La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

samedi 12 février 2011

Loin

La mer ment de tous ses prestiges, les côtes plus encore, que seul semble éloigner le regard myope qui sait le prix de son désir. On étouffe à Tanger, la ville est morte à elle-même, et pour un souffle, des enfants s'exercent à l'acrobatie : on ne peut respirer que démantibulé. La brume s'abat sur le port, et reste dans la médina l'écume noire de la misère : souvenirs d'Afrique, une casserole abandonnée sur un réchaud. Chercher l'ombre hachée des eucalyptus.
Vous partirez sur la mer menteuse, convoyés par les négriers éternels qui vous foutront à l'eau, loin de Gibraltar (c'est le nom que vous donnez au désir), pas si loin de Tanger que vous n'y retourniez vous brûler les yeux dos à la ville, face à la mer. Vous repartirez. La Guardia Civil ne compte plus vos cadavres. Vous repartirez. Saïd le myope, lui ne se verra pas mourir, Saïd, au moins, il aura respiré avant.

lundi 7 février 2011

Villennes

La maison il n’en voulait pas, c’était quitter l’enfance, le chemin de la Comtesse, l’odeur javel de la piscine municipale. Une maison de cadre, un terrain sur la colline. Du velux on pouvait voir la Seine, l’hiver. On avait gardé deux pruniers de l’ancien verger. La mère ferait des confitures de quetsches… Il y aurait une chambre au rez-de-chaussée pour les grands-parents qui ne réveilleraient plus personne pour aller pisser la nuit… Ce serait du béton vibré, la dernière technologie, la meilleure isolation. Dans le garage de quoi garer facilement deux voitures, installer un grand congélateur. Le garage sera inondé à chaque pluie d’orage.
On lui donne la chambre la plus petite, puisqu’il ne vivra pas ici. Il trouve cela normal, la juste proportion. N’importe, puisqu’il ne vivra pas ici, qu’il aura sa chambre en ville, la paix, les verrières orange de la Défense le soir. Il prendra plaisir à la cheminée les week-ends, mais sans s’intéresser au récupérateur de chaleur. La moquette des chambres est de laine bouclée. Le papier peint de sa chambre imite le liège. Il faut acheter des fixations spéciales pour afficher le moindre poster. Upper middle class, mettons. Dans la salle de séjour trône l’armoire de marqueterie, le lustre de bronze qui se décrochant, manquera d’assommer la grand’mère. Le père attend sa mort pour quitter la femme et la maison de béton vibré, bander pour d’autres fillettes, sous d’autres complaisances.

lundi 31 janvier 2011

La bella noeva

Revient
Avec toi
L’an nouveau
L’envie d’aimer
La vie qui saigne sur la neige.

Tes pas bleus dans le blanc
Le cri des arbres entrouverts
Qui goutte au soleil de midi
Dis-moi qu’ils signent ton retour
Dis-moi que rien ne figera
Ton élan d’aller vers
Ton haleine laineuse
La barbe de ta voix
Que la nuit de quatre heures
Ne sait rien de nos danses
Ne peut rien sur tes pas
Ne peut pas, dis, dis, dis
Moi que rien rien ne peut
Ombre de mon amour
T’empêcher
Vecteur d’hiver
D’aller vers
La cotonneuse ivresse
Où pleure tendre le givre
Et mon cœur fondu qui t’écoute
Et goutte
Oie blanche dont le sang me signe.

dimanche 23 janvier 2011

Villepreux

Deux jardins que sépare la maison mitoyenne. Une chambre à soi, ce serait un privilège, n’était l’exil à l’opposé du pallier. Le chauffage à air pulsé qui jaunit les plafonds. Un cauchemar pavillonnaire, à l’anglaise, on pourrait dire ça, on ne le dira pas. Du bonheur petit-bourgeois, une intimité de haies de troènes, des enfants plein d’enfants dans la banlieue blanche qui regarde avec méfiance les quatre familles portugaises à la messe. Le grand-père dit quand il vient que l’église est immonde et s’offusque du pull-over rouge du prêtre.

Rue du ruisseau Saint Prix, au 8, sur la placette aux acacias dont les gravillons rouges couronnent les genoux des enfants, ils ont fait du vélo, ils ont joué à la marelle, à la balle au chasseur. Rue du ruisseau Saint Prix, au 8, dans le jardin-de-derrière, ils ont fait grincer les chaînes de la balançoire achetée le jour de la mort du chat. La mère avait mal au ventre tous les après-midi, une hernie disait-on. Le soir elle regardait la télé jusqu’à piège d’heure, ils l’enviaient pour ce privilège. Le père se couchait tôt, lisait pour apprendre l’anglais un roman dérivé d’un film de Walt Disney, The Gnomobile, ça s’appelait. Il traduisait chaque soir quelques pages aux enfants, puis le fils était congédié, et l’inceste se consommait. Aussi c’était fête les soirs où par exception, ils pouvaient regarder avec la mère la piste aux étoiles, la vie des animaux.

mercredi 19 janvier 2011

L'inconnaissable

Quand tu dors, des chevaux courent vers la rivière du lit. Ce qu’ils y boivent, les fièvres qu’ils y calment, les frissons qui les parcourent alors, voici bien le monde qui m’est refusé par tes yeux fermés. Ta peau c’est douceur d’enfance, goût de crème à la noisette, ta peau c’est la frontière dont il faut me satisfaire. Illusion de tes muqueuses, c’est encore ta peau, plus douce encore, plus humide, mais ta peau, ta peau de l’intérieur, qui protège ton royaume dont je ne sais rien. Peut-être, derrière tes paupières, un archer qui sent l’humus, un chien à l’œil rouge, un jeune homme un peu trop blond, ta mère assise sur un canapé de cuir, des tableaux sur Excel, je n’en sais rien. Peut-être suis-je dans le jardin dont tu rêves, roses trémières, delphiniums… Je cueille un bouquet, qui sait ? Je veux un cerisier où les merles picorent. Y est-il derrière ta peau ? S’il y est, qu’il neige de fleurs, que ton mystère me soit beauté.

lundi 17 janvier 2011

Début de la fin (fin)

Alors, au retour tu t’es mis sur le lit de repos, tu t’es lové, et quand je suis redescendu, tu pleurais, je t’ai pris dans mes bras, j’ai absorbé tes sanglots je me suis inventé calme et douceur, je t’ai parlé comme à mon neveu quand il a du chagrin, je savais ce que tu allais me dire, je t’ai calmé pour que tu puisses le dire, tu as balbutié « je crois que c’est fini » et c’était fini en effet.

dimanche 9 janvier 2011

Provins

Voués au rez-de-chaussée, ils voient près de l’escalier, une longue coulure verte d’algues. Les lieux ont un nom. C’est aux Sablons que mène la pente qu’ils dévalent les jeudis de vélo, d’écorchure, de goûters dans les douves. Des fenêtres de l’appartement la mère surveille la cabane, tente de manches à balais, de tabourets et de couvertures grises. Y sont invitées deux petites filles dont la mère parle avec l’accent pied-noir. Quand ils vont chez elles, ils regardent fascinés la jambe artificielle dans le porte-parapluie. Le père, un ancien légionnaire, a sauté sur une mine. On dit que lors des bals il danse et que son moignon saigne.

jeudi 6 janvier 2011

début de la fin (suite)

Ils s’appellent au téléphone avec des précautions de grands brûlés qui savent que toucher fait mal, que la nouvelle peau, vive sous le baume, n’est pas prête à la caresse. De ce qu’il reste, de la mue, ils voudraient en vivre encore, lézards régressifs. Ils savent que c’est vain, que les mots n’y changent rien, que les efforts aggravent les déchirures et ils se parlent à jamais sans raccommodage.

mardi 4 janvier 2011

Casablanquer 3

Je lance, osselets de hasard, mes mains. Qu'agripperont-elles, dans le soir de Casa ? —Le cri d'une femme égorgée, si bref, avec sa mort inscrite dans notre silence. Nous étions trois amis pétrifiés par le cri, plus court, ça ne pouvait pas exister. Plus fort, on n'imaginait pas. On avait trop bu (Arnaud et moi, en tous les cas), on n'a plus ri du tout. Sa mort sur nos trois dos, Zakaria, Hervé, Arnaud, son corps là quelque part, et plus un mot. Trois grands hâbleurs muets d'un seul coup, dessaoulés d'un seul cri. Je reprends mes phalanges dans la nuit de Casa. Je voudrais dormir. Je vis dans un quartier paisible. Mais ce cri ? —Rien. Du quotidien. La mort à Casa.

samedi 1 janvier 2011

Mulhouse

L’immeuble leur ressemble, blanc, neuf ; l’immeuble est peuplé d’autres eux-mêmes, qu’ils visitent assidûment. Les enfants jouent entre eux, on leur a sorti la luge. Manque la pente. Les mères prennent le thé, font des courses à Inno, entassent leurs enfants dans une dauphine bleue. Les pères, militaires, tombent l’uniforme en rentrant, mais en polo on sent bien qu’ils sont déguisés. Ils fument en attendant que le dîner soit prêt, ils préparent le dimanche, on se promènera près de l’aérodrome, on cueillera des champignons dans les forêts des Vosges. La sœur ne dit rien, mais désigne le frigidaire. Elle aime entre tout le gruyère.