Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

samedi 12 mars 2011

La bête en nous

Nul ne sait ce qui mugit passés les arbres révélés dans le pinceau des phares, et l’odeur qui par nappes s’épand comme un brouillard en mai, moi non plus ne l’assigne à nulle glande bien que par rumeurs, par remugles, le mot fauve vienne se rabattre, tel un ressac que repoussent les gens sérieux, ces rocs.
N’importe ! il existe un bruit, une puanteur, et qui les perçoit, pour peu que les ombres griffues des arbres se prêtent au théâtre de sa peur, il ne saurait les résoudre ainsi.
“ Sommeil je veux, sommeil serein ! ” implore-t-il noué dans les draps d’où surgit, sitôt passé le seuil, la manière de hurlement qui le hante dès que la lampe n’éclaire plus par-delà la croisée l’orme mort à l’automne ; la pestilence les imprègne, tannerie, sperme, urine tout ensemble.

jeudi 10 mars 2011

Charlotte philosophe

Au bout d’une heure, Charlotte en est à sa troisième boîte de smarties. Les pilules bigarrées parsèment son sujet de philo : la raison a-t-elle des limites ? Avec les smarties, elle trace sur la feuille des figures géométriques. Un grand souci de symétrie : les couleurs se font face. Charlotte redouble sa Terminale, Charlotte, dit-on, vit avec un gendarme et s’ennuie à Quillebeuf. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait là, ça non elle ne sait pas très bien. Elle détruit les figures en mangeant les smarties. Elle a dit, voici une heure, découvrant le sujet : « Encore la raison ? » Elle éprouve les limites de la boîte de smarties, dévore les constellations, les épuise d’un bâillement. Reste le paquet de Galettes Saint-Michel, déjà bien entamé. Tiendra-t-elle les quatre heures ? Sera-t-elle écœurée ? Charlotte regarde par la fenêtre, du côté d’Intermarché. Charlotte n’a pas la nausée. Peut-être elle rêve au rayon confiserie, peut-être elle pense. Les idées viendront comme la pluie tombe. Peut-être, dans la tête de Charlotte, une pluie de smarties.

dimanche 6 mars 2011

Chronique 2

J'aimerais ambition de vieillard que reste
en dessous du poème le linge blanc que ma voisine
étend patiente en son étroit jardin.
Je saurai rester sans trembler si ce matin perçant
brume et bruine la lumière vient frapper ses draps
pour mieux me revenir par la fenêtre ouverte.

Scintille pour l'heure à ma lampe halogène
la fente du carreau.
Patience derrière le voilage - dentelle industrielle- adviendra
ce qui peut l'être dans le temps décidé oui j'attends
patient le bruit de l'air dans le radiateur je me tiens là
derrière les murs de terre tous les retours
possibles je me prépare à la soif de l'été
je préviens le goût de l'orage.

vendredi 4 mars 2011

Assassin sur la berge

Lui l’assassin qui longe le fleuve – et tout fleuve est amour qui penche vers la mer – perce le ventre des femmes d’une lame triangulaire tandis qu’il les tient à la gorge. On retrouve sur les cadavres la trace glaireuse de son sperme, un mégot écrasé sur les lèvres de la victime, un verset de la Bible – il est question de Babylone – le dessin de ses semelles – du quarante quatre et des fers aux talons.
Mais il a disparu dans les buissons près de la berge, à peine un lacet de fumée dans l’air du soir un souffle un peu court en contrebas, évanoui ce songe sanglant que des policiers en sueur recherchent. L’Ange du Mal prend mille visages et c’est en vain que les hommes le chassent : il reviendra charmer les lavandières de sa voix suave, ensanglanter leur linge éclatant du bleu de Marseille, essuyer son poinçon à leurs jupes troussées, sous l’œil effaré d’enfants très purs à qui il sourira.

mardi 1 mars 2011

99 ans

Si vous en avez fini, aïeule osseuse à l’œil turquoise et sang, je n’en ai pas fini d’avec vous, aïeule mortifère votre main sur la gorge et jamais sur le cœur aux battements comptés mêmement que vos pas, et le compte se clôt ce jour : voyez comme vous évoquant les mots me viennent et c’est tant pis pour vous.
Votre broche entre les deux seins fermant la déjà fermée robe grise, la main plate posée de votre bonne foi, le sourire avare que vos enfants frustrés, vos tristes enfants roux, pantelants d’amour pour vous qui en étiez si chiche, interprétaient, pesaient comme monnaie d’une tendresse absente –demi-sourire, quart-de-sourire, pauvres sous mendiés par ces miséreux de l’affect ; votre impeccable chignon blanc, Marie sans assomption autre que capillaire, d’autant plus haut que vos seins tombaient bas, mère dont je ne doute pas de l’aigreur du lait, cette coiffe chenue, cheveux mieux tenus que dentelle, d’un élan pétrifié prolonge cette nuque inflexible que vous vouliez rectitude et dont je sais qu’elle fut raideur ; enfin cadavre, aïeule aride, mais pas encore tout à fait, puisqu’ils ne sont pas morts, pas encore tous, pas encore tout à fait, vos monstres d’enfants pâles dans la lumière de l’ouest, certains ont résisté à vos sucs, certains ne sont pas ravalés. Vous vous y étiez employée, araignée nucléaire, vous fabriquiez comme pour l’éternité cette illusion d’ombilic, mesmérisant vos enfants excentrés vers le trou noir de leur rien, pour qu’ils reviennent à vous dont l’utérus cobalt les dévorait d’un feu butane qui réchauffait à peine l’agate opaque de votre œil cataracte.
Aïeule minérale, tombeau de tes enfants –filles détruites, fils criminels- aïeule d’avant Copernic, quand bien même te voici sourde, quand bien même te voici morte, assiste au grand fracas de branches –car est rompu le chêne dont le cœur est noirci. Ressens la gifle du vent sans autre raison que la rage, la mer sur la tourbe de ton sexe, mâche le sable et l’algue dans ta bouche –nouvelle soif, ta langue tannée, brûle de la pluie de feu pour tes dernières mèches, brûle enfin, femme sans chaleur, que ne reste de toi que le corset d’acier qui tient lieu de morale à tes enfants invertébrés.

jeudi 24 février 2011

Promenade en terrasse

Ces soirs-là, le soleil n'arrêtait pas de se coucher, la poussière de voler dans nos pas, nos tennis étaient toujours grises, la lumière nous frappait, parallèle au sol, entre deux rampes d'ombre, sur la terrasse où nous faisions semblant de rêver d'Italie. Penchés sur le balustre, nous regardions le fleuve qui décourageait nos métaphores, la pierre jaune de la gare d'en face. Il fallait être indifférents, nous l'étions, qui pouvait deviner, dans le tissage des nos allées et venues, la moindre trace d'émotion, le trouble le plus ténu ? Quand nous parlions ensemble des livres ouverts que nous faisions semblant de lire, c'était pure affectation. Des joggers passaient que nous trouvions mélancoliques, alors que, sans doute, ils ne pensaient à rien.
Des heures passées pour crocher un regard, des heures à passer sur la pierre la lame du désir, des heures à peser l'autre en d'improbables rendez-vous, l'autre toujours impondérable qui disparaissait dans la poussière soulevée par le vent du fleuve, l'autre qui éteint la lumière : nous étions devenus ombres à nous-mêmes, devenus nous-mêmes dans le théâtre de nos mensonges.

mercredi 23 février 2011

Neuilly

Un papier peint toile de Jouy, c’était propre, Mme Merlant demandait un prix raisonnable. Au 6ème étage, sous le toit de zinc, c’était propre sauf les toilettes, communes. Le concierge incriminait les locataires sénégalais. Ma blancheur me valait des « monsieur ». La voisine au nom polonais passait en boucle "Je suis une femme amoureuse". Je l’imaginais pleurer seule, elle n’avait jamais de visites. Il fit cette année là et très chaud et très froid, à faire fondre le beurre, briser les canettes de bière. Le soir, un crépuscule indirect flambait sur les miroirs de la Défense. Le soir de la chandeleur, Mme Merlant me fit monter des crêpes à la confiture. Moins propre, j'ai taché maladroit les Pensées de Pascal. Jamais pur, décidément.

Pas encore prostatique

Si plus rien pour troubler mon sommeil mais ma vessie gonflée, même ce visage de jeune homme souriant vers mon sexe, disparu de mes rêves, jusqu’à tes gestes indifférent, sourd à tes plaisanteries, si ma vie parcourue comme un tour de jardin l’hiver, si ma vie gagnée sur la vie des pauvres, des jeunes, rappelle moi ce que j’écris ici, délivre moi du mépris, de la haine des vieillards, prends ma parole et retourne la moi, que je m’y abîme, en toute justice.

mardi 22 février 2011

Vanité balnéaire

A notre tour on la verra envahie d’herbes folles, les volets écaillés et la rouille pissant depuis les gonds sur le granit. En juin, on passait au minium les deux rampes de l’escalier qui montait à la terrasse, une semaine de rampes orange puis une couche de vert bronze lui rendait son aspect convenable. Il ne fallait pas attirer l’attention, il fallait rester discret, simple.
La tempête aura arraché le cupresus doré dont la première branche latérale, de longtemps, menaçait le garage.
Quand on l’a connue, elle était ainsi, il y avait des vitres brisées, il manquait des ardoises, la moitié du portail était arrachée. A l’intérieur, des graffitis sur le plâtre nu (les tapisseries avaient été arrachées), des dessins obscènes. Les Allemands avaient brûlé les boiseries, transformé la villa en lupanar. A l’abandon, elle avait servi de refuge aux vagabonds. On l’a connue ainsi, crasseuse, avec des matelas pourris à même le sol, des odeurs de pisse dans les coins, les murs rongés par le salpêtre, la cave bavant l’algue verte mêlée à la poussière de charbon. On l’a achetée en l’état, pas cher, pour la vue. On l’abandonnera, quand notre tour de catastrophe sera venu, il n’y aura plus que le vent pour tailler les fusains dans le prolongement du mur, et plus personne pour préserver les soupiraux de l’invasion de la glycine. On s’y entraîne tous les ans, septembre voit la maison désertée, et la dernière semaine vouée aux rangements, aux préparatifs d’hivernage.

lundi 21 février 2011

Chronique 4

Ce fut soir d'orage et nuit détruite:
un monde en guerre dans ma dent creuse
et de la lumière brutalement dans la chambre
ton sommeil rompu mais ta voix sans reproche
s'inquiète.

J'assomme la douleur à coups de comprimés
tandis que grêle sur la chambre ces galets blancs
qui leur sont si semblables, que verse un torrent par la rue
demain cailloux, bois, boue- que ton bras s'ouvre
pour que je me love dans cet angle tendre que tu sais inventer pour
mon repos. Notre sommeil.

Ainsi nous sommes.