
et c'est bonheur que de chanter
Horizon s'il faut disparaître c'est vers toi que je veux aller
horizon tous deux nous fuyons amoureux même direction
s'il faut passer passons
dimanche 2 juin 2013
Chronique 16
Retrouver le marché de retour de vacances
on avait oublié la déclinaison des visages
rougeur des peaux, oreilles décollées, on avait oublié
combien ces visages-là sont rudes, et les mains terreuses des maraîchers
on les redécouvre quand ils rendent la monnaie.
Leurs légumes leur ressemblent :
ils ne sont d'aucun calibre, on sent l'effort qu'ils
eurent à croître
leur forme en témoigne.
Aucun souci d'ornement.
On produit, on vend
l'effort et l'argent comptant.
Ceux qui parlent ici
les boujou ça va ty,
les bisous sonores qui pètent sur la joue
les bons gros rires
il ne faudrait pas s'y tromper
ceux qui parlent d'ici
comptent les morts et les trompe la mort
les infarctus et les cancers
pleurent les disparus
les chiens écrasés
Ceux qui parlent ici
sont moins nombreux
que les taiseux :
C'est dire la joie des marchés.
samedi 1 juin 2013
Saint Georges, cimetière (Prose tombale)
Furent, comme tant d’autres, ceux dont on voit le nom sur les pierres. Ces noms-là ne disent rien. Photos stupéfiées dans des blocs de résine, jaunissement des traits quand l’or des lettres s’éraille sur la dalle. Passons, disons-nous en lisant la disparition même des signes, passons. Des fleurs de porcelaine, un christ au bras brisé, dont la fonte creuse révèle l’imposture. Passons. Vieilles qui ploient, vieilles qui pleurent les vieux, morts. On se souvient de la couperose des charitons, des bannières, des torchères que des bras tremblants portent depuis la peste. Ceux-là aussi, morts. Et les bannières posées qui moisissent dans le chœur : l’agneau de dieu pâli sent le vieux champignon. Couleurs passées, passons, nous passons aussi, et déjà nos mains sont lourdes des fardeaux portés, et déjà nos doigts sont gourds des rhumatismes qui nous vouent à la raideur. Nul ange ne veille. Lames de schiste, feuilles de plomb. Passons.
Lin
Juin venu, guetter le vert tendre du lin voir monter la fleur qui s’ouvre au matin d’un bleu qu’ondule le vent sur les plateaux d’ici, terres de Caux, Roumois, Lieuvin. J’attends cette marée d’au-dessus des falaises, je lui prête des vertus qui s’annulent le soir lorsque tout se referme sur moi et les fleurs sur elles-mêmes. Juillet sera trop tard: jaunes montées en graines les tiges seront couchées par des machines insolites, en bandes régulières. Juillet pour rouir jusqu’à rouille.
mercredi 29 mai 2013
La barrière blanche
Il n'y a rien à reconnaître dans la maison de l'enfance. Ce qu'est devenu mon vélo je m'en fous, treize ans de rouille et je m'en fous, je n'ai plus à huiler la chaîne, c'est tout. Que d'autres s'en chargent, qu'ils plient en septembre les voiles pour l'hiver, qu'ils rangent dans le garage les dérives, les mâts, les planches. Quant à moi je ne dérive plus, et ce père qui enjoint de repeindre la barrière n'est plus mien, ne doit plus m'être rien, dent de sagesse extraite qu'on regarde dans le ravier, encore un peu sanglante, mais déjà étrangère à la douleur qu'elle causa.
J'ai souvent repeint la barrière de la maison de l'enfance. Jamais je n'en ai eu les clés. Les moisissures sous l'escalier peuvent moisir de tous les désirs rances, le père peut en paix guetter les secrets de toutes les petites filles, leur faire honte et les caresser sans crainte, je n'ai pas la clé, leur trouver la peau douce, les traiter de menteuses lorsqu'elles se plaindront à leur mère, je n'ai pas la clé, flairer leurs maillots de bains - les mères laveront, les mères lavent tout- je n'ai pas la clé. Des mères franchissent la barrière blanche, des mères qui savent - ou ne veulent pas savoir- lui confient des enfants, leur disent d'être sages avec l'oncle Paul. Il sourit il est si gentil, si patient avec les enfants, les petites filles surtout l'adorent, c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'on croit. Moi je reste dehors, je ne repeindrai plus la barrière, et je ne sais pas si le vélo… je crois que je ne sais plus en faire.
Je ne veux pas revoir la maison de l'enfance. Je n'en peux plus de ces poupées détruites, les yeux de verre brisés dont la douleur fêle les miroirs sans tain derrière lesquels le père se terre et jouit au moment précis où ils tombent.
A Serge Daney
Vinrent alors les ombres
graves comme des sœurs
à sa rencontre
douces dans la sollicitude
mais lui pas moins seul
croyait toucher à leur passage
la terreur du vertige
les écharpes obscures.
graves comme des sœurs
à sa rencontre
douces dans la sollicitude
mais lui pas moins seul
croyait toucher à leur passage
la terreur du vertige
les écharpes obscures.
mardi 28 mai 2013
La ville à distance
Ce sommeil-là qui vous rend doux, visages apaisés d’enfants que le bain détendit, cette paix qui lave mieux que l’eau, le goût du vin sur la chair blanche des volailles et la croûte orange des fromages, je ne puis rien offrir de mieux et vous prie, amis, d’accepter l’offrande.
Je vis loin des clameurs du monde et les remugles de la ville je les garde en moi comme d’autres conservent, cachée dans leur portefeuille, la photo insignifiante de leur jeunesse. Je sais le prix du calme, je le paie de tous les éloignements, et j’ai désormais, passant par Paris, des hésitations de horsain.
Mais la rumeur reprend, et je sais bien qu’il n’est pas d’asile contre la colère des bêtes forcées, pas de retraite possible : si loin que je sois, je suis au monde et j’en vois le cours passer par la pente de ma rue, je sens son grondement faire trembler mon parquet, moins que chez vous, amis, qui dormez sur la plaie des choses. Le calme cependant, je le sais relatif, le pressens provisoire. Reprenez du vin, les enfants dorment dans le désordre de leur chambre. Cette nuit encore sera sans histoire.
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