Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 17 avril 2023

A quoi s'attendre

 Il faut craindre l'été, tout un travail, un deuil même que ces rêves ensoleillés, les plages de l'enfance aux parasols rayés, à écarter, à ranger dans la boîte à diapositives, -les Kodachrome étaient plus bleues, les Fuji plus vertes il y avait en ce temps là des pellicules pour la mer ou pour la montagne, nos vacances en étaient filtrées, pas le soleil qui nous dardait, nous en pelions dès juillet. Nous espérions l'été tout au long de l'année, il nous était promis, il nous manquait parfois -la Bretagne était alors pluvieuse, surtout aux grandes marées- nous avions envie d'esquimaux glacés, de draps de bains lancés sur le sable grossier, de planche à voile, de parties de pêche avec les cousins, et c'étaient crêperies sous le crachin gris, il fallait sauver les enfants de l'ennui, les jours de temps chagrin.

Les forêts brûlent dès avril, les pluies de mars n'ont rien changé, illusoire la verdure des prés, les brumes du matin, les flaques des chemins creux, les eaux de surface maquillent pour un temps un destin de plateau castillan, nous le savons, l'été nous accablera d'un soleil blanc qui effacera jusqu'aux couleurs de nos souvenirs, et il ne nous reste plus qu'à préparer l'ombre où se terrer pendant que les champs ardents charbonneront sous les rayons insolents.

mercredi 22 mars 2023

Animal triste, 2

 On la connaît la loi de la pulsion, on voit trop bien comment il marche, le petit morpion qui gouverne: il a goûté à la jouissance, en est tout retourné, preuve en est sa face de fesse, il se cramponne il veut bander, peu importe le visage de l'autre, il se fout du consentement, il veut foutre encore. Le visage d'autrui l'indiffère, la parole d'autrui l'ennuie, l'emmerde -ce qu'il dit- sourd qu'il est à la douceur, à la détresse, à la tendresse des fragiles, aveugle qu'il est au soin qu'on doit aux vieillards, aux malades, aux enfants. Insensible à la douleur, celui qui n'a jamais souffert -for l'orgueil- s'en croit à jamais exempté. L'animal triste, c'est lui, son devenir, ce qui le terrifie. Quand sera retombée l'érection, qu'aura disparu son pouvoir, quand plus de fluide dans sa petite baguette, il ne sera plus que le vide d'un désir épuisé, qui s'acharne à se répéter, c'est ainsi qu'il croit se reproduire, c'est ainsi que la baudruche crève et rend l'âme, et son pneuma si précieux, sa chère substance qu'il répand en un spasme, c'était du vent.

mercredi 15 mars 2023

Animal triste, 1

 Maintenant que j'ai comme il se doit tué deux chevaux sous moi, je peux le dire sans honte: moi aussi et plus qu'à mon tour, j'ai été cet animal triste, la bête à cinq pattes d'une apocalypse mesquine, moi aussi je me suis cru lycanthrope à la lune, et j'ai hurlé par la campagne à faire trembler les sangliers, moi aussi ce que je fus je ne l'avais pas vu venir, une voracité fauve, une viande de tendons, de pulsions et de cartilages échauffés, j'étais immangeable et j'avais faim de toutes les peaux mais leur préférais les pelages où blottir mon sommeil inquiet. J'étais maigre comme un chat écorché par un gardien d'immeuble dans la haine ordinaire, j'ai connu l'ennemi très tôt, j'ai vu le loup, fui l'ennui des braves gens, embrassé des voyous qui riaient comme des hyènes. Moi aussi j'ai joui à l'aube et juré que la nuit il fallait l'épuiser comme on presse un fruit clair sur une plaie aux lèvres ouvertes.

dimanche 12 mars 2023

Quatre degrés

 Il a bien plu, il le fallait, le vent a brisé des têtards -le saule ça casse aisément, les troncs creux c'est fragile. Ce matin cependant on l'a su dès le chant des oiseaux, une accalmie, le soleil donne sur les carreaux, frappe les meubles et le pavé rose de la salle. Les chats sont sortis jouir de la tiédeur, les fleurs nous signifient le retour du printemps, on voudrait se dire que tout va bien, que c'est mars en effet, jours rallongés et pluies glaciales, mais ce qu'on lit nous détrompe, les pluies sont très insuffisantes, cet été sècheresse assurée, il faut se préparer dit-on, quatre degrés, le ministre s'inquiète des remonte-pente, on nous dit sans frémir que Paris vers 2030 aura le climat de Séville, je pense aux villes basses aux vallées submergées, aux iles englouties, je regarde le jardin, il faudrait le préparer, on ne sera jamais prêts, je m'en fous des remonte-pente, il faudrait planter des arbres, des chênes de Hongrie, des essences adaptées, c'est un peu tard pour cette année, je regarde la lumière traverser le bureau, frapper des livres, rien ne brûle encore, cela ne saurait tarder.

jeudi 9 mars 2023

Averse de lumière

 Le prunus se risque à quelques fleurs, il a tonné hier soir sans qu'on puisse voir le moindre éclair, il a plu comme pour laver l'offense, mais rien de la sorte, rien susceptible de remplir la mare, tant pis, le temps change, le ciel gris se déchire, une percée de soleil, une giboulée de mars, la lumière, crument, traverse la pièce et révèle de la rousseur dans les poils du chat qu'on croyait gris, on y voit clair et puis la pluie de nouveau brouille la vue, crépite sur la véranda, dérange le sommeil des chats, s'écoule sur la baie vitrée, l'herbe n'est plus qu'un halo vert, les oiseaux des chants discrets, on en reste éberlué, les jonquilles mouchettent la pâture, l'œil se perd dans l'averse, elle joue avec nos nerfs la lumière qui se refuse pour soudain rompre le rempart des nuages et inonder la chambre. Sur le lit le chat roussi choisit très précisément  le carré de lumière pour s'y coucher et reprendre sa sieste.

samedi 25 février 2023

Photosensible

 Les  nuages courent au dessus des champs reverdis, ils hachent la lumière crue de la fin d'hiver, ils projettent leurs ombres sur les arpents jaunis  par l'agro-chimie, sur la ligne des peupliers nus, sur la façade de la maison qui s'assombrit forcément, avant de retrouver un soleil oblique, celui qui éblouit, comme un intrus dans les pièces surprises. La pluie n'est pas pour aujourd'hui, on s'en réjouit sots que nous sommes, un mois sans pluie en Normandie, la face du monde en est changée, dire cela n'est pas plaisanter, vains que nous sommes. Un ministre évoque sans ciller le chiffre de quatre degrés, s'inquiète des stations de ski, je coupe la chique au triste sire, je pense aux hêtraies, la fin de nos forêts ici en Normandie, au calvaire de Fécamp parti avec le pan de falaise effondré, je crains les chaleurs de juillet, les crues à contretemps, la grêle sur les toits, les coups de vent, et cependant je garde en moi le goût du printemps, l'envie de l'été, sot que je suis, inconséquent.

vendredi 24 février 2023

Bonheur du jour

 Le chat du voisin ferait bien la loi au jardin, mais les nôtres veillent au grain, pas de lapin pour l'intrus qu'on raccompagne poil hérissé, plus gros qu'on ne sera jamais, le territoire est préservé, on peut trôner sur le capot de la voiture, torturer le tronc de l'olivier, miauler pour rentrer picorer trois croquettes, miauler pour ressortir. Je regarde mes copies en souffrance, j'ouvre la porte afin que le chat ressorte, aperçois quelques étourneaux qui m'évoquent ce mot nouveau pour moi : on dit murmuration pour leurs vols groupés, pour ces nuages d'oiseaux virtuoses, c'est un beau mot, cela suffit pour la journée. On attendra le crépuscule pour les voir murmurer, voir murmurer les étourneaux, on peut encore s'émerveiller.

mercredi 22 février 2023

Du gras aux cendres

Ce fut une foire importante, il en reste quelque chose dans la démesure du marché, l'abondance d'un autre temps, une richesse plus de mise qu'au Neubourg, au cœur du plateau où les blés généreux succèdent au lin bleu, après le colza sucré dont l'odeur monte à la tête. Ne pas chercher un producteur bio, ici c'est le petit empire des grands céréaliers dont les ouvriers cramoisis n'iront pas jusqu'à la retraite. Des petites vieilles vendent trois fois rien sur des tables pliantes, quelques poireaux,  des oignons pas encore nouveaux, un bouquet de laurier, un sac de noix.  Un peu plus loin, les poissons sont beaux, on s'affaire à décoquiller les Saint-Jacques, le pot de crème est à deux euros, le filet de canard s'en tient à un prix raisonnable, le vendeur de pommes propose une dizaine de variétés, il fait gris, le crachin s'annonce, enfin la pluie, février, la fin des jours gras, vraiment? Le mercredi des cendres on en rirait ici si on se souvenait seulement de son existence: au Neubourg le Carême discret, pour ne pas dire distant.

mardi 21 février 2023

La belle saison

 Le chant des oiseaux, le soleil point plus tôt, les chats réveillés qui miaulent à la porte, la queue blanche des lapins au fond du jardin, ça tressaute encore, même si la nuit le froid mord, le givre fond aux premiers rayons, les jonquilles sont en boutons, les crocus en fleurs, tout frémit, on s'apprête, les derniers coups de feu des chasseurs acharnés vont s'évanouir enfin de l'horizon sonore. La belle saison, cela qu'on espère, cela qu'on craint. Voici un mois qu'il n'a pas plu, l'avenir est incertain mais ressemble au soleil de Camus, une brûlure, aux toiles de Staël rouges de Sicile, un chemin blanc comme une coupure, mais pour l'heure après le brouillard et le gel, un couple de mésanges, des étourneaux et les fenêtres embuées. La belle saison dit-on émerveillés, on a frisé les 20 degrés, la lumière rentre à flots dans la maison et sans doute on se réjouit à tort mais qu'y faire? La belle saison nous l'avons attendue tant d'hivers qu'on ne sait en désespérer, sans doute il faut craindre un été de soif et d'incendies, de terres poudreuses, d'oiseaux en cendres et de fruits séchés sur l'arbre aux feuilles tombées avant l'heure, et sans doute nous verrons le fond de la mare comme un secret obscène et les libellules bleues nous nous en souviendrons à peine.

samedi 4 février 2023

Retour d'été

 Pointent les crocus sur l'herbe jaunie, signe des jours meilleurs -ce que je veux croire, mais la maraîchère m'annonce le retour du froid en me donnant les oignons rouges, avec du soleil nuance-t-elle et ça me va, le soleil d'hiver. On attendra un peu pour les jonquilles, cela viendra bien assez vite, et la chaleur à leur suite, il faut apprendre à redouter l'été. C'est à rebours de toute l'enfance, maman nous couvrait comme des oignons, encagoulés, écharpés, mouflés, emmitouflés, elle avait toujours froid pour nous, il n'y en avait jamais assez, pulls à coll roulés, collants de laine, chaussettes doublées, nous attendions l'été pour laisser tomber les pelures, le printemps elle ne s'y fiait guère, elle avait des proverbes pour avril et pour mai -ce qu'il te plaît, foutaises! Seul l'éclat de l'été nous voyait dévêtus et rien n'était si bon que le soleil sur nos peaux nues, le goût de sel de nos peaux nues et celui des bâtonnets de sorbets à l'orange.