La ville au bord de l’eau

La ville au bord de l’eau
La ville au bord de l’eau huile sur toile, 1947 Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay © ADAGP, Paris

mardi 23 août 2016

Désert de Retz

Nous aimions, dans les forêts du dimanche, passer le mur éboulé dans la domaniale, voir les ruines en ruines, marcher entre les ronciers et les lierres qui couvraient le désert de Retz. Les arbres du parc s'étaient ensauvagés, ce n'était pas le sous-bois commun, mais d'autres essences que nous connaissions mal. Surgissaient entre les houx la colonne brisée, la pyramide glacière, nous ignorions leurs noms, ce que nous savions c'était l'abandon, vanité de la vanité. Notre enfance se faufilait entre les monuments détruits, en elle s'insinuait l'intuition d'une mélancolie globale, que nous savions éloigner d'une course, d'un rire, d'une tige de chèvrefeuille. Marcher dans le désert de Retz, c'était explorer un monde perdu, le parc où vont les bêtes, comme le disait la chanson que nous fredonnions en marchant, et quelqu'un s'en souvient peut-être. C'était plus Hubert Robert que Rancé, plus aventure qu'ermitage. Je vois que tout depuis a été restauré, reconstruit, que les ruines sont proprettes, que la forêt a reculé, qu'il faut payer pour visiter, que tu n'es plus là pour chanter, et c'est en moi qu'est le désert.

lundi 22 août 2016

Vue sur les îles

Je suis retourné au Logeo avec Philippe et les enfants diner de coquillages sur le quai dans l'ombre, quand le soleil rase encore les îles du golfe. Marc était là qui s'extasiait, comme c'est beau disait-il à son fils, vois-tu comme c'est beau? On a toujours dit Le Logeo, or sur la carte, c'est Le Logéo, sur la carte le nom des îles où tu aimais à te baigner, les îles où l'on allait en bateau, les îles aux plages tranquilles, aux lapins familiers, pique-niques des soirs de juillet. Gohivan, Stibiden, tu choisissais selon le vent, l'heure, la marée, tu choisissais selon les gens lorsqu'à la saison venue, la côte débordait de vacanciers. Tu aimais diner au Logeo -tant pis pour l'accent, je reprends notre habitude- nous avons aimé y retourner, il faisait si bon ce soir là, nous avons repris pour retrouver la voiture le chemin de douaniers où nous avions marché la dernière fois d'avec toi. La nuit était plus sombre, on n'y voyait plus bien mais c'était doux de faire ces quelques pas, les belles maisons à panorama, contourner les bâtiments blancs de l'ostréiculteur, c'était comme si tu étais là. Nous vivons avec et sans toi, nous reprenons la ronde des plaisirs d'été, et dans la nuit tiède, nous préservons ta place.

jeudi 11 août 2016

Retour d'été

Je reviens de Porto où tu n'iras jamais, il y faisait très chaud, des forêts ont brûlé. On a cherché la fraîcheur, on étouffait un peu dans le vieux quartier juif, c'était dur de dormir dans les cris des goélands perchés sur les vieux toits orange et le clocher de granit. Nous avons pris le bus vers les plages de Foz do Douro, j'aime les villes où les bus vous mènent à la mer, et là en quelques pas l'air du large, la digue où se brise la houle, et les rochers partout, des rochers d'Atlantique qu'expliquent des panneaux savants sur la promenade entre les cafés, granit et gneiss est-il écrit, d'autres noms que j'ai oubliés. Regardant les criques entre les rochers où s'étalaient les taches acides des parasols, les mares où trempaient les enfants, les laminaires qu’agitaient les bouillons blancs d'une écume forcée, me sont revenus d'autres criques, d'autres rochers et d'autres draps de bain, Le Croisic en somme, l'air humide d'embruns, la peau caramel des gosses pataugeant dans les vagues, et bien sûr c'est toi qui m'est revenue. Ce n'étaient pas les mêmes arbres, mais il y avait des tamaris et ces plantes de bords de mer qui n'aiment rien tant que le sel, dont les feuilles charnues rougissent. On en avait planté au pied du muret de la maison blanche, on en replantait parfois des pourpiers après les gels de l'hiver -c'était rare mais il gelait parfois. Jusqu'au sable grossier qui m'évoquait Port-Lin, la jeune fille assise devant nous dans le bus du retour en gardait incrustés quelques grains sur l'épaule. Et c'était encore toi, tes grains de beauté, et le sable qu'on rapportait dans nos sandales jusqu'à l'entrée de la grande villa.

lundi 1 août 2016

Canapé rouge

Catherine a rapporté à maman des photos de nous, enfants, des photos en noir et blanc, des photos que je connaissais, que j'avais oubliées, nous deux sur le canapé, toi encore presque un bébé, ronde encore, pas encore déliée, moi déjà le menton tendu, nous deux en pyjamas -des pyjamas à pieds- sur le canapé cramoisi qui servirait de lit d'appoint à Villepreux dans la chambre d'amis, mais la photo date de Mulhouse et nous y sommes tout petits. Une autre photo de moi seul où je ne me reconnais pas, maman et Maryelle assurent que si, si c'est bien moi, sans doute ont-elles raison, les vieilles dames sont impérieuses pour les choses du passé, c'est donc, à les en croire, il faut les croire, ce qu'il reste de nous, des sourires d'enfants joyeux sur un canapé sombre où nous montions sur l'accoudoir pour mieux nous y laisser tomber, je ne me reconnais pas mais me souviens du canapé dont l'assise était dure, je me souviens de nos galipettes et de tes poupées alignées, sages, et de mes voitures parcourant les coussins du canapé-monde, tombant dans des ravins sombres où je les oubliais. C'est sur ce canapé rouge que nous avons attendu que le père règle notre première télévision, que nous avons été déçus: pas de manège enchanté, mais la mire grise, d'interminables interludes. Nous avons repris les poupées, les voitures dinky toys, et nous avons joué sur le canapé.

dimanche 24 juillet 2016

Des bêtises et des baisers

Les gens me disent ce qu'il en est, ce qu'ils retrouvent. Ils me surprennent les gens, qu'ils t'aient connue ou non, ils se retrouvent ou pas et me le disent gentiment. De Villepreux, de Chavenay, de Feucherolles où vivait Sheila, leur enfance croisa la nôtre, et parfois ils sont restés là, ceux des lotissements, et ceux des vieux villages, et ils me rassurent sur les marronniers de l'avenue du mail, sur la statue de la mère et l'enfant au bout du chemin de Rambouillet et ils m'attristent en m'informant que la piscine du Prieuré où nous apprîmes à nager est détruite dès longtemps, idem, je crois, du Théâtre-MJC où tu appris l'art des émaux -tu n'étais pas très douée. Le collège Léon Blum n'est plus sous la voie ferrée mais à la place de la pépinière où il ne fallait pas aller, on y fumait de la drogue cancanaient les mères inquiètes, et comme moi -enfants obéissants et sages- tu n'y allais pas. De fait, ils me disent les gens que ce n'était pas ça, mais le lieu caché des bêtises et des baisers. Nous le soupçonnions je crois, mais nous n'y allions pas, les baisers nous n'aimions pas ça. Ils me rapportent des noms des lieux les gens, ils me font mesurer combien j'ai oublié. Cela revient pourtant, dans ce retour un peu de toi, grâce à ceux qui gentiment précisent, nomment corrigent, grâce à eux je me souviens mieux du Beffroi, de l'église laide, du Nova, de la boulangerie Gouin aux colliers de bonbons et coquillages collants. Je nomme à mon tour les gens qui nomment, les gens qui m'aident, Patrick, Elise, Catherine, Nicole, chacun rapporte ce qu'il peut, j’accueille tout, tout m'est précieux.

vendredi 22 juillet 2016

Tombé pour la France

Notre adolescence, une chanson d'Etienne Daho, tu chantais faux cela n'avait pas d'importance, j'aimerais t'entendre fredonner un air léger comme la jeunesse, reprendre le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tu dansais un peu raide, nous n'étions pas doués pour la danse. Je me lève ankylosé, songe à la jeunesse envolée, je m'assois dans la lumière d'été et comme chaque matin je pense à toi, je fredonne le "n'importe quoi" de Tombé pour la France. Tes enfants chantent d'autres chansons mais c'est la même légèreté, puissent-ils chanter longtemps des refrains abscons, puisse la chanson durer, qu'importe qu'elle n'ait pas de sens, pourvu qu'elle étincelle dans les poussières d'été.

jeudi 7 juillet 2016

Le tour de la Pointe

Je tourne autour du tour de la Pointe, un tour de rien de tout, sept kilomètres sur mon compteur de vélo, c'était le tour et c'était tout, notre balade à bicyclette les jours où il faisait beau. Quand il pleuvait c'était en auto que les gens trompaient l'ennui en cherchant une crêperie, en regardant les flots gercés par la pluie. C'était la honte aussi, lorsque le père qui buvait trop décidait d'un tour en auto, avec nous, les cousins de passage, les jeunes comme il disait -quand il buvait il prétendait avoir dix-huit ans. Il prenait le volant bourré, roulait lentement pour observer les gens qui marchaient sur le port, le long de la côte, et désinhibé, s'épanchait en saillies sur les filles qui passaient, les décolletés, les robes courtes d'été. On aurait tant voulu être ailleurs, on avait envie de demander pardon à toutes les filles insultées, on priait pour qu'elles n'entendent pas ce qu'il disait d'elles, il parlait haut et fort. Nous étions les enfants d'un porc, qui jouissait de notre honte, nous regardant par le rétroviseur. Qu'il était long, alors, le tour de la Pointe, qu'elle était lourde l'existence, impérieuse l'évidence: il faudrait, pour survivre, rompre le cercle, et ne rien reproduire qui puisse lui ressembler.

dimanche 3 juillet 2016

Lorsque Chéreau est mort

Le lendemain de la mort de Chéreau, qui nous avait tant dit du monde et du désir, tu as pris la voiture et tu es retournée voir la maison blanche où le père n'était pas. C'était octobre après l'été d'Elektra, jamais je n'avais pleuré comme cela, de ce que Chéreau savait du frère et de la sœur, du sang des familles. Tu es partie ce lundi-là d'octobre, jour de lumière sur la presqu'ile, tu es passée devant la maison blanche et vide, tu as fait le tour de la Pointe, tu as reconnu sans reconnaître les lieux qui nous ont faits, qui nous ont défaits, et tu as pris la rue des coquillages, jusqu'à la petite plage d'où jadis nous partions sur le Traict en planche à voile surprendre les oiseaux près des marais salants et nous émerveiller de la rouille des salicornes, de l'améthyste des statices et du bleu des chardons de sable. Tu m'as dit plus tard, que ce lieu était celui où tout retrouver, lorsque je voudrai, à mon tour, me retourner. Tu étais déjà malade, et toi aussi, tu allais mourir, et lorsque tu as appris la mort de Chéreau, du cancer lui aussi, tu es partie et tu es passée à Port-Lin, et tu as longé la villa de granit où le grand-père tâcha d'avoir une pelouse qui grillait à chaque tempête, tu as longé la plage, dépassé le Club Mickey où nous avons fait de la gymnastique, la plage où Chéreau –le savais-tu ?– a tourné Son frère que je n'avais pas voulu voir. Tu as dû repenser à La solitude des champs de coton, dans cet hiver glacial à la manufacture des œillets d'Ivry, il jouait brutalement et dansait comme un ours sur un morceau de Massive Attack, nous étions ressortis altérés, jamais nous n'avions vu plus fort que ce théâtre-là, cette vérité des corps. Le lendemain de la mort de Chéreau, tu as fait le tour du passé, pour vérifier que tu vivais encore.

lundi 27 juin 2016

Au pied du chêne

Un samedi d'hiver, forêt de Saint-Germain le père nous promena, le père avait besoin d'air, le père nous faisait prendre l'air, qu'il fasse chaud ou froid. Un samedi d'hiver, dans la forêt grise, nous marchions dans le sous-bois, reprenant les sentiers sans rien chercher qui vaille -rien ne pousse en janvier, les arbres sont nus, les herbes rares, les ronciers comme rouillés, le lierre sombre semble noir et la nuit près de tomber sitôt le jour levé. C'est un début d'après-midi, nous marchons vite contre le froid, l'haleine se fige en de drôles de fumées, nous prenons l'air il est glacé. Qui de nous deux le trouva assis au pied du chêne, je ne me souviens pas. Prudents nous avons contourné le dormeur sous le chêne, rejoints par le père qui l’apercevant nous prit par la main, nous entraîna vite, nous avions peine à suivre, nous ne comprenions pas mais nous n'osions rien dire. C'est à la voiture qu'il nous expliqua, le dormeur ne dormait pas, le dormeur était mort, le dormeur était froid, puis repartit le voir, vérifier ce qu'il savait déjà. A l'arrière de la 504 nous avons verrouillé les portes, attendu son retour. Ce mort entrevu, vêtu de marron, ce mort à la peau grise, ce mort sans visage -le père dira, après, qu'il avait été tué, je ne saurai jamais ni comment ni pourquoi- ce premier mort dans nos vies nous terrifia, et longtemps revint dans nos rêves. Dans la 504 garée près du commissariat où le père déposait, tu m'as dit: Entends-tu mon cœur qui bat? et en effet je l'entendais, et ces mots-là plus encore que le mort me frappent aujourd'hui où comme chaque jour je pense à toi vivante.

dimanche 26 juin 2016

Enfants sous la pluie

Reste qu'il pleut, comme souvent à l'ouest, et que la pluie qui tombe tombe pareillement sans toi, que tu sois morte ou non, mais sous la pluie je voudrais voir ton ciré jaune de petite fille ou ton Kway des années soixante-dix, et bien plus encore, tes mèches salées sortir de la capuche. C'était le temps où les enfants jouaient dehors, un temps de joues rouges et de jambes nues, de culottes courtes et de kilts, de pulls marins aux boutons sur l'épaule, de bottes de caoutchouc et de sandales trempées dans lesquelles glissaient nos pieds sales. Nous visions les flaques, ce n'était pas permis. Où courrions-nous, enfants de l'averse? Vers le fort de l'île Dumet, où nous rêvions au Club des cinq? Vers la maison de Denise, en haut du verger? Les enfants courent gratuitement, tout à la joie des flaques, à l'odeur de goudron rafraîchi. Les enfants ont les pieds sableux, les bottes boueuses, dans un bonheur d'éclaboussures. Les enfants sous la pluie sont des enfants heureux.