Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 8 décembre 2010

Pereira (je crois)

Je n'ai jamais vu Pereira, des ouï-dire, des anecdotes, mon père intarissable s'en amusait. Il venait des champignonnières où il travaillait sans papiers, il y dormait à même la terre, dans la carrière sous Poissy. Mon père presque patron social quand il parlait de Pereira, mon père presque ému quand il fut seul à l'enterrer. Pereira faisait des conneries poétiques, Pereira était un pauvre attendrissant, Pereira parlait mal français mais était si touchant quand il disait patroun à la place de patron. Pereira travailleur comme tous les Portugais, plus catholique que les Arabes sur qui, sans tarir, mon père dégueulait des ordures.
Pereira, viré de son meublé par une taulière de feuilleton, Pereira squattant dans les chiottes de l'usine – je me souviens de leur carrelage jaune-marron – Pereira qui peint au minium la tôle oxycoupée , Pereira qui réchauffe sa conserve et la fait exploser – des haricots rouges sur le carrelage jaune – Pereira se douche au diluant pour se détacher du minium.
Un été c'est retour au pays. Sa femme ne le reconnaît pas, sa femme vit avec un homme. Pereira se rend au café, offre une tournée puis une autre, depuis la veste en cuir, il tire les billets, un an d'économies, trois jours à boire, à puiser dans la veste en cuir. Il rentre le quatrième, il veut retravailler.
Pereira, je crois que c'était son nom. Pereira qu'un jour mon père a viré, comme il en a viré beaucoup. Pereira bientôt mort que nul ne connaissait, que mon père a dû reconnaître, dont il a suivi le cercueil, c'était l'hiver sur la plaine de Mantes. Pereira, je crois qu'il s'appelait comme ça. Même pas sûr de retrouver le nom de Pereira.

dimanche 5 décembre 2010

Chronique I

Fatigués par tant de voyages
que laissons-nous tomber avec le sac
de notre peau quand
pèsent nos muscles alourdis,
paupières plombées sur des fenêtres ternes?

Les paysages abusés s'étendent
et notre regard n'y est plus le semeur de sens
qu'il prétendait naguère quand des haies
familières lui dessinaient des perspectives nous
ombrant le front de noisetiers et d'aubépines

Nous passons le gué sans étonnement
comme si tout, connu de si longtemps
s'était tanné dans la vallée dont nous voyons crouler
les moulins de briques le torchis des remises
s'écailler le toit de l'église

Fatigués nous rentrons dans la vieille maison
les bottes pleines - il y a bonheur à les ôter,
comme si le poids du monde restait collé à leurs semelles.
La rue retentit de chevaux obsolètes.
Nous n'y faisons plus attention.

Demeurent
notre sommeil sans nostalgie
nos mains solidaires.

samedi 4 décembre 2010

Etat des lieux

Je sais décrire les lits mieux que personne, les draps mordus et les marnières des oreillers. Où je m’enfonce je ne sais pas, un chaos de fibres et de tissus, et ce matelas si dur que tu n’y trouves pas le sommeil.

Je me suis réveillé je n’étais plus chez moi. De vieux chanteurs célébraient un tout petit Prince.

Je regarde et je ne comprends rien, je n’ai plus d’idée sur grand’ chose, ou très confusément. En moi la spirale absurde de l’escalier d’un phare dont la lentille brisée divise la lumière.

Un vendeur de chaussettes au parapluie ouvert avait pris le pouvoir. Le tout petit orgasme du bonimenteur. Le bonneteau. Les badauds. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Des chaussettes. Par lots.

Les feux à l’aine des nations, les feux dans les chiffons des pauvres, la bouche en feu des Justes dont je ne suis pas, la colère qui s’épuise à crier sur les toits, rage qui se disperse sur le plasma des écrans plats, les feux bleus ne nous réchauffent pas.

Je me lève. J’ai dormi trois ans. Je ne reconnais rien. Le Président fait exprès de mal parler français. Je me lève, j’ai dormi trois ans, rien n’a changé vraiment. On scotche avec constance des noirs sur les sièges d’Air France, les sièges du fond, de préférence, après les avoir frappés au ventre.

Trois pierres sur le chemin, trois éclats de silex qui ne signifient rien.

Des bouquets de plastique accrochés aux pieux des champs. Il pleut sur nos morts, sur nos enfants stupides.

A quinze ans, Dimitri, gueule d’ange, se la fracasse au calva, jusqu’au coma. Il est huit heures du matin, un jour de semaine.

Et la pluie dans ma bière, ce soir au vieux marché.

Un ministre dit d’un centenaire qu’il ne va pas passer l’hiver. Depuis janvier je paye pour alzheimer. Un gros ministre à la peau lisse et la frange sage nous félicite d’être solidaires.

Je regarde de toutes mes forces, je te jure que je regarde à n’en pas croire mes yeux.

J’ignore comment tu peux dormir mais si tu veux de moi, je t’écouterai respirer.

Le journal je n’y comprends rien la radio ce n’est pas ma langue.

Ces cris-là qui nous stupéfient, ces cris-là qui nous annihilent, absolu l’autre nous laisse sans voix, et nos douleurs médiocres nous les ravalons, honteux.

Les ombres montent, les ombres montent, qui mouchent nos chandelles.

Automne, alors, et les jours brefs comme nos vies, les nuits s’étirant à la mesure de nos terreurs d’enfants gâtés.

vendredi 3 décembre 2010

Quatorzième nocturne à l'ange

Tu sais quel tueur sommeille
en moi quand tu me veilles
mon gardien d’ange
tu sais le rêve qui me ronge
et quel anneau mon doigt désire
lorsqu’assommé je dors dans la paix de ta geôle
Un assassin hante ma gorge
un cri, un seul, et je libère
un étrangleur d’oiseau le regard flou d’opium
beau comme un enfant désolé
devant le jouet par lui brisé
Connais-tu l’anneau dont je parle
Que la pie vola machinale ?
Il scelle nos serments
Et la grille carnée de mon jeune haschichin
Dont le poing serré tient la tête décolée
De la pie des mensonges.

mardi 30 novembre 2010

Tropisme

Ils voudraient se dire qu’ils n’ont pas changé, mais ce serait mentir, les rides elles sont là, et le ventre aussi, jusqu’aux yeux qui sont usés. Ils ne se retrouvent pas, on ne se retrouve jamais, il a oublié jusqu’au nom des enfants, jusqu’à leur nombre, il demande des nouvelles de cette femme qu’il a toujours trouvé stupide, et voilà tout va bien, pas de nouvelles. Des dents, des cheveux en moins. Trois garçons ? – Putain ! Pas d’enfants pour lui. Toujours seul ? Non pas seul. Mais pas d’enfants alors pas de questions possibles. Changé de voiture ? Deux fois déjà depuis quatre ans. Quatre ans déjà ? Qui le croirait ? Tu ne vieillis pas. Il vieillit. La voiture, cossue, en témoigne. Ca m’a fait plaisir, il faudra venir, viens dîner un soir, on est très pris mais viens dîner, elle a fait des progrès c’est devenu très bon, tu m’appelles, hein, on t’attend, hein, t’oublies pas, ça m’a fait plaisir, tu n’as pas changé.

samedi 27 novembre 2010

Confident des escales

On rêvait de Dantzig, de neige sur la Baltique, on n’allait même pas jusqu’à Brest, on trouvait ça laid, la reconstruction, on râlait contre le crachin. On osait à peine Lorient, les marins avaient des noms ordinaires, du genre Gérard Le Gall, mais je les trouvais beaux même quand ils chantaient faux, même quand ils s’étalaient à la dix-neuvième bière (c’était un seuil psychologique), je croyais respirer l’aventure et c’était le plus souvent seulement du vomi…
Il a fallu vérifier la rouille des cargos, boire des cafés au local de la CGT, porter de quoi manger à des marins ukrainiens oubliés par leur armateur. « Toutes les putains, je les aime, toutes les putains tu m’entends, elles ont tôt le matin, et je paye cher pour le matin, ça gagne plus, faire marin, toutes les putains elles ont le sourire de ma mère ». Des nuits aux Sea Men’s Clubs qui sont toujours les mêmes, les nuits comme les clubs, et vos histoires aussi, et vos mains tachées, et vos jeans de contrefaçon, et j’ai vieilli à vous écouter, et toutes les mauvaises bières ont la même fadeur, et à vous écouter, marins usés, épaves de vous-mêmes, j’ai sous mon tee-shirt le même ventre que vous, dans mes yeux la même fatigue, moi qui pourtant n’ai jamais quitté le quai.

vendredi 26 novembre 2010

Trêve

Il reste encore à injurier le monde, et le poing qu’on serre il pourrait servir à cela même qui nous répugne, et la violence n’être plus seulement signe, et les saignements qui nous atterrent attester tout au moins que ce qui fut donné le fut vraiment, sans triche, comme dans ces cours d’école où l’on se battait pour de vrai lorsqu’on avait trop mal, pour de faux quand on voulait jouir de l’odeur des autres et rire avec eux du petit théâtre des peaux frottées.
On pourrait faire mal à son tour, on pourrait cogner dur, on aurait des chances de gagner, puisqu’à force et sans joie, dans la patience des plaies, on sait attendre, on sait rendre.
Or certains soirs, c’est la fatigue qui l’emporte, et les sourires duplices on décide d’en être dupe, que les cons demeurent ce qu’ils sont… Surtout qu’au moment précis où l’on allait partir en guerre, le bras de l’aimé nous retient, d’une douceur toujours miraculeuse, et voilà le combat différé, et voilà que l’amour des hommes s’éloigne de Lacédémone, et voilà que je t’aime, et j’aime mieux ça.

mercredi 24 novembre 2010

Catabase

Les morts nous habitent, leurs mots nous possèdent et nous n'y pouvons rien. Place alors, aux âmes, aux mânes, aux ombres que notre bouche abrite, ayons le cœur gros de leurs vies effacées, et leurs paroles trahies, leurs serments dépassés, faisons-les nôtres, car leurs passions valent celles qui nous animent : cela nous pouvons l'entendre, quand bien même nous ne reconnaissons plus le goût de leurs pensées-poussières.
Je n'ai pas le choix. Je parle la langue des morts, je traverse pieds nus les braises du désir. Aïeux, je vous tiens dans mon ventre, mon plexus est grave de toutes les crampes de l'histoire. Aïeux, je vous parle, vous êtes langue à mon discours, j'attends de vous pour cet effort un nom d'avant le nom du père, un nom comme un berceau où couler mon amour. Je vous bois, aïeux, vous m'êtes vin nécessaire, les soirs amers dont je suis la Pythie fourbue.

mardi 23 novembre 2010

Ut pictura poesis

Rien n’est dis-tu jaune comme la chaise de Van Gogh —et sans doute, tu as raison.
Mais tout jusqu’au coquelicot (qui cousine avec le pavot) peut prétendre au liseron jaune de Valente —c’est indiscutable.

lundi 22 novembre 2010

Le sens du retour

Il faudrait que ce soit lui qui te revienne : on les connaît les histoires, on les a chantées, les rengaines, paraboles et Sylvestrik ; sur la grève de Saint-Michel, il pleurerait, le vieux bonhomme, et je ne veux rien savoir des filles qui chanteraient la chanson de son fils. Tu aimerais sans doute qu'on se fonde dans les légendes, tu aimerais, c'est sûr, fondre en larmes en public, mais il te prévient, il a les yeux secs. Les larmes il se les garde qui lui permettent de voir clair.
Je te propose une autre issue : il revient en effet. Il a vaincu le monstre au fond du labyrinthe. Aucune fille ne chante son nom, mais Ariane abandonnée se lamente et l'agonit d'injures. Le vieux qui n'en peut plus d'attendre n'arpentera pas la grève, mais grimpe au promontoire, pour scruter les lointains, crier sa joie, hurler son deuil, selon la couleur de la voile. Or on l'a laissée noire. Le père se précipite, que le fils, de ses yeux couleur d'huître, regarde tomber droit comme pierre dans la mer où se noie son nom.