Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

lundi 10 février 2014

Pour Olivier Greif

Dans la Sonate de Requiem, il y a des enfants qui courent loin du glas du piano, des zébrures du violoncelle, un air polonais qui me raconte des histoires, il y a des enfants qui chantent, un piano qui balbutie la comptine jusqu'à ce que les doigts butent et que les enfants butés stoppent, et que j'oublie ces paroles.

Dans la Sonate de Requiem, la plainte ne se plaint pas. Le chant polonais dit: Que revienne le temps où je savais chanter, où j'aimais à courir, où ma mère était sur le seuil qui nous regardait, où ma mère chantait en polonais.

Dans la Sonate de Requiem, je vois ma soeur aux joues rondes et rouges auprès du frigidaire, et ma soeur est ce chant, ma soeur est polonaise. Le second air c'est une ronde, le troisième une valse, et cela j'aime moins. Rien ne dure et pas plus la valse brisée que la joie des enfants qui courent. Mais que revienne le chant de l'enfance, et de fait il revient, concassé sous la valse, l'air polonais, il reviendra jusqu'à la fin, la fin du souffle de la mère, l'élan brisé du violoncelle et l'enfance arrêtée là, au seuil même où la mère est tombée. Je regarde ma soeur qui n'a plus rien de polonais, qui a perdu ses joues d'enfance et nous marchons dans la forêt sous une pluie blanche et tiède.

mardi 4 février 2014

Zombies

Ils marchent, froissement de vestes matelassées, froufrous de pantalons de velours lourds lourds lourds, suent sous les lodens, un camaieu de bleu marine, de carreaux sages, de vert bronze, de gris souris.

Ils poussent des poussettes, des landaus bleu marine tapissés de toile écossaise où leurs bébés se croient sous les kilts de leurs mères; à leurs mains des grappes d'enfants blancs lavés au savon Cadum.

Et les petites filles chantent: C'est pour qui la banane, c'est pour la guenon.

Ils crient leur peur à la face des autres, de tous les autres, des bronzés, des sales, des sales juifs, des sales pédés, des affreux francs-maçons, les méchants athées, les nègres bestiaux, les hérétiques, les apostats et les relaps.

Ils ont peur du diable et le diable est noir.

Ils aiment beaucoup les petits enfants, même lorsqu'ils ne sont pas blancs.

Ils ont des nostalgies d'autodafé, ils crient: les pédés au bûcher.

Ils ont tous attrapé la crève dans les courants d'air de leurs églises vides à prier leur dieu mort.

Ils croient au péché originel, à l'Immaculée Conception, au Sacré Coeur de Jésus Christ, au génocide vendéen, à la grâce efficace, à la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, à l'infaillibilité pontificale, à la résurrection des corps.

Ils s'émerveillent d'être encore si nombreux, eux qui craignent tant d'être remplacés, et pour un peu, multipliés comme pains un jour de noces, ils se croiraient bénis, croisés en marche, invincibles,alors qu'en effet,

Ils sont déjà morts.

dimanche 26 janvier 2014

Sous les ex-voto

Grave ton nom dans le plâtre de l'église, confie à la vierge blanche et bleue ton espoir d'obtenir le permis de conduire. Au crayon à papier, écris avec des fautes le journal de ta foi, de ta misère. Tu voudrais rentrer à Evreux, car il n'y a rien ici, rien que l'église où tu pries pour partir. Partir d'ici.
Et comme la vierge est sourde, que tu ne peux rien faire, que tu n'as pas le permis, tu restes, tu reviens de pas loin, tu t'assois sous les étoiles peintes, et, au fond du banc clos tu écris des prières au crayon à papier, sous les ex-voto.

vendredi 10 janvier 2014

Pourvu que les jours rallongent

Passer l'eau parfois c'est trop, trop loin, la forêt trop profonde et la nuit tombe trop tôt. Et les bêtes franchissent la route, sans se conformer à l'heure d'hiver, ni regarder avant de traverser. Les blaireaux vont tout droit et ne s'interrompent que sous le pare-chocs, les blaireaux sont cons qui nous découragent de leur rectitude, trop de blaireaux morts le long de mes routes.
Parfois le désir manque, et l'autre côté on veut le voir au jour, et qu'il fasse beau, que les arbres en fleurs nous promettent quelque mensonge rose et blanc, qu'importe pourvu que les jours rallongent et avec eux notre sursis d'autant.
Pour ce qui est de passer le pont, l'hiver c'est temps de trêve, de sang sur la neige, de paille, d'urine et de sommeil profond. L'épreuve, c'est pour le printemps, la stupeur érigée des mâles. Pour l'heure, nous avons tué le désir, nous en sommes restés, comme des blaireaux, cons.

samedi 4 janvier 2014

Nos hivers nous échappent

Histoire, finie l'histoire. La lumière en allée vers l'autre hémisphère, nos hivers nous échappent, et le froid dont nous tremblons, c'est de nous-mêmes qu'il exsude. La haine hurlée à la face de nos autres, c'est nous autres que nous gifflons, et il faut croire que nous jouissons et du coup et de la blessure.

mercredi 18 décembre 2013

Quant au bel avenir

Quand on en arrive à regarder l'eau monter, les gaz se répandre, les chevaux s'effondrer en crevant l'algue verte, les enfants se noyer, les glaciers s'étrangler sur les vallées terreuses, les abeilles tomber comme des mouches, les vieux s'étouffer le nez entuyauté, les poissons androgynes envahir les estuaires, les vieux appeler leurs mères, les mères tuer leurs enfants, interdits devant la rage du monde, devant la ruine universelle, il nous faut bien de la bêtise pour que, comptables de la faillite, nous escomptions des catastrophes un bénéfice misérable dont nous palperions le profit en piétinant d'autres cadavres, nous-mêmes déjà pourrissant.

mardi 10 décembre 2013

Oraison pour l'enfant sans nom

Que la mer monte pense la mère, et recouvre de sa lèvre grise le couffin que je laisse sur la plage grise de Berck où j'ai échoué au bout du train. Le billet je l'ai pris pour Berck parce que rien n'est plus triste que la mer grise sur la plage de Berck au bout de la saison.
Que la mer monte et noie l'enfant que j'ai fait naître. L'enfant sans nom se nomme Adélaïde, dit la mère lasse qui avoue précise, du moins le croit-on. L'enfant noyée j'en suis la mère, j'en suis la mort et cet enfant n'a pas de nom qu'on puisse écrire sur la stèle, puisque cet enfant lourd de quinze mois pas moins je ne l'ai pas montré, je ne l'ai pas béni, puisque cet enfant-là n'a pas vu le soleil, puisque je l'ai laissé sur le sable froid de l'entre deux, dans la brièveté de novembre, après avoir consulté le calendrier des marées, puisque moi sa mère je l'ai laissé sans état-civil et m'en suis retournée vivre auprès de son père à qui je mens de tout mon ventre et qui aime, je crois, que je lui mente ainsi.
Indigente, je laisse à mon enfant mort le sort des indigents que toujours on enterre dans la fosse commune. Ma fille, Adélaïde, je n'ai pas eu la force d'aller la nommer, ni de la déposer au parvis d'une église, ma fille ma même pas née, morte sous X, noyée au plus triste de la plage de Berck, par mes soins noyée dans la mer la plus grise, dans les jours les plus courts, dit la mère précise de l'enfant sans nom.

lundi 9 décembre 2013

D'une évidence

C'est avec angoisse que je vois le monde se plier à mon vocabulaire -my vocabulary did that to me dit Spicer qui en meurt- comme si simplifiée par la catastrophe, je tenais la terre entière dans la main caleuse de ma pauvre grammaire. En sommes-nous là? Pas de quoi se fier à, pas de quoi être fier. Seul et chauve à l'échelle du monde qui se meurt, ce n'est pas l'harmonie dont j'avais rêvé non, mais celle qui s'impose en toute finitude. Cette prose, elle me déplait. Je me serais voulu fauve dévorant le foie des dieux, mais carnassier fatigué, c'est las que je remâche la charogne.
C'est avec angoisse que malgré moi s'opère l'anatomie du monde -te voilà disloqué jusqu'à l'incohérence, busy old fool! C'est avec angoisse, c'est sans jouissance que le chant du monde s'accorde à la fin des sirènes qui maintes à l'envers se noient dans ce toast porté de la main gauche.

dimanche 8 décembre 2013

Au gui l'an neuf

Et c'est décembre en somme, j'entends là des nuits froides et des jours de vœux pieux. Fêter me fatigue dans ce pays fatigué où nous gavons les enfants et dressons les coqs dont nous aiguisons les ergots en attendant que la marée monte.
Nous nous survivons entre boule de gui et griffures de houx, nous nous embrassons sous ces bouquets toxiques, dans la promesse verte et rouge d'une éternité végétale.
Nous avons gavé des oies dont nous gavons des enfants, tandis que nous mâchons les jupes grises d'huitres plus vivantes que nous, nous buvons sans ivresse, nous baisons sans plaisir et nous marchons fardés dans la ruine de la beauté amère et nos joues sont poudrées de nos propres cendres.
Enfants, enterrez-nous avant la première danse du dernier bal: nous sommes morts et ne le savons pas. Nous voulons tuer la vie qui nous échappe. Enfants sauvez-vous.

dimanche 1 décembre 2013

La guerre approche

Nous préparons nos enfants obèses, nos fils aux pouces hypertrophiés à porter des treillis qui les boudinent un peu. Ils piloteront sur des écrans plus plats qu'eux des drones, et c'est avec une cruauté d'enfant -cet âge est sans pitié- qu'ils décimeront à distance les loqueteux qui, pour un bol de soupe, traversent les déserts, meurent congelés dans les soutes, forment des grappes de misère sur des barques que leur nombre manque de faire couler. Ils veulent, avant la fin de la grande fête, leur part du balthazar, à défaut ils se contenteraient des reliefs du banquet.
Il n'y aura pas de corps à corps, il n'y a plus de corps du tout: les corps de nos enfants sont noyés dans la graisse et leurs rêves contenus dans les consoles de jeu. Les corps qui affamés voudraient tendre vers nous, ces corps-là qui se cambrent pour sauter les barrages, ces corps qui s'évanouissent pour éviter les coups, ces corps se noient en mer et nous les regardons sombrer, ces corps-là se dissolvent et nous faisons tout pour qu'ils disparaissent, les corps noirs et creux de la faim. La guerre approche, d'ombres et d'os, où nos enfants gras finiront par fondre.